« Les juges vont être de plus en plus présents dans le droit de la compliance »

Publié le 01/03/2023

À l’instigation du professeur Marie-Anne Frison-Roche, l’École nationale de la magistrature (ENM) a proposé pour la première fois début février une formation en compliance à destination des magistrats et des avocats. François Ancel, conseiller la Cour de cassation, Nathalie Roret, avocate et directrice de l’ENM et Marie-Anne Frison-Roche plaident d’une seule voix pour le renforcement du rôle des acteurs judiciaires dans la compliance.

Magistrats assis en rang lors d'une rentrée solennelle
Photo : ©P. Cluzeau

Actu-Juridique : D’où est venue l’idée d’aborder ce droit en cours d’émergence qui semble encore très confidentiel ?

On parle beaucoup de compliance mais peu de personnes, y compris chez les juristes, savent vraiment de quoi il s’agit. Plus encore, quand les techniques de droit de la compliance sont exposées, cela devient souvent si complexe que l’on en éprouve comme un rejet. Or, les juges vont être de plus en plus présents dans ce droit-là. L’ENM a donc voulu qu’en quelque sorte magistrature et compliance « fassent connaissance », et que les avocats y soient associés.

Actu-Juridique : En effet, on croit souvent savoir ce qu’est la compliance, en la confondant avec la conformité, pouvez-vous expliquer ce qui les distingue ?

La conformité serait le fait pour l’entreprise de montrer qu’elle – et ceux dont elle répond – obéit à chaque prescription de toutes les réglementations qui lui sont applicables. La compliance, notion moins procédurale et plus substantielle, part de certains buts où est logée la normativité de cette nouvelle branche du droit. Ces buts sont « monumentaux », puisqu’il s’agit toujours de préserver les systèmes, de faire en sorte qu’ils demeurent à l’avenir (détection et prévention des risques systémiques), voire de construire un système meilleur, où les droits des êtres humains, menacés par les systèmes industriels et technologiques, sont au contraire accrus. Le droit de la compliance est donc à la fois plus ciblé (ce n’est pas « toute la réglementation ») et beaucoup plus ambitieux : il s’agit de construire l’avenir. C’est un droit d’action. Le juge doit y prendre sa part.

Actu-Juridique : On constate, en lisant le programme de la formation, que toutes les branches du droit sont concernées par la compliance depuis le droit des sociétés jusqu’au pénal en passant par les contrats et la responsabilité. Pouvez-vous nous donner des exemples ?

Ils abondent ! Prenons le droit des sociétés : c’est le changement de la définition de la société (le cœur même de la matière), prenant en considération la dimension sociale et environnementale, obligeant ou invitant à allier de nouveaux rapports avec les « parties prenantes », celles-là qui auront un droit processuel d’action.

Prenons le droit pénal : il apparut historiquement en premier, les sanctions étant la partie visible de ce nouveau continent, les « peines de conformité » étant conçues pour faire changer les entreprises à l’avenir, tandis que les conventions judiciaires d’intérêt public ont bouleversé la conception même de la procédure pénale.

Prenons le droit des contrats : le phénomène est moins visible mais tout aussi important car les entreprises ont contractualisé leurs obligations légales par des « contrats de compliance » ou des « clauses de compliance ». De cela aussi le juge aura à connaître.

Prenons le droit de la responsabilité : c’est par celui-ci que le juge est en train de dessiner le droit de la compliance, à travers l’application de textes spécifiques, comme l’obligation de vigilance, ou plus généraux, comme la responsabilité des administrateurs.

Actu-Juridique : Comment se redistribuent les rôles entre les avocats, les juges et les entreprises dans cette nouvelle configuration qu’est la compliance ?

Ces trois acteurs voient leur rôle modifié parce qu’ils sont censés, chacun à leur place,  agir pour atteindre une finalité : les buts monumentaux de la compliance.

S’agissant plus particulièrement du juge, il ne s’agit plus uniquement de remplir un office cantonné au litige individuel qui lui est soumis, mais aussi de tendre à mieux comprendre et faire comprendre les enjeux systémiques qui sont en cause dans les questions liées au droit de la compliance, ainsi que prévenir et, si possible, éviter tout effet systémique indésirable ou qui irait à l’encontre des objectifs de lutte contre la corruption, la discrimination, de dérèglement climatique, etc.

Au-delà de cela, la mise en œuvre des outils et méthodes de compliance peut conduire à des réorganisations importantes au sein des entreprises, à redistribuer les responsabilités en son sein mais aussi avec les partenaires, les « parties prenantes ». Le juge est là aussi pour s’assurer d’une mise en œuvre conforme à un État de droit et que « l’excuse de compliance » ne conduise pas à la dilution des responsabilités et méconnaisse les droits des fondamentaux des individus, aussi bien substantiels par exemple ceux liés à la vie privée, ou processuels, par exemple liés aux droits de la défense.

L’avocat joue un rôle majeur, y compris dans l’entreprise, par exemple dans les enquêtes internes, parfois diligentées à la demande des autorités de poursuites (procureur ou régulateur). L’avocat, auxiliaire de justice et conseil de l’entreprise, doit demeurer gardien des principes majeurs du droit et demeure face à la poursuite. Dans un nouveau système de collaboration, c’est une ligne de crête que le juge du contrôle doit l’aider à préserver.

Les entreprises elles-mêmes sont tout sauf des sujets de droit « passifs » : le droit de la compliance compte sur leur puissance d’action aujourd’hui pour que demain des catastrophes n’arrivent pas. Le climat est exemplaire de cela. Les sanctions ne sont donc pas le cœur de la compliance : ce sont les engagements des entreprises qui sont le moteur de ce droit. Prenant forme de chartes ou de contrats, le juge est là encore pour assurer leur effectivité.

Actu-Juridique : En quoi est-ce important pour les magistrats d’appréhender ce nouvel univers ?

Il est important de comprendre la finalité du droit de la compliance pour pouvoir ensuite en faire application dans les différentes branches du droit qu’il va imprégner. Selon que l’on s’inscrit dans une perspective de compliance ou non, l’office du juge peut s’en trouver modifié, tant dans le traitement procédural des causes qui lui sont soumises, que dans son office décisionnel.

Par exemple, le traitement procédural devrait conduire le juge à « sortir » du strict cadre du litige pour mieux appréhender l’effet systémique de la cause qui lui est soumise, tout en restant dans les limites fixées par l’article 5 du Code civil qui lui interdit de statuer par voie générale. Il pourra avoir recours à des sachants (amicus curiae), utiliser les outils procéduraux qui lui permettent de mieux comprendre ces causes (demandes d’avis à la Cour de cassation, questions préjudicielles) et s’employer à mieux expliquer ses décisions par une motivation enrichie en ayant aussi un regard sur les décisions rendues à l’étranger dans des contentieux similaires.

La compliance devrait aussi conduire le juge à construire des « politiques » jurisprudentielles pour intégrer l’incidence de sa décision sur le système. Sans doute devra-t-il pour cela tenir compte de critères d’utilité, d’efficacité, voire de soutenabilité de sa décision pour le système l’amenant à ne pas s’en tenir au seul raisonnement syllogistique, mais aussi à des raisonnements conséquentialistes.

Actu-Juridique : Ces transformations sont-elles cantonnées à la compliance ou peuvent-elles sortir de son champ ?

 Le droit fonctionne en système, même s’il est de common law , et évolue en porosité avec la société : des transformations si profondes ne peuvent pas être le fruit d’un espace clos, ni limité à celui-ci, ni ne rien traduire de mouvements beaucoup plus amples. Ainsi, si particulier que soient ce droit de la compliance et ses outils (cartographie des risques, enquêtes internes, CJIP, etc.), il traduit une demande profonde d’un droit qui veut des solutions, des solutions effectivement appliquées, des solutions trouvées avec les personnes concernées, des solutions mises en place avant. Les plans, les préventions, l’information, des liens plus étroits entre les gardiens du droit (le juge) et les sujets de droit (l’entreprise) sont des solutions.

Si pragmatiques soient-elles, elles renvoient à un système plus général, de l’amiable et de la concertation. Mais le droit de la compliance, si « efficace » soit-il, ne doit pas dévorer le système juridique : tous les sujets juridiques ne sont pas de grandes entreprises et les outils de la compliance, souvent radicaux (par ex. la CJIP) se justifient par des « buts monumentaux » qui ne sont pas le quotidien de la justice et du droit.

Actu-Juridique : Par exemple qu’en est-il de la question très controversée du rôle de l’avocat à l’égard du juge ?

Les rôles respectifs entre avocats et magistrats (juges et membres du parquet) relèvent d’une construction très délicate, qui doit être faite avec mesure. Dans les instruments juridiques de compliance, basée sur l’alliance, les avocats, en tant qu’ils représentent l’entreprise, doivent coopérer puisque l’entreprise elle-même doit être dans cet esprit-là.

Mais il faut garder à l’esprit deux choses. En premier lieu, lorsque l’entreprise mène une « enquête interne », technique aussi déterminante, les avocats sont là pour anticiper de possibles sanctions, soit de l’entreprise, soit d’une personne qui travaille au profit de celle-ci : dans cette hypothèse, la collaboration ne doit plus être le maître-mot.

En second lieu, ce qui est vrai dans les techniques de compliance ne l’est pas dans les procès de droit commun, dans lesquels le rôle de l’avocat est d’affronter le procureur, mais aussi de convaincre le juge. C’est même parfois en faisant cela qu’il est l’auxiliaire de la justice.

Actu-Juridique : Avez-vous constaté lors de cette formation une amélioration du dialogue entre les différents acteurs ?

Oui ! Parce que chacun a pu mieux comprendre cette matière nouvelle, ils y ont trouvé des points communs, des espaces de discussion. Parce que la matière est techniquement difficile, elle incite à l’échange d’expérience et, au besoin, d’en savoir davantage par l’autre.

Actu-Juridique : Cette formation va-t-elle être instituée de manière permanente dans la formation des magistrats et des avocats ? Une autre manifestation est-elle prévue ?

Les premiers retours de la part de ceux qui y ont assisté l’ont demandé ! Avec un accroissement de ce dialogue dont chacun a ressenti les premiers bienfaits. Nous allons prendre le temps de dresser un bilan de la session en exploitant les questionnaires d’évaluations, et réfléchir conjointement aux modalités de pérennisation de cette formation, en faisant évoluer le format si besoin afin de répondre du mieux possible aux attentes de nos publics (durée, séquençage pédagogique, périodicité, organisation matérielle, etc.). Il n’y a donc pas encore de dates fixées pour une prochaine session… à suivre lors de la parution du catalogue 2024 de l’ENM en septembre prochain !

 

Sur le même sujet, voir notamment notre article sur le recours par le tribunal de Paris aux amici curiae dans l’affaire TotalÉnergies en Ouganda en octobre 2022 et l’ordonnance de référé rendue dans la même affaire le 28 février dernier.

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