Paris (75)

Charnier à l’université Paris-Descartes : le droit et l’éthique protègent-ils les morts ?

Publié le 14/10/2021
Université Paris Descartes
pixamo/AdobeStock

En novembre 2019, L’Express révélait l’existence d’un « charnier » au sein de L’université Paris-Descartes, en plein cœur de Paris. Depuis, le scandale s’est ajouté au scandale. Les familles endeuillées se sont lancées dans un combat judiciaire et une lanceuse d’alerte témoigne.

En novembre 2019, L’Express sort une enquête aussi révulsante qu’accablante. La revue démontre que malgré de nombreuses alertes en interne, le cinquième étage du temple de la médecine en France, rue des Saints-Pères, où siège depuis 1953 le Centre du don des corps (CDC), n’est en fait qu’un atroce charnier. En lieu et place de chambres froides propres et respectueuses pour les individus ayant légué leurs dépouilles à la science, comme il se doit pour tout lieu de sépulture temporaire, les corps gisent les uns sur les autres sans réfrigération, rongés par les rats. Le capharnaüm n’est pas sans danger pour les étudiants : avec de grosses failles dans le système d’identification des corps, certaines dépouilles contaminées par le VIH ou l’hépatite C ont été placées sur les tables.

En juin 2021 c’est un nouveau choc : France 2 démontre dans un documentaire qu’un véritable trafic avait été mis en place à l’intérieur de l’institution et que certains corps, donnés pour la formation des étudiants en médecine, avaient été utilisés – sans que les familles n’aient été tenues au courant – pour des crash tests automobiles ou des essais militaires. Au même moment, l’hebdomadaire Paris Match révèle que la situation catastrophique du Centre du don des corps remonte en fait aux années 1980.

Des informations dépassant l’entendement qui poussent la justice à intervenir. Après les premières révélations en novembre 2019, la Brigade de répression de la délinquance contre la personne a lancé plusieurs auditions visant à établir les responsabilités au niveau administratif. En juillet 2020, une information judiciaire est ouverte au parquet de Paris pour « atteinte à l’intégrité du cadavre », une procédure qui annonce un procès et qui permet aux familles d’avoir accès au dossier… mais pas toutes les familles : la justice enquête sur des faits s’étalant entre le 30 novembre 2013 et le 8 juillet 2020. Avant cela, Paris Match estime qu’environ 20 000 personnes ont légué leur corps à la science entre 1988 et 2013.

Une juriste devenue lanceuse d’alerte

La juriste Dominique Hordé est arrivée en 2016 dans une institution qu’elle respectait beaucoup. Elle devait diriger l’équipe des préparateurs, ces personnes chargées de préparer les corps à la dissection. Il lui était aussi demandé d’accompagner le changement dans le cadre de futurs travaux de rénovation. La direction de l’université lui avait précisé que le centre était vétuste, mais dans la mesure où il s’agissait du plus grand centre de dons européen, elle n’avait pas imaginé l’état déliquescent dans lequel il se trouvait.

Très rapidement, elle a pu constater les très nombreux dysfonctionnements du CDC et les conditions dramatiques de travail de l’équipe des préparateurs et de conservation des corps. Elle a constaté également le décalage qui existait entre sa perception de la situation et celle de la majorité de ses interlocuteurs, qui travaillaient dans l’institution depuis de nombreuses années. Ce qui était totalement inacceptable pour elle ne semblait pas l’être pour la direction de l’université puisqu’avant 2018, aucun budget pour des mesures d’urgence n’a été dégagé. En 2018, c’est d’ailleurs le legs d’une donneuse qui a permis de financer des premiers travaux, y compris le nettoyage et la décontamination des espaces de conservation en attendant des travaux plus importants qui ne se feront pas, puisque le CDC localisé rue des Saints-Pères ne va pas rouvrir.

Il lui a été également difficile de faire entendre la violence qu’elle vivait au sein du CDC. Elle s’est d’ailleurs trouvée pendant de long mois en état de sidération puis de terreur. Bien que contractuelle de l’État, pour des raisons de respect de l’éthique, elle ne pouvait concevoir de se taire sur ce qu’elle voyait, gérait et vivait. Au fil du temps, ses propos sont passés de l’observation à l’invective avec des photos confirmant la véracité de ses affirmations. « Je ne peux pas accepter qu’on respecte aussi peu les morts comme les vivants », écrit-elle dans un mail, « je respecte profondément ces personnes et je ne peux pas tolérer qu’on ne respecte pas leur corps, qu’on prenne aussi peu soin d’eux, qu’on les laisse pourrir, qu’on marche sur des têtes et des bras, qu’on ne ventile pas les salles, qu’il n’y ait pas de climatisation. Où est notre humanité pour en arriver là ? », s’attriste-t-elle dans un mail daté du 20 avril 2017. C’est d’ailleurs elle qui, dans un mail du 20 février 2018, évoque le terme de « charnier ».

Elle a le sentiment de crier dans le vide, face à une direction faisant la sourde-oreille. À ce sujet, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche de 2020 sur le fonctionnement du CDC précise : « Personne n’a vraiment su écouter, au moins jusqu’en 2018. Les responsables au sein du CDC ou de l’université n’ont pas agi parce qu’ils n’ont pas mesuré la gravité des faits, ont porté leur attention sur d’autres sujets ou parce qu’ils ont estimé que c’était à d’autres d’agir. Il y a eu aussi une incompréhension générale de la nature des problèmes. Au-delà de la vétusté des locaux, c’étaient bien des problèmes organisationnels et de pratiques qui étaient d’abord à traiter. Résultat de cette « atonie » générale, de graves manquements éthiques ont perduré pendant plusieurs années dans une de nos plus prestigieuses facultés. »

Pendant des mois, elle était partagée à la fois par le désir de quitter le CDC mais aussi de ne pas abandonner sa mission et « ses morts » et de continuer à se battre pour eux et pour les familles. Épuisée, elle a résisté le plus longtemps possible parce qu’elle considérait son combat juste et nécessaire. Alors qu’elle avait déjà quitté le CDC, elle a fini par s’effondrer, hantée par des images de l’intérieur des chambres froides. Comment était-il possible au sein d’une institution universitaire qu’on puisse en arriver là ? Qu’est-ce qu’il aurait fallu qu’elle fasse pour que l’université intervienne plus tôt ? Elle est toujours suivie par la cellule d’urgence médico-psychologique de l’Hôtel-Dieu.

Scandale sanitaire et moral

Les premières mises en examen sont arrivées relativement vite. En décembre 2020, un ancien préparateur, ayant exercé de 1975 à 2011, est mis en examen après que des ossements et des bijoux ont été découverts à son domicile. L’université de Paris, nouvelle entité issue de la fusion, en janvier 2020, de Paris-Descartes et Paris-Diderot, a été mise en examen le 15 avril 2021. C’est en juin dernier que Frédéric Dardel, président de Paris-Descartes de 2011 à 2019, est à son tour mis en examen – toujours pour « atteinte à l’intégrité physique des cadavres » – les enquêtes de nos confrères ayant démontré qu’il avait été averti à de nombreuses reprises, par son prédécesseur et par de nombreux audits et contrôles sanitaires, de la situation catastrophique du centre.

Organisées au sein d’une association, Charnier Descartes Justice et Dignité pour les Donneurs, les familles ont décidé de porter l’affaire devant les tribunaux, en juin 2020. À l’instar de la Havraise, Christine Letellier, qui en décembre 2017 a vu la dépouille de sa mère transportée au Centre du don des corps. « Comme mon père, décédé cinq ans plus tôt, ma mère avait choisi de donner son corps à la médecine. C’était un geste humaniste pour aider les futurs médecins, raconte-t-elle. Elle était maquillée, avec de beaux vêtements dans son cercueil. Elle était belle quand elle est partie. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle finirait comme ça… Entassée sur d’autres corps, bouffée par les rats, ses organes vendus à la pièce », a-t-elle confié à nos confrères du Monde. Comme 90 % des autres familles de donneurs, Christine Letellier s’est portée partie civile et a fait appel au Lyonnais Frédéric Douchez pour défendre la dignité de sa mère. « Cela concerne des gens de tous les milieux sociaux, de toute la France même si la majorité des ayants droit vivent en région parisienne, comme les donneurs habitaient à Paris », précise l’avocat.

Au bout du téléphone, on peut sentir l’émotion de l’avocat prêt à attaquer ce qu’il considère comme un « scandale unique dans les annales de la médecine », et qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai. « Ces photos je les ai vues et elles sont dignes des camps de concentration. Les conditions d’hygiène sont atroces, c’est un véritable charnier avec du sang, des déjections, de l’urine… C’était épouvantable et tout le monde a fermé les yeux. Quand on se met à la place des familles, qui ont appris ensuite qu’il y avait eu aussi marchandisation des corps, que quelqu’un avait trouvé moyen d’y faire du bénéfice… C’est tout bonnement insoutenable. », s’indigne-t-il. Malgré une situation floue juridiquement pour le don du corps, l’avocat a utilisé le moyen de « l’atteinte au respect dû au mort » du Code pénal, « c’est la même qualification pénale que lorsqu’une personne viole une stèle en Alsace », explique-t-il. Car le processus de don du corps, depuis le transport (payant) du corps jusqu’à son incinération collective (elle aussi payante), est en effet de l’ordre du soin funéraire, soumis à des règles éthiques.

Malgré un sentiment de révolte qu’il partage avec les familles des défunts, l’avocat, qui espère une fin de l’instruction pour printemps 2022, reste persuadé qu’il s’agit d’un cas isolé et d’une chaîne de responsabilités particulière à l’université. « D’après ce que nous savons, ce qui s’est passé à Descartes ne s’est passé qu’à Descartes, un charnier comme celui-ci n’existe pas à Toulouse, à Nantes, à Lille ».

À Paris, en revanche, il y a déjà eu un précédent. En 2006, un scandale similaire avait éclaté à l’hôpital Saint Vincent de Paul, quand une « collection » de plusieurs centaines de fœtus avait été retrouvée dans une salle, après qu’une mère endeuillée s’était inquiétée en août 2005, du modus operandi du traitement de son enfant mort-né. C’est aussi le non-respect dû aux morts qui avait été indiqué dans le rapport de l’IGAS qui avait recensé 353 corps entiers et 87 corps partiels, dont la plupart avaient fait l’objet d’une autopsie. Les restes de ces enfants auraient dû avoir été rendus à leurs parents, si ceux-ci en avaient exprimé le désir ou incinérés après avoir été autopsiés pour recherche médicale. L’institution avait constaté « des dysfonctionnements graves » dans le fonctionnement de la chambre mortuaire, qui n’avait pas respecté l’obligation réglementaire de sépulture, ni l’obligation déontologique de respect dû aux morts. Les deux professeurs responsables de la chambre mortuaire avaient écopé d’un blâme et le parquet de Paris avait alors rapidement classé l’affaire.

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