Hauts-de-Seine (92)

Temps de travail : l’heure de la réévaluation ?

Publié le 13/09/2022

Si le recours massif au télétravail a transformé notre rapport à l’espace, il a surtout touché celui au temps, affirme Isabelle Barth, chercheuse en sciences du management. « Il nous faut déconstruire notre approche du temps de travail », estime l’universitaire. Rencontre.

Actu-juridique : Le développement du télétravail a-t-il ringardisé la notion du « temps de travail » ?

Isabelle Barth : Le télétravail, c’est un fait, pose de nouvelles questions organisationnelles pour les managers. Notre conception du travail a évolué avec la distance et l’exercice de l’activité à domicile. Or, que constatons-nous avec l’expérience acquise pendant la pandémie ? Qu’il est inutile de vouloir faire un copier-coller des méthodes managériales employées d’ordinaire en présentiel pour le distanciel. Cela ne fonctionne pas en raison de la question du « temps de travail ». Son approche ne peut être perçue selon une vision classique où le temps de travail correspondrait au temps passé sur le lieu d’activité, contrôlé par la pointeuse dans les ateliers ou les feuilles de temps des consultants ou avocats. En réalité, le télétravail est un moyen de réinterroger cette problématique plus qu’il ne la transforme lui-même.

AJ : Pensez-vous que cela n’a plus de sens aujourd’hui de demander à un salarié de passer 8  par jour sur son lieu de travail ?

Isabelle Barth : Si, cela a encore du sens, mais pas nécessairement tout le temps et tous les jours. Par exemple, il est essentiel que tous les collaborateurs soient présents à l’heure et physiquement pour une réunion de synchronisation puisque c’est elle qui va permettre d’enclencher tout un processus productif. Pour autant, pour d’autres tâches il n’est pas forcément obligatoire d’être présent sur un même lieu durant un temps donné. Beaucoup de salariés ont acquis une certaine autonomie, et notamment dans la gestion de leur temps de travail. Les managers pourraient ainsi encourager cette autonomie. Car quel est le plus important finalement pour une entreprise ? Qu’un salarié soit présent X heures dans ses locaux ou qu’un projet soit bouclé et rendu selon des délais imposés ? Repenser le temps de travail c’est s’autoriser un virage intellectuel quant à notre conception de ce temps de travail. Enfin, rappelons que 30 % des salariés peuvent télétravailler aujourd’hui. Notre sujet ne concerne donc pas tous les employés même si certaines activités que nous jugions impossible à réaliser à distance le sont dorénavant.

AJ : Il faut, d’après vous, « abandonner l’idée de compter le temps ». Pourquoi ?

Isabelle Barth : Notre vision du temps de travail s’est construite, et n’a presque plus bougé depuis, il y a une centaine d’années selon les thèses de Frederick Taylor et Henri Fayol. Ainsi d’après cette vision « productiviste », une minute de temps de travail est égale à une minute de temps de travail. Or nous savons bien aujourd’hui que cela n’est pas vrai. Il y a des temps de productivité supérieurs à d’autres durant lesquels un salarié est dans de meilleures dispositions pour travailler, et ce pour différentes raisons. Chacun dispose de son chemin pour atteindre un objectif donné. Les managers doivent assimiler ce fait pour ne pas imposer un cadre fixe à tous les salariés.

Évidemment pour y parvenir, encore faut-il qu’ils aient le temps de manager, de créer une relation de confiance avec leurs équipes pour leur accorder une plus grande autonomie. En présentiel, il est facile de surveiller et de combler des défaillances managériales. À distance, c’est beaucoup plus difficile.

AJ : Le temps de travail peut-il comprendre des moments non consacrés directement à l’activité professionnelle ?

Isabelle Barth : Oui bien sûr. Cela peut être un temps d’information, de ressourcement ou même de vagabondage. Ces temps sont en réalité utiles au salarié, ils lui permettent d’être plus efficient et serein dans son activité professionnelle.

Pour « bien » travailler, il ne faut pas que travailler. Se reposer, lire, ou pratiquer du sport permet de faire le plein d’énergie, d’adopter une nouvelle démarche et de résoudre in fine des problèmes ou des tâches en cours. Il nous faut déconstruire notre approche du temps de travail.

AJ : Quel regard portez-vous sur les débats autour des 32, 35 ou 39 heures ? Sont-ils dépassés selon vous ?

Isabelle Barth : Ne nous méprenons pas, nous ne pouvons pas envisager le travail sans contraintes, que ce soit pour le salarié ou l’employeur. Il ne serait pas souhaitable à mon avis de supposer un monde du travail totalement dérégularisé. A contrario, ne nous contentons pas d’un cadre strict et rigide dans lequel les innovations managériales peinent à voir le jour. Les 35 heures de travail hebdomadaire doivent-elles être entendues comme 35 heures de productivité pure sur un lieu figé ? Là est notre problématique. Certains temps de pause ne pourraient-ils pas être compris comme du temps de travail ? À quoi bon vouloir absolument appliquer une règle si elle est dépourvue en partie de bon sens ? L’usage doit primer grâce à des marges de manœuvre à se créer dans un cadre.

AJ : Qu’en est-il des transports ? Le télétravail a soulagé de nombreux salariés à ce propos, notamment ceux qui se rendent en voiture ou transports publics dans les centres d’affaires comme La Défense (92). Ce temps de transport peut-il être compris aussi comme un temps de travail ?

Isabelle Barth : Cette approche est expérimentée notamment à l’étranger. Équipé d’un PC portable ou d’une tablette, un salarié peut tout à fait travailler efficacement dans un train. En réalité, votre question revient à interroger la confiance que l’on a envers les salariés. Si mon collaborateur déclare travailler lors de son trajet domicile-travail, puis-je le croire ? Oui, a priori. Cela renforce l’autonomie du salarié, sa confiance et redonne du sens à son travail. En agissant ainsi nous passons du temps subi au temps choisi.

AJ : Les employeurs se saisissent-ils suffisamment de ces sujets ? Certains secteurs d’activité peinent aujourd’hui à recruter…

Isabelle Barth : Il est certain qu’un restaurateur qui souhaiterait embaucher actuellement un jeune salarié dans les mêmes conditions qu’avant la pandémie rencontrerait des difficultés. Les attentes des candidats ont évolué notamment en termes de « qualité de vie ». Les employeurs doivent y répondre. Je pense par exemple à la semaine de 4 jours, mais pas seulement.

Parfois il suffit de changer légèrement sa vision du travail pour envisager des pratiques différentes sans perdre en performance. C’est évidemment aussi une question culturelle et éducative. Le travail ce n’est pas qu’une somme d’heures que l’on additionne pour respecter un cadre légal hebdomadaire. Enfin, ne perdons pas de vue que le « temps » est un bien précieux qui ne s’achète pas et ne se récupère pas.

X