Vers une judiciarisation de la crise sanitaire du coronavirus
La crise sanitaire engendrée par la gestion imparfaite de l’épidémie de coronavirus a déjà des conséquences judiciaires. Des dizaines de plaintes ont été enregistrées par le parquet de Paris, 200 plaintes auraient été déposées devant les tribunaux selon le ministère de la Justice et la Cour de Justice de la République, seule instance habilitée à juger les ministres pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, est engorgée de plusieurs dizaines de plaintes visant l’exécutif.
Ces professionnels de santé ou victimes collatérales de la crise s’organisent pour faire valoir leurs droits et obtenir toute la lumière sur une gestion qu’ils jugent catastrophique. Des cas de personnels soignants infectés auraient-ils pu être évités ? C’est leur conviction. Me Fabrice Di Vizio, avocat de soignants depuis vingt ans, se fait le porte-parole de ses clients, notamment les médecins du collectif C19, le temps d’une interview.
Les Petites Affiches : Vous défendez le collectif C19, composé de centaines de médecins en colère contre la gestion gouvernementale de la crise. Pouvez-vous revenir sur la chronologie des actions judiciaires que vous avez lancées à leurs côtés ?
Fabrice Di Vizio : Avec l’entrée dans la phase 2 de l’épidémie, on a commencé à voir assez rapidement qu’un certain nombre de garanties et de droits allaient poser problème pour les soignants. Le premier problème s’est posé en février, lorsque brusquement, le ministre de la Santé a changé sa doctrine. Jusqu’ici les recommandations scientifiques et juridiques avaient parfaitement établi que les soignants devaient être équipés de masques FFP2, quelle que soit la qualité de ces derniers, à partir du moment où ils étaient soignants. Et tout d’un coup, paraît une note à destination des hôpitaux, à diffusion restreinte, dans laquelle on change la doctrine, sans prévenir, arguant que les études scientifiques récentes nous montrent qu’il y a une équivalence entre les masques chirurgicaux et les FFP2. Je me suis demandé ce que je pourrais faire de cela sur un plan juridique. Ça a été une vraie question car la situation est inédite. Avec mes clients, nous faisons donc le choix de saisir le tribunal administratif, par la voie du référé « mesures utiles », le 4 mars. Nous demandons que l’État soit condamné à livrer les masques FFP2. À la faveur de notre action, le ministre va rechanger sa doctrine, à nouveau ! Il ne va même pas répondre directement devant le tribunal, mais il accepte que des masques FFP2 soient donnés à tous les soignants. Par conséquent il n’y avait plus rien à juger.
LPA : Le lien entre vos saisines au tribunal administratif et le revirement d’Olivier Véran est-il clair ?
F.D.V. : Il est exactement contemporain. C’est assez affolant : on saisit le juge, et dès qu’on le saisit, et que le ministre est sur le point d’être mis en demeure de produire un mémoire, il change sa doctrine et écrit au tribunal en leur précisant qu’il n’y a plus rien à juger. Et de fait le tribunal constate qu’il n’y a plus rien à juger. La concordance des dates est troublante.
LPA : Quand arrive la question d’une potentielle responsabilité pénale dans la gestion de la crise ?
F.D.V. : En tant que juriste spécialisé, je constate une gestion chaotique de la crise, mais le droit ne s’en mêle pas immédiatement. Cela relève de la responsabilité parlementaire, à la limite, mais ce n’est pas encore une faute pénale. Tout bascule lorsque Agnès Buzyn fait ses déclarations au journal Le Monde. Tout à coup, apparaissent les ingrédients de la responsabilité. Parce que précisément, l’article 233-7 du Code pénal trouve un écho. Les conditions sont potentiellement réunies, en tout cas suffisantes pour que je dépose une plainte, puisque Agnès Buzyn caractérise l’élément intentionnel, ce qui manquait jusqu’à présent. Qu’il y ait eu une abstention de prendre des mesures, ce point ne fait pas débat, contrairement à la question de savoir si cette abstention était répréhensible pénalement ou pas. Ce qui fait basculer la balance, c’est précisément le caractère volontaire de l’abstention, qui se déduit des déclarations de Agnès Buzyn. C’est là que naît la responsabilité pénale à nos yeux : nous pouvons désormais dire à la commission des requêtes de la cour d’assises de la République, qu’en présence de telles déclarations de la part de l’ancienne ministre, qui indique par ailleurs avoir alerté le Premier ministre, il y a une impossibilité à nos yeux, à tout le moins d’ouvrir une enquête pour vérifier ce qu’elle savait réellement, si elle a fait effectivement remonté l’information, l’a-t-elle fait redescendre vers Jérôme Salomon ? Il semble que oui. Dans ce cas, qu’a fait Jérôme Salomon dans le cadre de cette lutte contre la pandémie ? Nous doublons cette démarche d’une plainte du parquet contre X le 27 mars.
LPA : Votre démarche a été très critiquée par différentes voix. Pourquoi ?
F.D.V. : Le gouvernement, une certaine presse et quelques confrères nous ont dit que nous cherchions à déstabiliser l’action de l’État. Ils ont critiqué les fondements juridiques de notre action en affirmant qu’ils n’étaient pas pertinents, jusqu’à ce que le professeur Didier Rebut publie un article juridique dans lequel il rappelle que l’article 233-7 peut précisément s’appliquer aux circonstances actuelles, permettant un écho favorable à notre démarche.
Dès que nous avons déposé notre plainte, une avalanche d’autres plaintes, sur d’autres fondements, sont apparues. Le site « Plaintes covid », initiative de Bruno Gaccio, dont l’avocat défend des Gilets Jaunes, est même crée. Il y a donc eu tout de suite une récupération politique d’un mouvement qui était, pour nous, juste un mouvement juridique. Nous avons pu constater que le droit pouvait être utilisé comme instrument de déstabilisation politique, car en effet, notre démarche est noyée au milieu de considérations qui sont des actions de déstabilisation de l’action du gouvernement, avec 28 plaintes qui ont été déposées sur des fondements complètement incroyables, homicides involontaires, violences involontaires ou mise en danger de la vie d’autrui… Tout ça, pénalement ça ne passe pas quand on l’examine au filtre. Mais c’est bien sur le plan médiatique…
LPA : Sur la question des commandes gouvernementales de masque, les informations semblent floues. Qu’avez-vous constaté de votre côté ?
F.D.V. : La problématique des masques a poursuivi son chemin. Puis nous avons commencé à recevoir les témoignages d’un certain nombre d’entreprises qui avaient contacté l’État pour importer des masques et qui expliquaient que le gouvernement n’avait pas réagi, alors même que la parole gouvernementale à ce moment-là était de dire « il n’y en a pas », « on n’en trouve pas ». Étrangement, je recevais 4 ou 5 mails par semaine d’entreprises qui proposaient pourtant des masques, en vain. Nous avons fait délivrer ces pièces à l’appui d’une sommation interpellative à l’intention d’Olivier Véran, pour la forme. Notre message ? « À un moment, vous allez devoir justifier, s’agissant d’un document administratif communicable que sont le contrat et les bons de commande, au sens du code ». C’est une démarche purement juridique. Devant l’absence de réponse d’Olivier Véran, qui continuait de dire qu’il ne recevait pas de masques alors que nous recevions autant de messages, que déduire d’autre qu’Olivier Véran s’est manifestement abstenu volontairement de passer commande dans des délais raisonnables ? De nouveau, nous avons saisi la Cour de justice, le 14 avril, cette fois-ci contre lui. S’il avait justifié des bons de commande, exerçant ainsi l’obligation qui est la sienne, nous nous serions désistés de la plainte. Il ne l’a pas fait.
LPA : Vous estimez impossible que les commandes aient été réalisées dans des délais corrects ?
F.D.V. : C’est impossible. Je reçois 5 mails par semaine d’entreprises sérieuses qui ont reçu des autorisations d’importation par Bercy, avec des CV vérifiés, qui commercent en Chine depuis des années, qui ont parfois déjà livré l’État français. Elles ne comprennent pas ce silence, puisque les chaînes de production ont recommencé début mars. Et certaines de dire que les difficultés de l’État à s’approvisionner ne sont pas complètement impossibles, mais sont liées à une réalité : forcément s’ils avaient commandé début mars, au moment où il y avait encore une fluidité des commandes, ça aurait été beaucoup plus facile. Il n’était pas faux de dire que fin mars, c’était un peu plus tendu, mais ça se faisait. Nous demandions juste la preuve des commandes qui avaient été passées.
LPA : Dans quel état d’esprit étaient vos clients ?
F.D.V. : Mes clients sont tous médecins. Eux n’avaient pas les FFP2, il était légitime pour eux de savoir s’ils devaient commander des masques de leur propre chef ou compter sur les commandes de l’État. Et de fait, à la faveur de l’absence de réponse d’Olivier Véran, ils se sont organisés et ont commandé eux-mêmes les FFP2. Paradoxe de l’histoire, ils les ont reçus ! Et dans des délais raisonnables. Ils ont passé leurs commandes juste avant la parution du décret du 23 mars. Heureusement par ailleurs que le décret ne réquisitionnait pas les maques importés, sinon ils auraient été réquisitionnés. Or la vraie difficulté n’est pas, paradoxalement, de trouver de grandes quantités, mais de petites quantités de masques. Vous, si vous commandez un FFP2 sur internet, vous allez le recevoir dans au moins 6 semaines. Mais si vous passez une commande de 60 millions de pièces, vous allez plutôt les recevoir en dix jours. C’est notoire.
Un argument a commencé à naître : tous les États manquent de masques. C’est faux : d’abord tous les États ne manquent pas de masques. Et si certains en manquent, c’est parce qu’ils n’en commandent pas, comme en Angleterre. L’Allemagne n’a pas manqué de masques, elle. Les États-Unis ont manqué de masques parce que forcément ils sont arrivés très tard sur le marché. Mais si vous prenez la Floride, elle n’en a pas manqué, parce que c’est le gouverneur qui les a commandés lui-même ! Il y a eu une volonté de déresponsabiliser l’État en affirmant que c’était dû à la situation.
LPA : Mais la question des masques connaît un nouveau rebondissement…
F.D.V. : Pour la première fois, nous allons saisir le Conseil d’État le 23 avril. Nous nous sommes aperçus que, les médecins, qui reçoivent des dotations de l’État, de FFP1 et de FFP2, et qu’ils les donnaient aux infirmières car elles-mêmes n’en recevaient pas. Finalement une nouvelle doctrine s’est fait jour : il n’y a plus de masques en pharmacies, elles n’ont pas le droit d’en acheter, d’en importer.
Nous avons sollicité l’Ordre des pharmaciens, qui confirmait que c’était interdit depuis début mars, sous peine d’amende. Mais je saisis le Conseil d’État car je considère que ce n’est pas interdit. Le ministre, devant le Conseil d’État, va déclarer « non ce n’est pas interdit, depuis le 23 mars, c’est autorisé ». Judiciairement, le ministre dit quelque chose, médiatiquement, il nous dit autre chose. Le Conseil d’État tranche sur le fait qu’il n’y a plus rien à juger car le ministre reconnaît que les pharmaciens ont le droit de vendre les masques non réquisitionnés depuis le 23 mars. En réalité, on apprend que les pharmaciens ont eu un « deal » avec le gouvernement, une sorte de gentleman agreement, qui consistait à ne pas vendre les masques aux populations, quoiqu’ils en aient le droit, car ça mettrait en difficulté l’État, qui lui ne réussissait pas à s’en procurer. Les pharmaciens ont accepté le « deal », sauf qu’entre les deux, ils se sont fait griller la politesse par la grande distribution qui vend et importe des masques ! La question est de savoir depuis quand les acteurs de la grande distribution ont stocké des masques, car si des masques étaient présents sur le territoire national avant le 23 mars, on va être confronté à un problème. De même, comment expliquer que 500 millions de masques ont été importés par la grande distribution là où l’État ne parvient pas à les avoir ? Comment expliquer que PSA a fait venir des FFP2 tandis que l’État n’y parvient pas ? Que nous avons réussi, là où l’État n’y parvient pas ? Et c’est ça que les responsabilités judiciaires devront mettre en lumière.
LPA : Alors d’où vient cette absence de commandes ?
F.D.V. : Les masques (commandés par l’État) devaient arriver jusqu’en juin par un pont aérien. Sauf que ce pont aérien disparaît. Ils doivent désormais arriver par bateaux. Il existe, comme disent les juges d’instruction, des indices graves et concordants laissant penser qu’une infraction a été commise, en l’espèce, violation de l’article 233-7 du Code pénal. On est au-delà de la négligence ou de l’incompétence, on voit qu’il y a autre chose. J’en veux pour preuve cette information datant du 19 avril (dans l’Obs) qui raconte qu’un très gros avion cargo contenant un peu plus de 8 tonnes de matériel, a pu livrer du matériel, et ce matériel n’appartenait pas à l’État mais à une entreprise privée. Or l’État a forcément dû donner une autorisation d’importation compte tenu de la pandémie. Et comment expliquer que LVMH a réussi à faire venir des masques ? Il arrive à un moment où le droit doit se saisir de la question. On m’invoque la responsabilité parlementaire. D’abord, ça n’existe pas. Ce qui potentiellement existe, c’est la responsabilité démocratique dans les urnes. Mais à partir du moment où une faute pénale a été commise, elle ne se confond pas avec la faute politique. Lorsque des vies sont en jeu, dans une crise sanitaire qui est la plus grande que le monde ait connue et qu’on fait aller des soignants combattre sans protection, le minimum auquel ont droit ces gens c’est de savoir pourquoi, et surtout, s’il y a des indices suffisamment concordants qui laissent entendre qu’une infraction a été commise. Le droit sert précisément à savoir pourquoi.
LPA : Faut-il donc parler de responsabilité parlementaire, administrative, politique, démocratique ?
F.D.V. : D’une certaine manière, le politique ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est l’administratif. Le Conseil d’État n’est pas juge du politique, mais de l’action administrative. En ce sens, l’affaire du sang contaminé n’est pas une affaire politique, mais une affaire aux retentissements politiques. Et une affaire engageant la responsabilité de l’État, au sens administratif du terme. Cet amendement concernant le projet de loi de prolongation de l’état d’urgence, où une espèce d’exonération de responsabilité pénale a été votée, c’est ce qu’on appelle l’auto-amnestie. Finalement, on a encadré la responsabilité pénale. Selon moi, ce gouvernement ne veut pas qu’on lui reproche des fautes de négligence, parce qu’il sait que la négligence risque de lui être reprochée. On voit que le gouvernement navigue à vue, et que jamais il n’a été fait état du principe de précaution ou de ses déclinaisons. Il n’existe pas de responsabilité pénale pour ne pas avoir respecté le principe de précaution, mais la responsabilité administrative autour de cette question va être une vraie question.
LPA : Vous faites la comparaison avec l’affaire du sang contaminé ? Peut-on attendre le même retentissement ?
F.D.V. : Sans doute encore plus fort, par le nombre de morts, et par la succession des carences de l’État. Le sang contaminé, d’une certaine façon, a pris par surprise, en ce que nous avions un virus qui venait des États-Unis, touchait une petite communauté… Dans l’affaire du sang contaminé, personne n’est venu dire « Je savais qu’il fallait chauffer le sang mais je ne l’ai pas fait volontairement, je l’ai dit à Laurent Fabius et il m’a répondu qu’on ne faisait rien », comme l’a fait finalement Agnès Buzyn. Elle a quand même dit qu’elle pleurait en quittant le ministère car elle savait le tsunami qui allait nous tomber dessus…
LPA : Cette crise est-elle de nature à déstabiliser les institutions politiques ?
F.D.V. : Ce qui va être mis à l’épreuve, ce n’est pas tellement la démocratie, mais plutôt quelle opposition on a. Je suis très inquiet quand j’entends le sénateur, Bruno Retailleau, commencer à prendre des précautions oratoires en disant que la commission d’enquête parlementaire ne sera pas d’établir des responsabilités… Si le rôle de cette commission d’enquête n’est pas d’établir des responsabilités, alors à quoi sert-elle ?
LPA : Vous dites aussi que des responsabilités seront à trouver du côté des conseils scientifiques. Dans quel sens ?
F.D.V. : Nous irons de toute façon vers un procès des organes de conseil, et notamment du conseil scientifique. Nous ne pourrons pas faire l’impasse tôt ou tard, dans le cadre d’une procédure, sur le rôle qu’ont tenu les agences d’évaluation, les conseils scientifiques, les scientifiques en général.
Qu’est-ce que nous savions sur ce virus ? Les enfants n’étaient pas touchés, et finalement ils sont touchés ? La contamination s’avère forte, et puis finalement, pas tant que ça ? Alors qu’on ne sait rien, on vient quand même chercher une certitude. Finalement, les conseils scientifiques sont poussés à donner des recommandations là où ils ne peuvent pas le faire.
LPA : Quid du principe de précaution qui n’a pas été appliqué ?
F.D.V. : Si cela n’a pas été le cas, c’est parce que la santé n’est pas politiquement rentable. Ce qui est rentable en termes de santé publique, c’est l’environnement. D’ailleurs, la loi Barnier a été créée pour les questions environnementales à la base. Nous sommes obnubilés par l’environnement, par des concertations internationales sur l’environnement, tandis que nous n’en avons pas sur les questions de santé. Prenez l’exemple de Roselyne Bachelot, le constat est qu’elle a acheté trop de masques lors de la crise H1N1. Certains vont donc se demander si c’est la peine d’acheter trop de masques alors qu’il n’y en a pas besoin ! La santé publique, c’est un risque hypothétique. Et qui coûte cher ! Avec le principe de précaution on s’est tiré une balle dans le pied d’une façon juridique. Car pour l’appliquer, il faudrait sacrifier toute la politique sanitaire française, faite de restrictions budgétaire successives depuis des années.