Distilbène : contribution à la dette de réparation à proportion de la part de marché
La question posée à la cour d’appel de Versailles dans le contentieux du Distilbène était celle de la répartition de la contribution à la dette de réparation entre les deux laboratoires condamnés in solidum à indemniser la victime. La réponse est innovante puisque la cour d’appel délaisse le critère classique de la gravité des fautes respectives (qui aurait impliqué une répartition à parts égales) pour lui préférer le critère des parts de marché, chaque laboratoire contribuant à proportion de la part de risque qui lui est imputable.
CA Versailles, 3e ch, 30 juin 2016, no 14/04397
Après avoir condamné le laboratoire Servier du fait de la défectuosité du Médiator1, la troisième chambre de la cour d’appel de Versailles a rendu deux décisions dans l’affaire du Distilbène où elle confirme2 la responsabilité in solidum des deux laboratoires ayant commercialisé en France, jusqu’à son retrait du marché en 1977, le diéthylstilbestrol (DES), cette hormone de synthèse prescrite aux femmes enceintes pour éviter les risques de fausses couches. Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt du 30 juin 2016, la cour d’appel a été saisie par la société UCB Pharma d’un recours contre un jugement remarquable du tribunal de grande instance de Nanterre ayant fixé la contribution à la dette de réparation des deux laboratoires en fonction de leur part de marché dans la commercialisation du produit, soit une contribution de 95 % pour UCB Pharma et de 5 % pour Novartis3.
Les faits à l’origine de cette décision concernent potentiellement plus de 160 000 personnes, femmes ou hommes, toutes exposées in utero à cet œstrogène de synthèse prescrit à leur mère pendant la grossesse et dont les effets nocifs (malformations génitales et utérines, cancers, risques de grossesses extra utérines…) se ressentent jusqu’aux petits-enfants des femmes ayant absorbé le médicament dans les années 50, 60 et 70. En l’espèce, Mme X, épouse Y, née en 1969 a été exposée in utero au DES. Elle a été suivie pour infertilité, a présenté une grossesse extra utérine avant que soit diagnostiqué une tumeur dite « border line » (à la limite de la malignité) mais que l’expertise n’a pas estimée en rapport avec son exposition au médicament contrairement à sa stérilité, pour laquelle l’exposition au DES a été déterminante. En 2010, la victime a agi contre UCB Pharma en réparation de ses différents préjudices. Son époux et ses parents, en qualité de victimes par ricochet, sont intervenus à l’instance mettant en cause le laboratoire, lequel a assigné en intervention forcée le laboratoire Novartis (devenu la société Glaxosmisthkline santé grand public). Condamné in solidum avec le laboratoire Novartis à réparer les différents préjudices résultant de l’exposition au DES, UCB pharma a saisi la cour de Versailles contestant le principe même de sa responsabilité, le montant des indemnités allouées et surtout, la contribution à la dette proportionnelle à la part de marché des laboratoires obligés à réparation. Selon le laboratoire, c’est au contraire une contribution à parts égales qui aurait dû être retenue4 dès lors que leur responsabilité repose sur une faute de gravité équivalente, un même manquement à une obligation de vigilance « pour avoir maintenu, sans précaution ni mise en garde, un produit dont la réelle efficacité et l’innocuité se trouvaient bien antérieurement mises en doute »5. La cour d’appel de Versailles n’a pas suivi le laboratoire sur ce point et privilégie, comme elle l’a fait deux mois plus tôt dans un contentieux similaire6, une contribution proportionnelle à la part de marché des laboratoires tenus in solidum à la dette d’indemnité faute d’avoir prouvé que leur produit ne pouvait être à l’origine du dommage. Prévisible s’agissant de l’obligation à la dette d’indemnisation, l’arrêt du 30 juin 2016 innove, en revanche, à propos de la répartition de la contribution à la dette entre les laboratoires condamnés.
I – L’obligation in solidum à la dette de réparation
Par cet arrêt, la cour d’appel de Versailles confirme l’allègement du fardeau probatoire dont profitent les victimes du DES. Dispensée de prouver l’identité du laboratoire ayant commercialisé le médicament susceptible d’être à l’origine de la pathologie, la victime est admise à prouver par présomptions tant l’exposition à la molécule que son lien causal avec la pathologie.
En relevant qu’« aucun des laboratoires mis en cause ne rapportant la preuve que son produit n’a pu être à l’origine du dommage, il sera retenu une imputabilité possible aux deux médicaments », la cour d’appel s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence permettant aux victimes du DES de surmonter un obstacle probatoire qui les aurait privées de tout recours. En effet, en l’absence d’ordonnances de prescription ou de dossier médical, les victimes ne sont pas en mesure de prouver quel médicament (le Distilbène ou le Stilboestrol Borne) a été absorbé par leur mère et donc, d’identifier le laboratoire susceptible d’engager sa responsabilité. Aussi la Cour de cassation a-t-elle jugé que si la victime doit prouver l’exposition à la molécule, c’est ensuite « à chacun des laboratoires qui a mis sur le marché le produit qui la contient qu’il incombe de prouver que celui-ci n’est pas à l’origine du dommage »7. Faute pour les deux laboratoires ayant commercialisé la molécule en France d’avoir démontré que leur produit n’avait pu être à l’origine du dommage, les juges les ont condamnés, in solidum, à la réparation du dommage. Cette obligation à la dette repose selon la cour d’appel, « sur une présomption d’imputabilité à une prise de risque fautive, soit en d’autres termes sur une probabilité que l’un ou l’autre des responsables présumés soit l’auteur du dommage, à raison de la faute commise ».
Au-delà du contentieux spécifique du DES, l’impossibilité pour la victime d’identifier le responsable ne devrait plus faire obstacle à une action en indemnisation. L’avant-projet de loi réformant le droit de la responsabilité civile prévoit ainsi, dans l’intérêt de la victime d’un dommage corporel « causé par une personne indéterminée parmi des personnes identifiées agissant de concert ou exerçant une activité similaire », que « chacune en répond pour le tout, sauf à démontrer qu’elle ne peut l’avoir causé »8.
Si l’absence d’identification du responsable n’est pas un obstacle à l’action en indemnisation, d’autres demeurent comme la preuve de l’exposition au DES d’une part et celle du lien causal entre l’exposition et la pathologie d’autre part9. La jurisprudence en admet toutefois l’établissement au moyen de présomptions graves, précises et concordantes10. En l’espèce, les constatations de l’expert sur la présence de caractéristiques spécifiques de l’anatomie de la victime et de sa pathologie ont permis d’établir l’exposition à la molécule. L’imputabilité au DES est alors présumée, à moins qu’existent d’autres facteurs susceptibles d’être à l’origine de la pathologie (troubles hormonaux préexistants, infertilité du mari), des facteurs en l’espèce écartés par l’expert. La cour d’appel en déduit que, faute pour UCB Pharma et Novartis d’avoir prouvé que leur produit n’était pas à l’origine du dommage, « il sera retenu une imputabilité possible aux deux médicaments ».
La preuve par présomptions gagne indéniablement du terrain dans le contentieux des produits de santé, y compris en l’absence de certitude scientifique sur le lien causal entre une pathologie et la prise d’un médicament ou une vaccination11. Ainsi à propos du Médiator, la cour d’appel de Versailles, saisie par le laboratoire Servier, condamné à indemniser les différents préjudices de la victime12, avait approuvé les juges du fond d’avoir constaté à partir d’un ensemble d’éléments de faits graves, précis et concordants (dont l’état antérieur de la victime, l’absence d’éventuelles prédispositions, son âge ou encore la proximité temporelle entre le dommage et l’ingestion du médicament), le lien de causalité entre le médicament défectueux et la pathologie dont souffrait la victime13.
À ces différents égards, la solution de la cour d’appel n’est pas surprenante. Elle innove en revanche à propos de la répartition de la dette d’indemnité entre les laboratoires.
II – La contribution à la dette proportionnelle à la part de marché
Confirmant le jugement du tribunal de grande instance de Nanterre, la cour d’appel de Versailles délaisse les critères jurisprudentiels classiques de la gravité des fautes commises14 et du rôle causal des faits générateurs, pour lui préférer un critère probabiliste, celui de la part de risque imputable à chaque laboratoire. Après avoir constaté que le risque imputable à Novartis était moins élevé au regard de sa part de marché, la cour en déduit que « ce laboratoire est donc bien fondé, dans ses rapports avec son co-responsable, à demander que la contribution à la dette soit proportionnelle au risque qui lui est imputable, dont on ne voit pas comment elle pourrait être appréciée si ce n’est par référence à leurs parts de marché respectives ». La solution mérite l’approbation pour deux raisons au moins15.
D’abord, répartir le poids de la dette en fonction du pourcentage du marché détenu apparaît comme une solution juste et équitable compensant la sévérité de l’obligation in solidum à la dette de réparation. Comme le soulignait l’autre laboratoire en effet, « il serait contraire à l’équité que celui qui a la part prépondérante de marché ne contribue à la dette de réparation qu’à hauteur de sa part virile, alors que c’est lui qui a tiré le plus grand profit de la vente du produit considéré ». Ensuite, la solution tient compte de la spécificité de ce contentieux dans lequel il est indiscutable (à moins de prouver que la mère de la victime a absorbé les deux médicaments pendant sa grossesse) que l’un des laboratoires tenus d’indemniser la victime n’a pas matériellement causé le dommage. Cette répartition de la contribution à la dette pourrait d’ailleurs être appliquée à d’autres hypothèses de responsabilité alternative (dommage causé par une seule faute ou un seul produit sans que l’on puisse identifier laquelle ou lequel est à l’origine du dommage) mais sans doute pas à toutes16. La solution, il est vrai, peut susciter des réserves.
Techniquement d’abord, le critère de la part de marché implique de délimiter géographiquement le marché à prendre en compte et de déterminer le moment auquel le juge doit se placer, ainsi que les critères pertinents. Il serait, en cela, source d’arbitraire17. La cour d’appel n’y voit pourtant pas un obstacle insurmontable approuvant les juges de première instance d’avoir tenu compte de données concernant la période de grossesse de la mère de la victime faisant apparaître, pour 1968, une part de marché de 5 % pour la laboratoire Novartis, lequel démontrait, au vu des prescriptions réalisées à partir d’un panel de médecins à cette époque, que sa part de marché était de 1,7 %. L’écart n’est pas considérable et la part de marché reste faible. À la différence des États-Unis où ce critère se heurte au grand nombre de laboratoires ayant commercialisé le DES, la France offrirait au contraire « un cadre extraordinairement propice à l’application de la responsabilité par parts de marché, surtout au stade de la contribution à la dette » car seulement deux laboratoires ont commercialisé le produit, parce que ces laboratoires n’ont pas disparu et que leurs parts de marché sont à peu près connues18.
Sur le fond ensuite, la solution exposerait les victimes à un risque, celui d’une prise en compte de la part de marché dès le stade de l’obligation à la dette19. Les projets de réforme du droit de la responsabilité civile20 privilégient au contraire une obligation au tout à la charge des coresponsables en particulier lorsque le dommage est causé par un membre indéterminé d’un groupe de personnes identifiées21.
Fixer la contribution à la dette en fonction du marché détenu serait, enfin, difficilement compatible avec une exonération du laboratoire par la preuve, dans le litige l’opposant à la victime, que son produit n’est pas intervenu dans le dommage. La preuve de ce fait juridique ne pourrait pas être rapportée ce qui heurterait le droit à un procès équitable22. Pourtant, la prise en compte de la part de marché concerne la contribution à la dette et non l’obligation à la dette de réparation dont le laboratoire pourrait préalablement s’exonérer. Le projet d’article 1240 du Code civil précise d’ailleurs que « lorsqu’un dommage corporel est causé par une personne indéterminée parmi des personnes identifiées agissant de concert ou exerçant une activité similaire, chacune en répond pour le tout, sauf à démontrer qu’elle ne peut l’avoir causé ». Il est intéressant de noter que le texte présenté par le ministre de la Justice le 13 mars dernier a été complété par un alinéa 2 selon lequel « les responsables contribuent alors entre eux à proportion de la probabilité que chacun ait causé le dommage ». Saisie d’un pourvoi contre l’arrêt du 30 juin 2016, la Cour de cassation pourra se ranger derrière le pouvoir d’appréciation des juges du fond et réserver la prise en compte de la part de marché au contentieux spécifique du DES. La Cour pourrait aussi inciter à la réforme et admettre, pour tout dommage corporel dont le responsable ne peut être identifié au sein d’un groupe de personnes, le principe d’une contribution à la dette proportionnelle au risque créé par chaque coresponsable solidaire.
Notes de bas de pages
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1.
CA Versailles, 14 avr. 2016, n° 15/08232 RG.
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2.
Sur le fondement de l’article 1382 du Code civil cette fois, la responsabilité du fait des produits défectueux n’étant pas applicable en raison de la date de mise en circulation des médicaments.
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3.
TGI Nanterre, 10 avr. 2014, n° 12/13064 RG ; Borghetti J.-S., Le tribunal de Nanterre consacre le market share liability dans le contentieux du DES : D. 2014, p. 1434.
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4.
V. dans ce sens, CA Paris, 26 oct. 2012, n° 10/18297RG : D. 2012, p. 2859, note Quétand-Finet C.
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5.
Sur la faute v., Cass. 1re civ., 7 mars 2006, nos 04-16179 et 04-16180 : RTD civ. 2006, p. 565, note Jourdain P.
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6.
CA Versailles, 14 avr. 2016, n° 16/00296 RG : « Distilbène : contribution des laboratoires à la dette », Resp. civ. et assur. 2016 comm. 254, note Hocquet-Berg S. ; Borghetti J.-S., « Responsabilité du fait du DES : un pas de plus vers le “market-share liability” », RDC 2017, n° 113w4, p. 36 ; Stoffel-Munck P., JCP G 2016, I 1117, n° 5.
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7.
Cass. 1re civ., 24 sept. 2009, n° 08-16305 : Bull. civ. I, n° 186 ; JCP G 2009, II 381, note Hocquet-Berg S. ; D. 2009, p. 2342, note Gallmeister I. ; D. 2010, p. 51, note Brun P. ; RTD civ. 2010, p. 11, note Jourdain P. ; Borghetti J.-S., « Responsabilité du fait du DES : en route vers le market share liability ? », RDC 2010, p. 90.
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8.
V. art. 1240 de l’avant-projet de loi portant réforme de la responsabilité civile, version présentée le 13 mars 2017 par le garde des Sceaux, après consultation publique.
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9.
Cass. 1re civ., 2 juill. 2014, n° 10-19206 : Resp. civ. et assur. 2014 comm. 312, obs. Hocquet-Berg S., lien entre la pathologie et l’exposition au DES non établi mais indemnisation du préjudice d’angoisse de la victime ayant vécu avec la crainte de développer une maladie.
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10.
TGI Nanterre, 24 mai 2002 : RDSS 2002, p. 502, note Neyret L. – CA Versailles, 30 avr. 2004, n° 2002-05925R4 : D. 2004, p. 2071, note Gossemenet A.
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11.
Dans le contentieux de l’hépatite B, la jurisprudence admet désormais la preuve par présomptions du lien de causalité entre la vaccination et la sclérose en plaques, v. Cass. 1re civ., 22 mai 2008, nos 05-20317 et 06-10967 – Cass. 1re civ., 26 sept. 2012, n° 11-17738 : D. 2012, p. 2304 et 2810 – Cass. 1re civ., 10 juill. 2013, n° 12-21314 : D. 2013, p. 2312, note Brun P. Toutefois, la Cour de cassation a récemment saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle sur le fait de savoir si l’article 4 de la directive du 25 juillet 1985 s’opposait, dans le domaine de la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques du fait des vaccins qu’ils produisent, à la preuve par présomptions du défaut du vaccin et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage – Cass. 1re civ., 12 nov 2015, n° 14-18118 : D. 2015, p. 2602, note Borghetti J.-S.
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12.
TGI Nanterre, 22 oct. 1995, nos 12/07723 et 13/06176 RG : Bloch L., « Scoop à Nanterre : le Mediator est un produit défectueux », Resp. civ. et assur. 2015, focus 35.
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13.
CA Versailles, 14 avr. 2016, nos 15/08232 RG.
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14.
Selon le laboratoire UCB Pharma, en présence de fautes de gravité identiques comme en l’espèce, chaque coresponsable est tenu de contribuer à la dette à parts égales.
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15.
V. en ce sens, Borghetti J.-S., D. 2014, p. 1434, préc. ; G’Sell-Macrez F. et Ferey S., « Pour une prise en compte des parts de marché dans la détermination de la contribution à la dette de réparation », D. 2013 p. 2709.
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16.
En ce sens, Hocquet-Berg S., obs. préc., spéc. n° 8 prenant l’exemple de la responsabilité d’établissements de santé en cas d’infection nosocomiale contractée par la victime sans que l’on sache dans quel établissement précisément ; Quezel-Ambrunaz C., « La fiction de la causalité alternative », D. 2010, p. 1162.
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17.
Hocquet-Berg S., obs. préc.
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18.
Borghetti J.-S., art. préc. n° 13.
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19.
Hocquet-Berg S., obs. préc. n° 6 ; comp. Borghetti J.-S., préc., n° 18 pour qui ce potentiel d’expansion mérite, au contraire, d’être envisagé ; Dubarry J., JCP G 2014, p. 678.
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20.
Avant-projet Catala, art. 1378 et avant-projet de loi relatif à la responsabilité civile version mars 2017, art. 1265.
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21.
Avant-projet Catala, art. 1348 et avant-projet de loi relatif à la responsabilité civile, art. 1240.
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22.
Lécuyer H., « En route vers le market share liability ? Quelles suites à la jurisprudence relative à la responsabilité du fait du DES ? », LPA 22 mai 2012, p. 3.