Télétravail : une « révolution » décryptée sous tous les angles
Devenu une habitude, voire une norme pour de nombreux actifs, le télétravail s’est néanmoins imposé de manière abrupte au début de la crise sanitaire. Dès lors, trois ans après le premier confinement, comment le télétravail bouleverse-t-il aujourd’hui la vie des Franciliens ? Pour répondre à cette question, et à beaucoup d’autres, l’Institut Paris Région (IPR) vient de publier, aux éditions des Presses Universitaires de France (PUF), un cahier intitulé : À distance, la révolution du télétravail. 176 pages, 34 articles et une quinzaine d’interviews d’experts permettent de mieux comprendre l’impact sociétal du télétravail. Pascale Leroi et Florian Tedeschi, respectivement urbaniste et ingénieur transport, sont deux des membres de l’IPR qui ont dirigé ce travail. Rencontre.
Actu-Juridique : Le terme de « révolution », inscrit dans le titre de votre cahier, n’est pas neutre. Pourquoi, selon vous, peut-on vraiment parler de « révolution du télétravail » ?
Pascale Leroi : Pour nous, le terme-clé est « à distance », qui englobe l’éloignement du bureau, les possibilités de vivre ailleurs ou encore un nouveau rapport au travail. Cette notion de distance est celle qui représente le mieux l’esprit du cahier. Néanmoins, comme l’écrit Jean Viard dans son introduction, le télétravail est « la plus grande révolution contemporaine que le monde du travail ait connue depuis l’invention du travail à la chaîne » ! Et ce même si tous les salariés ne télétravaillent pas, puisqu’ils sont un peu moins de la moitié (43 %) en Île-de-France à le faire. Toutefois, ce développement soudain du travail à domicile impacte l’ensemble de la population active pour deux raisons. La première concerne les commerces et les services présents dans les quartiers de résidence et d’affaires. Leurs fréquentations évoluent nécessairement selon le recours au télétravail, à la hausse comme à la baisse. Aussi, le télétravail peut être un nouvel élément de tensions entre les actifs, entre ceux qui peuvent exercer leur emploi à distance et ceux qui ne le peuvent pas. Il fait surgir un nouveau type d’inégalités. Par exemple, 66 % des cadres télétravaillent, contre seulement 12 % des ouvriers. Enfin, il est évident que le recours au télétravail comme mode d’organisation a passé un cap sur lequel nous ne reviendrons jamais. C’est aussi en cela une révolution. Avant la pandémie, le télétravail peinait à s’imposer. En quelques jours, quelques semaines, il est devenu la norme, et désormais une habitude.
Florian Tedeschi : Cette expansion soudaine du télétravail a aussi eu un impact sur les lieux de résidence ou les transports avec un passage, par exemple, de la notion d’heures de pointe à jours de pointe. Le développement du télétravail est une « révolution » tant ses répercussions sont massives pour beaucoup d’autres domaines.
Pascale Leroi : Des tendances qui étaient latentes avant le Covid se sont finalement révélées du fait de la crise sanitaire. Je pense notamment au recours, pour les entreprises, au flex office pour réduire leurs coûts et leurs surfaces immobilières. Pour les salariés, c’est le rapport au travail qui se trouve aujourd’hui bouleversé avec des effets qui sont toujours en cours de développement.
Actu-Juridique : Qu’est-ce qui a changé concrètement dans la vie des Franciliens depuis l’avènement de cette révolution télétravail ?
Pascale Leroi : La première transformation concerne bien sûr les transports. Aujourd’hui, nous savons qu’en moyenne les salariés bénéficient de deux jours de télétravail par semaine. C’est évidemment autant de trajets en transports en commun ou en voiture qui sont économisés. C’est énormément de temps gagné, ou plus précisément, de temps utilisé à faire autre chose. Le rythme de vie s’est donc trouvé transformé par le télétravail.
Florian Tedeschi : Effectivement, d’après l’enquête Global Transport réalisée sur la région par Île-de-France Mobilités, nous savons qu’il y a plus d’un million de Franciliens qui résident à plus d’une heure de leur lieu d’activité professionnelle. Pour ces actifs, ce sont donc au moins deux heures de trajets domicile-travail qui sont économisés quand ils télétravaillent. C’est conséquent dans une journée. Aussi, si une personne qui télétravaille se déplace tout de même encore une heure par jour (c’est quand même en moyenne une demi-heure de moins qu’un non-télétravailleur), c’est pour réaliser des déplacements plus resserrés autour de son domicile, avec des motifs un peu plus variés, notamment pour des achats. On se déplace différemment quand on travaille à distance.
Actu-Juridique : Le projet du Grand Paris Express, et la mise en service progressive de nouvelles lignes de métro jusqu’en 2030, est-il toujours pertinent du fait des changements évoqués ?
Florian Tedeschi : Oui, il l’est toujours car globalement le taux de fréquentation des transports en commun atteint aujourd’hui 90 % du niveau d’avant-crise. Les Franciliens prennent toujours massivement le train, le métro ou le bus. Il est vrai, en revanche, que des questions se posent concernant l’immobilier de bureau autour des nouvelles gares. Le passage au flex office de certaines entreprises devrait entraîner une baisse de la surface de bureaux nécessaire, et un recentrage au cœur de l’agglomération. Dès lors, l’offre prévue avant les effets du télétravail ne sera-t-elle pas trop importante ? Il est probable qu’il y ait un déséquilibre avec la demande et que certains projets soient révisés.
Actu-Juridique : Les Franciliens ont-ils vraiment fui la région comme nous pouvions le croire au début du confinement ?
Florian Tedeschi : Les données fournies par La Poste modèrent l’ampleur du phénomène d’exode rural dont nous avons beaucoup entendu parler pendant la pandémie. Rappelons que 85 % des déménagements se font en interne à l’Île-de-France. Si ces flux internes ont baissé de 12 % depuis la crise sanitaire, les déménagements vers la troisième couronne (départements limitrophes de l’Île-de-France) ont augmenté de 9 %, et ceux vers le reste de la France de 7 %. Nous constatons donc un mouvement de population, mais bien moindre que ce qui était annoncé.
Pascale Leroi : Contrairement à l’exode rural observé lors de la révolution industrielle, on ne constate pas « d’exode urbain », car le lien avec la métropole se maintient. Comme le souligne Max Rousseau, géographe et politiste au Cirad, « la périurbanisation et la mégapolisation se poursuivent ». Les salariés peuvent déménager pour plus d’espace et de verdure, mais ne quittent pas nécessairement leur travail. Ainsi, le « cordon ombilical » n’est pas vraiment rompu et l’on ne peut pas parler d’un déclin de la ville. Avec ses équipements, ses services, et ses emplois avant tout, la ville reste attractive.
Actu-Juridique : L’aménagement du territoire est-il, quant à lui, métamorphosé par le télétravail ?
Pascale Leroi : Dans le cahier, Catherine Sabbah, déléguée générale de l’Institut des Hautes Études pour l’Action dans le Logement (IDHEAL) explique que « la nécessité d’intégrer aux nouveaux logements un espace réservé au travail (sans même parler d’une pièce en plus) n’apparaît pas clairement dans les préoccupations des promoteurs ou des bailleurs sociaux ». Aussi, dans une région comme l’Île-de-France, il semble impossible de répondre aux besoins et attentes de chacun pour un pavillon individuel et un jardin.
Florian Tedeschi : N’oublions pas qu’au-delà des enjeux liés au travail, il y a également des impératifs environnementaux. Ainsi, l’un des chapitres du cahier interroge la volonté de maison et le défi du Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Nous semblons être là en présence d’une équation délicate à résoudre.
Pascale Leroi : En ce qui concerne les quartiers d’affaires, la réorganisation des espaces est en marche. À La Défense, dans le Quartier Central des Affaires (QCA) ou dans les campus d’affaires de la Plaine Saint Denis, des aménagements s’opèrent car ce sont des territoires qui sont très bien connectés. Ils restent attractifs pour de nouvelles entreprises, bien que leur usage ait évolué. Cela pourrait conduire à un recentrage des pôles bureaux au détriment des zones périphériques. Finalement, d’autres tendances peuvent avoir plus d’impacts sur le territoire régional, comme la végétalisation des villes.
Actu-Juridique : Nous n’assistons donc pas à « la fin du bureau » pour reprendre un des titres de votre cahier ?
Pascale Leroi : Absolument pas. Le bureau en tant que tel comme espace figé et lieu de pure productivité évolue certes, mais il n’en reste pas moins essentiel. Comme le souligne dans l’ouvrage Ingrid Nappi, professeure à l’École des Ponts ParisTech, les salariés pourraient même être tentés de revenir sur leur lieu de travail pour des raisons économiques avec la hausse des prix de l’énergie. Aussi, les salariés ont toujours besoin de se voir, d’échanger, de partager des moments ensemble. Le virtuel ne remplacera jamais totalement le présentiel. En réalité, c’est la pratique du bureau qui change pour répondre aux nouvelles attentes des collaborateurs, avec en fond toujours cette idée de flexibilité. Les tiers lieux, les espaces de coworking, sont des formes de « bureau » en développement.
Actu-Juridique : Le télétravail peut s’avérer source de déséquilibres et de nouvelles inégalités, notamment pour les femmes qui doivent jongler entre tâches professionnelles et ménagères…
Pascale Leroi : En effet, nous consacrons précisément un chapitre à ce sujet, sous le titre : « Femmes, acrobates du quotidien ». Malheureusement nous n’avons pas observé un rééquilibrage des tâches entre conjoints, et pour les femmes, la charge mentale liée à l’organisation du quotidien ne s’est pas allégée. Elles consacrent le temps gagné sur les transports grâce au télétravail, à la sphère familiale et aux tâches domestiques, alors que les hommes ont tendance à faire du sport ou travailler davantage. Aussi, le télétravail comporte un risque d’invisibiliser les femmes au sein de l’entreprise. Cela peut avoir un impact préjudiciable sur leurs carrières.
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Référence : AJU007t7