Claire Dujardin : « On s’installe dans l’état d’urgence permanent » !
Le 11 novembre dernier, la loi de vigilance sanitaire (L. n° 2021-1465, 10 nov. 2021) était publiée au Journal officiel. Elle prolonge, entre autres, le recours au passe sanitaire jusqu’au 31 juillet 2022. Représentant le Syndicat des avocats de France (SAF), l’avocate Claire Dujardin alerte quant à la normalisation de tels dispositifs.
Actu-juridique : Pourquoi le SAF s’est-il mobilisé contre le projet de loi de vigilance sanitaire ?
Claire Dujardin : Lors de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, nous avions déjà alerté sur le fait que les mesures prises dans le cadre de cet état d’exception devaient, comme toutes les mesures qui portent atteinte aux droits fondamentaux, être restreintes dans le temps, très précises et encadrées. Lorsque des dispositions ont été prises concernant la sortie de l’état d’urgence sanitaire – différentes de celles de l’état d’urgence sanitaire mais restreignant la liberté d’aller et venir et la protection de la vie privée – nous avons de nouveau alerté sur le fait que ces dispositions qui duraient dans le temps pouvaient être dangereuses. Nous parlons aujourd’hui d’un troisième texte, Vigilance sanitaire, qui, après ceux sur l’état d’urgence sanitaire et la sortie de l’état d’urgence sanitaire, instaure pour la troisième fois un régime d’exception. Ce texte nous pose des difficultés car il vient pérenniser des dispositions qui devaient être temporaires et limitées, et qu’il donne délégation au pouvoir exécutif pour prendre des mesures dans un temps long sans contrôle parlementaire.
AJ : Que proposait exactement ce texte ?
C.D. : Il prolonge la sortie de l’état d’urgence sanitaire au 31 juillet 2022. Des mesures restrictives, telles que le passe sanitaire pour accéder à certains lieux ou travailler dans des établissements de santé, seront nécessaires jusqu’à cette date. Les raisons invoquées par le gouvernement étaient multiples, comme : on va entrer dans une période hivernale, avec le risque qu’il y ait plus de contagions et de cas d’hospitalisations. Le gouvernement argait qu’il n’y aurait pas de sessions parlementaires à partir de fin février en raison de la campagne électorale et qu’il y aurait donc un risque de détournement du débat à des fins politiciennes. Il demandait par conséquent de pouvoir disposer en amont de la possibilité de prendre ces mesures. Cela signifie qu’il n’y aura pas de retour devant le Parlement pour refaire le point sur les dispositions qui auront été appliquées.
AJ : Pourquoi ce raisonnement vous alarme-t-il ?
C.D. : Le Conseil constitutionnel estime que, si des atteintes aux libertés fondamentales existent, il est normal de prendre de telles mesures au vu des données scientifiques. Au niveau juridique, ce qui est choquant c’est qu’on évoque ici la possibilité d’utiliser des mesures exceptionnelles à titre préventif. On ne parle pas de pics épidémiques et d’explosion des hospitalisations, de l’existence de variants. La décision de prolonger ces mesures contraignantes ne repose pas sur des faits précis et actuels. L’autre problème est l’absence de contrôle parlementaire. Le Conseil d’État et la CNIL avaient précisé qu’il y aurait des périodes de débat des mesures et de contrôle parlementaire. Ils donnaient la possibilité de prendre pendant six mois des mesures hors contrôle parlementaire. Le but de ces débats est de discuter de la légitimité et de la proportionnalité des mesures, ainsi que de faire des remontées de terrain. Les débats ont montré par exemple que les restrictions d’accès aux centres commerciaux n’étaient pas simples.
AJ : Quelle serait l’alternative à cette manière de procéder ?
C.D. : On pourrait inverser le raisonnement. On pourrait lever les dispositions transitoires de sortie de l’état d’urgence sanitaire, puisque nous ne sommes plus en état d’urgence sanitaire, que les gens sont vaccinés et que les données scientifiques montrent que les mesures ont été efficaces. Si jamais nous devions vivre un nouveau pic épidémique, on pourrait retourner devant le Parlement, et proposer une loi pour réimposer des mesures, soit par département, soit pour certaines catégories de lieux. Cela pourrait être présenté en urgence.
Même s’il n’y a plus de session parlementaire en février, on peut très bien convoquer le Parlement de manière extraordinaire pour débattre d’une loi parce qu’il y aura une urgence en raison d’un pic épidémique. Cela serait plus protecteur de raisonner ainsi. On sait que lorsqu’on reste dans l’état d’urgence sur le long terme, les mesures prises s’instaurent dans le droit commun. Ce qui devait être l’exception devient la règle. On rentre facilement dans un état d’urgence, on en sort difficilement. Il faut le lever, quitte à reprendre certaines mesures plus tard.
AJ : A-t-on déjà pu observer ce phénomène d’accoutumance ?
C.D. : Pendant l’état d’urgence terroriste proclamé après les attentats, on a prolongé l’état d’urgence avec des mesures d’exception. À la sortie de l’état d’urgence terroriste, en 2017, des mesures telles que les assignations à résidence, les perquisitions hors du cadre du droit commun, l’utilisation de données à caractère personnel, sont rentrées dans le droit commun. Lorsqu’on reprend l’exposé des motifs du projet de loi de vigilance sanitaire, on voit qu’il pourrait s’adapter à n’importe quel virus. Or il faut prendre conscience qu’il est probable qu’il y ait dans les années à venir d’autres virus et d’autres crises sanitaires. Faut-il, parce qu’il y a plus de virus l’hiver et qu’on manque de lits d’hospitalisation, imposer de manière permanente le passe sanitaire et le contrôle de la population pour des raisons médicales ? C’est inquiétant, car on pourrait aussi l’imposer pour la grippe ! La CNIL pointait que l’on s’habitue à ces restrictions des libertés. Les gens montrent globalement leur passe quand on le leur demande. Il y a une accoutumance, on ne sait plus comment c’était avant… Il y a un effet cliquet. On peut craindre que cela devienne normal de présenter le passe. Pourtant, on n’a pas d’évaluation des conséquences concrètes de l’application du passe. Toute une partie de la population n’accède plus aux services publics. Une partie de la population ne va plus dans les lieux culturels. Des familles ne vont plus à la bibliothèque. Les personnes en situation de vulnérabilité ne font pas la démarche de se faire vacciner. Le Défenseur des droits a alerté sur cet effet discriminant, et sur le fait que celui-ci allait s’accroître avec la fin de la gratuité des tests.
AJ : Quelles sont les conséquences ?
C.D. : Ces mesures ont des effets importants sur la vie quotidienne des gens. Des pratiques se mettent en place. Une partie de la population en contrôle une autre : ces contrôles ne doivent porter que sur le passe sanitaire, mais on sait que des contrôles de pièces d’identité ont eu lieu en même temps. On s’habitue à la violation du secret médical : on révèle qu’on est vacciné ou qu’on ne l’est pas, car on est porteur de telle ou telle maladie.
L’usage de la visioconférence et du télétravail est rentré dans les mœurs, ce qui a des effets sur le syndicalisme ou l’implication collective. Organiser une grève ou une réunion dans son lieu de travail pour dénoncer les atteintes portées aux droits des salariés est devenu très compliqué. Dans le milieu de la justice, la visioconférence s’est développée, des audiences non publiques se sont tenues, le dépôt de dossier est venu remplacer la plaidoirie dans de nombreux cas. Dans le droit du travail, on a eu des suspensions de contrats de travail concernant des personnes qui s’étaient mises en arrêt maladie le temps de réfléchir à se faire vacciner ou non. Depuis mars 2020 il y a une très grande insécurité juridique. Des normes viennent s’ajouter, il y a du flou et de l’arbitraire.
AJ : Craignez-vous que l’on s’installe dans un état d’urgence permanent ?
C.D. : Des manifestations continuent à avoir lieu le samedi pour refuser cet état d’exception et de restriction des libertés. Dans le milieu de la justice, et particulièrement au SAF, on discute beaucoup de cette loi. Si nous ne sommes pas toujours d’accord politiquement sur les choix opérés pour mettre fin à la pandémie, nous sommes en revanche tous d’accord pour dire qu’on ne peut pas instaurer de telles mesures dans la durée.
Nous avons vécu dans un régime d’état d’urgence de 2015 à 2017, puis de 2019 à 2021. Sur les sept dernières années, nous avons passé quatre ans avec des dispositions attentatoires aux libertés. On ne sait plus ce que sont la norme et le droit commun. Notre réalité ressemble de plus en plus à un scénario dystopique. Il va y avoir encore d’autres événements terroristes, climatiques, sanitaires… Il faut trouver un équilibre et apprendre à résoudre les crises autrement qu’en déclarant un état d’urgence qui implique de prendre des mesures très attentatoires aux libertés. Faute de tirer les leçons des années que nous venons de vivre, on s’installe, en effet, dans l’état d’urgence permanent.
Référence : AJU002v5