Le bâtonnier de Paris à l’heure du bilan

Publié le 17/01/2018

Le mandat du bâtonnier de Paris, Frédéric Sicard, vient de s’achever. Deux années à la tête du plus grand barreau de France, qui ont parfois été tumultueuses. Notamment, les derniers mois marqués par le très médiatique affrontement qui l’a opposé à son ancien adversaire aux élections, Jean-Louis Bessis. Pour les Petites Affiches, Frédéric Sicard a accepté de revenir sur les événements qui ont jalonné son mandat, ses engagements de campagne et les actions qu’il a menées, mais aussi de regarder vers l’avenir avec la place de l’Europe et l’apparition des legaltechs dans le monde du droit.

Les Petites Affiches 

Lors de votre élection en 2015, vous aviez mis en avant un programme de réduction des dépenses. Avez-vous réussi à imposer ces objectifs  ?

Frédéric Sicard

Je ne peux malheureusement pas fournir les chiffres définitifs pour l’instant, car ceux-ci n’ont pas encore été examinés par les commissaires aux comptes. Cependant, j’ai une vue sur la situation de la trésorerie et je peux dire que notre action a permis de faire environ 3 millions d’euros d’économie. C’est plus que ce qui avait été promis, car je m’étais engagé sur un chiffre inférieur pour pouvoir accorder une remise de cotisations de 10 %. Hélas, la crise financière liée au contexte européen qui a provoqué l’apparition de taux d’intérêt négatif nous a empêché de renouveler cette remise de cotisations pour la deuxième année. Je la souhaitais structurelle, elle se trouve être conjoncturelle. J’ai en tout cas le sentiment de laisser un ordre sur le chemin de la rigueur budgétaire et de la diminution des charges.

LPA

L’autre promesse, c’était la transparence et la mise en place de ce que vous avez appelé une « démocratie ordinale »…

F. S.

Sur ce point, on remarquera que cela marche : la vie démocratique de l’ordre est incontestable. Mais cela ne suffit pas et il est essentiel que se développe une vie démocratique au sein du barreau lui-même. Le budget participatif, plate-forme où les avocats peuvent suggérer à l’ordre des projets à financer, est un premier pas dans cette direction. Concernant les taux d’abstention que nous continuons de connaître aux élections ordinales, une enquête que nous avons commandée révèle que si les avocats ne votent pas, c’est souvent parce qu’ils ignorent ce que fait leur ordre et les services qui existent déjà. Il est important de faire savoir que l’année dernière le budget participatif a permis de créer une association qui fait du recouvrement amiable d’honoraires, ou d’envoyer de l’argent pour la défense des mineurs dans les camps en Grèce ou la défense des femmes battues au Cambodge, par exemple. Il y a une série d’actions du barreau qui reste méconnu, quand bien même celles-ci sont faites en toute transparence. Je souhaite donc de tout cœur que les avocats viennent découvrir leur ordre.

LPA

La digitalisation du métier et les legaltechs sont plus que jamais un sujet pour les avocats. L’ordre agit-il suffisamment pour préparer le futur de la profession  ?

F. S.

Ce n’est évidemment pas un bâtonnat de deux ans qui permettra de résoudre la complexité de ces sujets, mais nous avons agi pour œuvrer à la modernisation de la profession. L’incubateur du barreau de Paris créé par mon prédécesseur était une très bonne idée. Sous mon mandat nous l’avons structuré afin de multiplier ses activités et son écho. Aujourd’hui, il se porte très bien, c’est une structure qui permet aux jeunes avocats de s’engager. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes donné comme mission de convaincre la jeunesse des autres barreaux de faire la même chose. Et cela a été un succès : le réseau des incubateurs français n’a pas été décidé par les politiques, mais par les jeunes avocats qui les ont demandés à leurs bâtonniers. La prochaine étape sera d’inclure les barreaux européens dans cette réflexion sur ce que sera le métier de demain. Mais le sujet de la place du digital dans le droit lève également une interrogation majeure à laquelle les nouvelles générations devront répondre : jusqu’où peut-on aller en termes d’éthique  ? On entend qu’il est envisagé d’expérimenter la numérisation des petits litiges en dessous de 4 000 €. À mon sens, c’est terrible, car c’est là renoncer à ce qui est essentiel : seuls des femmes et des hommes peuvent juger des femmes et des hommes. Même si cela ne dure que quelques minutes, il est nécessaire de voir et d’être vu par le juge pour faire entendre sa voix. La mise en état par le numérique pourquoi pas, les dossiers et la communication de pièces numériques, c’est une très bonne idée, ce sont des solutions intéressantes, mais il faut savoir fixer des limites éthiques à ne pas dépasser. Ce qui est inquiétant c’est que nos gouvernants actuels semblent manquer un peu d’idéaux puisqu’ils se lâchent dans le numérique sans chercher à fixer les limites où les robots n’auront pas leur place.

LPA

Avec le Brexit, l’avocat n’a-t-il pas encore davantage vocation à se tourner vers l’Europe  ?

F. S.

En réalité, c’est un combat que nous avons commencé bien avant le Brexit. Il est devenu évident que si l’on écoute poliment notre avis à la Chancellerie, celui-ci n’est que rarement suivi, il en va de même à Bercy et en réalité les véritables interlocuteurs sont désormais à Bruxelles. Et plus exactement les Français qui sont à Bruxelles. Les choses se sont accélérées après le départ des Anglais, car que ce soit un « soft » ou un « hard Brexit » un point important va être remis en cause : l’exception de réciprocité dont ils bénéficiaient jusqu’à maintenant. Lorsqu’un « solicitor » ou un « barrister » venait en Europe, il était considéré au même titre qu’un autre avocat. Mais inversement, eux ne nous accueillaient qu’en « European laywer ». D’ici un an et demi, nous passerons de 28 à 27 pays, cette clause sera remise sur la table et il faudra trouver avec les autres barreaux européens une définition de ce qu’est un avocat. Jusque-là, l’essentiel de la différence se faisait entre le monde continental et anglo-saxon. En matière de droit continental, nos définitions sont très proches : l’avocat fait de longues études de droit, souvent complétées par un double cursus, le secret professionnel et l’absence de conflit d’intérêts lui sont sacrés, de même quant à sa liberté et son indépendance dans le choix de ses clients. Il ne nous reste donc plus qu’à faire de l’hybridation entre les 25 pays de droit continental et les deux restants de Common Law (l’Irlande et Malte). Cette greffe représente l’avenir de l’Europe : il faut que nous reconstruisions sur un droit que je souhaite continental. Notre mandat est un succès au niveau européen, car si nous nous étions préparés à un engagement européen, celui-ci est devenu indispensable avec le Brexit et va redéfinir ce qu’est la profession. Je tiens au passage à me féliciter du succès de Dominique Attias qui a remporté au cours de notre mandat, l’appel à proposition de la Commission européenne pour créer un réseau européen d’avocats d’enfants et de défense de leurs droits.

LPA

Les relations entre le barreau de Paris et le Conseil national des barreaux ont parfois été mouvementées au cours de ces deux années, est-ce que cela n’a pas pu nuire à la lisibilité des revendications des avocats  ?

F. S.

Il se trouve qu’il y a eu une volonté politique de mettre les vice-présidents de droit sur la touche en nous mettant régulièrement devant le fait accompli. On a connu des mandats où la situation était inversée et où les vice-présidents élus étaient mis sur la touche, et cela ne marchait pas non plus. Je n’ai jamais fait le moindre croche-patte au Conseil national des barreaux, si celui-ci estime avoir eu des difficultés avec le barreau de Paris c’est qu’il s’est pris les pieds dans le tapis tout seul ! Madame le bâtonnier, tout comme moi, connaissant très bien le CNB pour y avoir siégé, et sommes convaincus de l’unité nationale. Encore faut-il travailler tous ensemble pour cela. Ainsi, il était pour moi inadmissible que l’on ait relancé des négociations sur l’aide juridictionnelle sans y associer les deux institutions concernées sur le terrain. Mais tout cela est déjà du passé et je l’affirme : je n’ai aucun problème avec le CNB. Je crois que ces guerres picrocholines sont épuisantes, ridicules et inefficaces. C’est la raison pour laquelle j’ai récemment préconisé l’idée que l’on instaure un nouveau système à la tête de l’institution nationale. On pourrait imaginer que le président de la Conférence des bâtonniers et le bâtonnier de Paris s’alterne à la présidence du CNB d’une année sur l’autre. Les deux sont élus au suffrage direct et pour un mandat de deux ans. Cela serait simple à organiser et renforcerait les pouvoirs du bureau tout comme de l’assemblée générale. Le CNB est une bonne institution de par ce qu’elle mélange le syndical et l’ordinal, mais les ordres au niveau local sont indispensables. Et si les pouvoirs publics veulent se séparer des tâches de solidarité, de contrôle et de conseil déontologique, ils font une grosse erreur.

LPA

Ces derniers mois, le barreau de Paris a été secoué par l’affaire qui vous oppose à Me Jean-Louis Bessis. Où en est-on, aujourd’hui  ?

F. S.

Rappelons les faits : Monsieur Jean-Louis Bessis a saisi le président du tribunal de grande instance pour demander des honoraires, il a perdu et il est jugé qu’il a tort, il fait désormais appel. Il a assigné l’ordre parce qu’il me reproche de ne pas avoir voulu imposer au conseil de l’ordre sa nomination. Monsieur Jean-Louis Bessis, qui depuis dix ans dénonce la dérive monarchique de l’ordre, me reproche donc de ne pas m’être comporté comme un monarque absolu et d’avoir respecté les textes. Je suis peu inquiet sur cette procédure et attends de voir son argumentation. Pour le reste, mon obligation de bâtonnier est d’encaisser et de ne pas commenter plus avant. Le moins que l’on puisse dire est que ni moi ni mes proches n’avons été épargnés cet été. Entre les insultes que j’ai pu recevoir, les tweets anonymes et les fausses informations qui ont circulé : il n’y a jamais eu de procédures disciplinaires ni pénales, cela a été démenti par le parquet. Je remarque d’ailleurs que les tweets particulièrement agressifs lancés à mon encontre l’ont été par une machine depuis des comptes anonymes. Mais peu me chaut, j’ai fait mon travail de bâtonnier, j’ai toujours respecté le droit et je continue de le faire. Il s’est passé quelque chose et on verra bien qui était derrière puisque les masques finissent toujours par tomber !

LPA

Me Jean-Louis Bessis parle d’une instrumentalisation politique concernant ce poste de médiateur que vous lui auriez proposé, quelle est votre réaction à ce sujet  ?

F. S.

Il n’y a pas d’instrumentalisation politique, cela aurait été le cas si cela avait été entre les deux tours ou pendant la campagne. J’ai rencontré M. Jean-Louis Bessis à sa demande avant le premier tour, à un moment où il pouvait encore arriver au deuxième tour. Je l’ai prévenu loyalement que j’allais rajouter dans mon programme une mesure qui marchait sur ses plates-bandes de telle sorte que j’allais essayer de convaincre ses électeurs, qui ne lui appartiennent pas. Il m’a demandé si je le ferais dans le cas où il échouerait, j’ai répondu que oui et il m’a donc demandé de l’écrire pour confirmer que je tiendrai ma parole. Cela fait quatre ans que j’entends dire qu’il faudrait expliquer ce que fait l’ordre et faire un travail de conciliation dans certains cas. Ce n’est pas plus pas moins ce que j’ai essayé de faire. Le conseil de l’ordre a refusé l’idée de ce médiateur, j’ai respecté sa décision même si je reste persuadé que ce poste devra être fait un jour. Mais ce n’est pas moi qui le créerai.

LPA

Regrettez-vous d’avoir proposé de rédiger ce rapport à Me Jean-Louis Bessis au lendemain du premier tour  ?

F. S.

Je regrette seulement qu’il ne soit pas venu le soutenir. Si cela avait été le cas, nous aurions été deux à essayer de convaincre le conseil de l’ordre. Évidemment, dès lors qu’il n’est pas venu en exigeant que je joue au monarque absolu, cela ne pouvait pas marcher. La vie est ainsi faite. Pour ma part, je ne regrette rien de ce que j’ai fait, car j’ai agi dans l’optique de rassembler le barreau.

LPA

Avez-vous des regrets sur votre mandat  ?

F. S.

J’ai compté tous les engagements que j’ai pris, en dehors de deux sujets où je n’ai pu aller au bout de mes idées, tout le reste a été fait. J’aurais voulu des réductions de cotisations en deuxième année aussi, la conjoncture ne l’a pas permise, mais j’ai tenu parole sur tous les autres engagements que j’ai pris. Je prépare désormais ma succession afin que mes successeurs fassent mieux et le mois à venir sera consacré à prendre les mesures nécessaires en 2017 pour mieux préparer 2018. À titre personnel, ce mandat a été très dur. J’ai eu la chance d’avoir Dominique Attias à mes côtés, avec qui nous avons agi en complémentarité et sans laquelle je n’aurais jamais pu en faire autant. Je souhaite bonne chance à la future bâtonnière, car les dossiers qui l’attendent sont énormes, elle a toutes les qualités pour réussir et Basile Ader sera un formidable vice-bâtonnier à ses côtés.

LPA

Comment envisagez-vous le futur  ?

F. S.

Je souhaite rester à l’ordre pour une chose qui me tient particulièrement à cœur : au cours de ces deux ans, nous avons multiplié par sept les convocations des avocats en difficulté qui ne paient plus leurs cotisations. Lors de ces audiences, vous vous retrouvez face des gens qui sont en difficultés, soit à cause d’un retard sur les déclarations et formalités administratives, soit parce qu’ils ont connu un coup dur et qu’ils ont besoin d’être épaulé. En multipliant ces convocations, cela nous a permis d’arriver sur ces cas avant qu’il ne soit trop tard et de remettre très vite en place les choses pour ces avocats. Mon seul souhait est donc de poursuivre ce travail, il s’agit d’une tâche où l’on trouve peu de volontaires, car ces audiences peuvent être très dures. C’est à mon sens un travail de solidarité ordinale et une obligation humaine qui donne tout son sens à ce que représente l’ordre.

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