Ghada Hatem : « Les femmes qui déposent plainte chez nous, dans ces conditions, ne se rétractent a priori pas » !
Depuis 2021, le gouvernement promeut le dépôt de plainte « hors les murs » pour les victimes de violences conjugales qui auraient peur de se rendre au commissariat. Une convention signée en octobre dernier entre l’APHP et la préfecture de Paris permet désormais aux victimes de déposer plainte dans tous les hôpitaux. À Saint-Denis, la Maison des femmes, qui regroupe tous les professionnels dont les femmes ont besoin pour se reconstruire, recueille depuis 2017 les plaintes des victimes de violences conjugales. La gynécologue, Ghada Hatem, sa fondatrice, explique comment fonctionne le dispositif. Entretien.
Actu-Juridique : Comment la Maison des femmes a-t-elle commencé à recueillir les plaintes de victimes de violences sexuelles ?
Ghada Hatem : J’avais rencontré le responsable de la police de Bruxelles, qui m’avait expliqué que son service expérimentait le dépôt de plainte dans des lieux autres que des commissariats car en Belgique comme en France, les femmes ne vont pas déposer plainte après une agression, probablement parce qu’elles sont réticentes à aller dans un commissariat. Ce commissaire belge demandait aux policiers d’assurer les dépôts de plainte dans les endroits qui accueillent les femmes victimes de violences sexuelles et avait créé une formation pour les y préparer. Je n’avais pas idée, à l’époque, qu’on pouvait aller porter plainte ailleurs que dans un commissariat. J’en ai parlé au commissaire principal de Saint-Denis, qui a trouvé cela intéressant et s’est inspiré du programme de formation de la police bruxelloise. Les policiers, sur la base du volontariat, ont accepté de venir prendre des plaintes à la Maison des femmes de Saint-Denis. Depuis 2017, ils viennent ainsi à tour de rôle le mercredi.
Actu-Juridique : Comment sont formés ces policiers ?
Ghada Hatem : Ils bénéficient de deux jours de formation complémentaire, dont une demi-journée consacrée à l’impact des violences sur la santé des femmes et à la gestion des victimes. Ce sont des soignants de la Maison des femmes qui assurent cette demi-journée. Cela nous permet d’expliquer aux policiers les spécificités des victimes de violences conjugales graves et répétées ou de victimes d’agressions sexuelles. Leur comportement peut en effet paraître étrange à première vue alors qu’il s’explique parfaitement par ce qu’elles ont subi.
Actu-Juridique : Comment fonctionne le dépôt de plainte à la Maison des femmes ?
Ghada Hatem : On donne des rendez-vous aux patientes. Les policiers savent ainsi, avant d’arriver, combien de personnes ils vont voir dans la journée. On prévoit des rendez-vous longs car les victimes ont besoin de temps pour s’exprimer. J’ai vu un dépôt de plainte durer sept heures ! Cela est possible chez nous car contrairement au commissariat il n’y a pas de l’autre côté de la porte une salle d’attente pleine. Pour les policiers, cela implique d’accepter de travailler hors de leur zone de confort : l’ambiance est peut-être plus agréable à la Maison des femmes que dans un commissariat mais ils ne se sentent pas chez eux comme lorsqu’ils sont au milieu de leurs collègues. C’est un dispositif très efficace mais qui a un coût : il faut que le commissaire accepte de mettre ses hommes à disposition en sachant qu’ils seront moins rentables et ne prendront peut-être que trois plaintes au lieu de dix dans la journée. Les médecins de la Maison des femmes peuvent fournir des certificats ou alerter sur la vulnérabilité de certaines patientes, mais les échanges entre policiers et médecins sont limités car chaque profession est liée par son secret professionnel.
Actu-Juridique : Ce dispositif s’adresse-t-il à toutes les femmes victimes de violences ?
Ghada Hatem : Une femme qui se sent en danger immédiat doit aller au commissariat. Le dispositif de recueil des plaintes de notre structure s’adresse à des femmes que nous accompagnons, qui sont au départ simplement venues nous dire qu’elles n’allaient pas bien, qu’elles subissaient des situations dont elles ne savaient même pas dire si c’était des violences. Nous accompagnons ces femmes jusqu’à ce qu’elles comprennent qu’il s’agit bien de violences et qu’elles veuillent quitter leur compagnon, ou déposer plainte pour une agression ou un viol. Quand elles sont prêtes, elles viennent un mercredi déposer plainte. Ce sont des plaintes mûries, qui ne sont pas déposées sous de coup de la colère, dans l’immédiateté d’une agression. Elles se sont préparées pendant des mois, ont pris une décision forte avec des bases solides. Elles ont bénéficié de tout l’accompagnement professionnel de la structure, ont été soutenues, consolidées, redressées. Par conséquent, les femmes qui déposent plainte chez nous, dans ces conditions, ne se rétractent a priori pas.
Actu-Juridique : Que pensez-vous du dépôt de plainte hors les murs, récemment étendu aux services des urgences de l’APHP ?
Ghada Hatem : Les hôpitaux ont de longue date été amenés à appeler les commissariats, lorsqu’ils prenaient en charge une patiente tellement mal en point qu’elle ne pouvait pas se déplacer. Auparavant, les policiers répondaient qu’ils n’étaient pas assez nombreux et que la femme devait se déplacer quand même. C’était exceptionnel de réussir à mobiliser un policier. Aujourd’hui, ils ne peuvent plus répondre cela ! Le gouvernement sait que le dépôt de plainte n’est pas à la hauteur du nombre d’agressions, il est attendu sur le sujet et cherche des solutions. Nous sommes référencés comme l’un des deux lieux de Saint-Denis où peut avoir lieu le dépôt de plainte hors les murs. C’est une bonne chose de dire aux victimes qui ont peur d’aller au commissariat qu’elles peuvent porter plainte ailleurs mais il faudra s’assurer que des policiers soient bien disponibles pour se déplacer et recueillir leur plainte.
Actu-Juridique : La Maison des femmes de Saint-Denis, pionnière dans la lutte contre les violences faites aux femmes, expérimente-t-elle de nouveaux dispositifs ?
Ghada Hatem : Il y a dix-huit mois, nous avons signé la convention Coralis avec le procureur de Seine-Saint-Denis pour développer une offre de soins concernant les femmes qui viennent d’être victimes de violences sexuelles. Ces victimes d’agressions récentes peuvent venir nous voir à toute heure. C’est important de les recevoir rapidement car on peut encore retrouver des preuves. Les médecins de la structure les examinent, un policier vient à la demande recueillir un dépôt de plainte hors les murs. Si jamais la patiente ne souhaite pas déposer plainte, nous avons l’autorisation du procureur de congeler les éléments de preuve. Nous le faisons en informant alors la patiente qu’elle a trois ans pour changer d’avis.
Actu-Juridique : Quel bilan dressez-vous de cette convention Coralis ?
Ghada Hatem : Les victimes sont satisfaites de ne pas avoir à aller en commissariat. Mais le dispositif est encore peu connu. Tous les commissariats sont informés de cette offre de soins que nous proposons. Les victimes qui passent par le commissariat peuvent même venir nous voir avec une réquisition. Nous avons également communiqué sur les réseaux sociaux, chez les médecins, dans les pharmacies. On pourrait être plus utiles et efficaces si le dispositif était mieux connu, mais nous avons tout de même accueilli une cinquantaine de femmes. Il peut exister des pratiques similaires dans certains services d’urgences, si des gynécologues spécialisés dans les questions de violences sexuelles y exercent. La différence chez nous : les femmes que nous recevons après leur agression peuvent ensuite bénéficier des parcours de soins de la Maison des femmes. Elles pourront voir une psychologue, un médecin, une sage-femme pendant plusieurs séances jusqu’à ce qu’on estime qu’elles vont mieux et qu’elles peuvent lâcher la main de la Maison des femmes. Elles ne sont jamais abandonnées.
Référence : AJU011c0