Contrôle judiciaire du prix : les propositions du Club des juristes

Publié le 01/12/2021

Sujet peu étudié jusqu’à présent en droit français, la problématique du contrôle judiciaire du prix fait l’objet d’un rapport du Club des juristes. Le cercle de réflexion juridique formule notamment cinq recommandations pour « dégager une méthodologie et des principes simples » et permettre ainsi d’améliorer la lisibilité et la prévisibilité des décisions de justice en la matière, indiquent Me Diego de Lammerville, avocat associé du cabinet Clifford Chance, et rapporteur pour le sujet et Maurice Nussenbaum, président de la commission à l’origine du rapport, expert de justice, professeur de l’université Paris-Dauphine et président de Sorgem Evaluation. Ils nous expliquent la nature de ces travaux.

Actu-juridique : Qu’est-ce que le contrôle judiciaire du prix ? Pourquoi la justice intervient-elle dans la fixation d’un prix ?

C’est une problématique particulière qui concerne le droit des pratiques restrictives de concurrence. En France, le contrôle judiciaire du prix s’est renforcé depuis 2008 pour régir essentiellement les rapports entre la grande distribution et les fournisseurs.

Historiquement, le juge, notamment en matière civile, avait peu de moyens d’intervention sur le prix des biens et des services. Ses pouvoirs ont été, pendant longtemps, strictement encadrés par la loi. La fixation du prix était considérée comme une compétence exclusive des parties contractantes. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’un des rares exemples historiques du droit français dans lequel le juge peut intervenir sur le prix, selon l’article 1674 du Code civil en vigueur depuis 1804, la lésion immobilière, est lui-même restrictif. Il est nécessaire que l’écart entre le prix constaté par le juge et celui convenu entre les parties soit très important pour autoriser la justice à intervenir dans le contrat.

En matière de pratiques restrictives de concurrence, les pouvoirs publics ont souhaité, il y a une quinzaine d’années, protéger la partie la plus faible, à l’instar du droit romain au IIIe siècle avec la petite paysannerie face aux grands propriétaires terriens, et ce pour parer les déséquilibres significatifs apparus dans les relations entre les parties dans certaines négociations. Ainsi, c’est en 2008 que le Code du commerce a été modifié par le législateur et la loi de modernisation de l’économie pour prévoir qu’engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, « de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». À l’époque, cette réécriture a été perçue comme novatrice et reprenait alors une notion bien connue et bien établie par le Code de la consommation et les dispositions relatives à l’interdiction de clauses abusives. Cependant, à son introduction dans le Code du commerce, le contrôle judiciaire du prix n’est pas apparu comme une évidence. Une partie de la doctrine estimait que le prix pouvait caractériser un abus en tant que tel. L’autre partie était plus réticente à ce sujet. Ce n’est qu’en 2017 que la Cour de cassation a réaffirmé que le déséquilibre significatif pouvait être constitué par une inadéquation du prix au bien ou à la prestation de service vendu, dès lors que ce prix ne résultait pas d’une libre négociation et caractérisait un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Ainsi le juge est depuis expressément autorisé à contrôler le prix fixé entre deux parties si le manquement à une libre négociation et l’existence d’un déséquilibre significatif sont constatés.

Maurice Nussenbaum : Précisons aussi que l’idée de « juste prix », primordiale pour ce sujet, établie depuis le XVIIIe siècle, n’est autre que le prix fixé par les parties concernées. Autrement dit, il n’existe pas de référence absolue au « juste prix » dans la loi française quel que soit le bien ou le service vendu. Cela implique néanmoins une liberté quant à la fixation de ce « juste prix » qui ne peut intervenir sous la pression. Le législateur s’est donc concentré sur les cas dans lesquels les conditions pour obtenir un juste prix n’étaient pas respectées.

D.L. : Oui, et aujourd’hui si le rôle des juges est conforté, la législation française ne caractérise aucun moyen précis pour opérer le contrôle qui lui est confié. Il n’y a pas, par exemple, de critères définis et arrêtés, ni de méthodologie. En réalité, la jurisprudence montre bien qu’il y a une importante disparité dans la façon dont les juges contrôlent les prix. Ils ne peuvent dès lors remplir leur mission qu’en s’appuyant sur les arguments et les preuves apportées par les parties, et ce sans guide, ni cadre, ni procédure. Ainsi l’idée principale de ce rapport n’a pas été de dire s’il était légitime ou pas de permettre un contrôle judiciaire des prix d’un bien ou d’un service, mais de dégager une méthodologie et des principes simples notamment en s’inspirant des moyens employés en droit de la concurrence.

AJ : Quelles sont, à ce propos, les modalités de contrôle du prix les plus utilisées par les juges actuellement ?

D.L. : La méthode souvent employée de manière empirique c’est la comparaison. Comparaison entre des produits et des services possiblement comparables et les prix pratiqués par des tiers. Et s’il est constaté un écart significatif de prix sans justification, alors la justice est en position de s’interroger. Une autre démarche consiste aussi à regarder la différence entre le prix de revient, soit le prix qu’a coûté la production d’un bien, et le prix convenu entre les parties. Cet écart ne peut être anormal. Nous parlons de « rentabilité raisonnablement attendue ».

AJ : Si les prix définis entre la grande distribution et les fournisseurs sont historiquement contrôlés par les juges, est-ce toujours le cas ?

D.L. : L’application du texte du Code de commerce aujourd’hui n’a pas de limite. Le contrôle judiciaire du prix peut affecter tous les partenaires économiques.

M.N. : Le terme retenu par le législateur est large en effet puisqu’il s’agit de « partenaires commerciaux ». Un cas connu concerne, par exemple, le partenariat exclusif qui avait été conclu entre Orange et Apple lors de l’entrée de l’iPhone sur le marché français. Le texte a néanmoins été souvent utilisé pour critiquer et dénoncer les méthodes de la grande distribution avec ses fournisseurs. Dans le rapport nous mentionnons notamment un exemple concernant la facturation, par un grand groupe, de services tendant au placement de produits en « tête de gondole ». Cette facturation pouvait être considérée comme excessive parce qu’elle n’avait pas conduit à une augmentation significative du chiffre d’affaires. En résumé, il n’y avait pas de raison de facturer à un tel prix l’emplacement « tête de gondole ». Toutefois dans cette affaire, la cour d’appel de renvoi a jugé qu’il n’y avait pas disproportion, précisant que « les distributeurs qui concluent des accords de coopération commerciale n’étaient pas tenus à une obligation de résultat ».

AJ : Parmi vos recommandations pour une meilleure structuration du contrôle judiciaire du prix, plusieurs d’entre elles concernent « le principe et la portée du contrôle judiciaire du prix ». Pouvez-vous nous les détailler ?

M.N. : Indirectement nous en avons déjà évoqué certaines. Je pense notamment à notre première recommandation qui vise à limiter le contrôle judiciaire du prix au seul cas où est caractérisée une situation dans laquelle une partie soumet ou tente de soumettre son partenaire commercial à des droits et obligations créant un déséquilibre significatif. Et ce bien sûr, pour ne pas porter une atteinte excessive à la liberté du commerce.

D.L. : Il est très important, selon nous, de limiter le contrôle judiciaire du prix à ces seuls cas. Car ce n’est pas parce qu’un prix semble excessif que cela autorise une juridiction à prononcer une sanction. En effet, si vous et moi, de manière tout à fait claire et libre, nous décidons de conclure une négociation pour la vente d’un ouvrage par exemple, et pour un prix qui peut paraître à certains exorbitant, rien ne dit qu’il l’est pour les deux parties engagées. Si c’est un ouvrage historique, et que nous sommes tous les deux épris de son auteur, alors il ne peut être caractérisé de déséquilibre significatif dans la fixation du prix. C’est le cas, par exemple, lors de la vente aux enchères d’œuvres d’art. Si les montants paraissent parfois trop importants pour certains, il paraît clair que ceux qui concèdent à investir de telles sommes le font de manière libre et sans aucune forme de soumission.

Notre deuxième recommandation invite, elle, à éviter toute analyse intuitive du prix excessif en exigeant des juridictions du fond une motivation dont l’existence serait contrôlée par la Cour de Cassation. Le contenu, quant à lui, qui relève de l’appréciation du fait ne serait pas soumis à ce contrôle de la Cour.

M.N. : Ensuite, en lien avec ces deux premiers points, et dans le but d’aider les juges et pallier l’insécurité juridique, il faudrait dégager un standard de preuve et une exigence de motivation des juges du fond. Dans le rapport, nous avons énoncé plusieurs points qui nous semblent essentiels à ce propos. Parmi eux citons, la recherche d’un élément de comparaison du prix qualifié d’abusif avec d’autres prix ou avec la valeur du bien ou de la prestation : soit les prix pratiqués antérieurement, soit les prix pratiqués par d’autres acteurs, soit les prix pratiqués à l’égard d’autres partenaires, soit la valeur du bien, la prise en compte des coûts. Ou bien, la rentabilité raisonnablement attendue de l’opération. Ou encore l’absence de rééquilibrage. En effet, il est opportun d’admettre la possibilité d’un rééquilibrage pour l’article L442-1 I 1° du Code de commerce (C. com., art. L442-1).

AJ : D’autres de vos recommandations portent « sur les méthodes les plus pertinentes de contrôle du prix ». Quelles sont-elles ?

M.N. : Il est essentiel de se référencer à d’autres domaines du droit pour définir des méthodes d’analyse du prix, de recourir notamment à un raisonnement contrefactuel en s’appuyant sur les méthodologies recommandées par la Commission européenne dans le cadre des pratiques anticoncurrentielles. Autrement dit, le juge doit essayer de comprendre quels auraient été les résultats observés si le prix avait été différent. Pour cela, l’analyse du prix litigieux ne doit se limiter à constater une baisse du chiffre d’affaires après l’introduction du prix litigieux pour conclure à son caractère excessif, la baisse pouvant s’expliquer par d’autres facteurs.

Enfin, cinquième et dernière recommandation de notre rapport et qui peut être assimilée à un résumé méthodologique : il faut privilégier une approche multi-critères recourant au minimum à deux méthodes d’évaluation différentes. Une méthode extrinsèque analysant la rentabilité générée par des sociétés comparables pour des services comparables et une méthode intrinsèque fondée sur une comparaison avant/après de la valeur ajoutée du service et de l’impact sur la rentabilité.

Contrôle judiciaire du prix : les propositions du Club des juristes
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AJ : Comment espérez-vous finalement diffuser ces bonnes pratiques, pour faire en sorte qu’elles soient reprises ?

D.L. : Parmi les contributeurs à la réalisation de ce rapport, nombreux sont professeurs à l’université et/ou magistrats ou anciens magistrats. La fonction de ce rapport est avant tout doctrinale puisqu’il y a peu de travaux qui existent sur le sujet, c’est une matière neuve et peu étudiée. Ce rapport a vocation à servir de méthodologie et à devenir une référence utile pour le contrôle judiciaire des prix. Il se conçoit comme une grille de lecture et d’analyse pour les juridictions amenées à effectuer un tel contrôle.