Gares du Grand Paris Express : « Créer une harmonie et un sentiment de communauté dans une région de 12 millions d’habitants »
Créateur des premières stations Vélib’ et des sanitaires publics parisiens, collaborateur de la future architecture intérieure et du design de la gare Montparnasse, Patrick Jouin est un designer emblématique de la capitale et de sa région. Il est aussi chargé, depuis 6 ans, de dessiner les mobiliers et supports d’information voyageurs qui équiperont les 68 futures gares du réseau du Grand Paris Express. Entretien avec celui qui conçoit aujourd’hui les objets qui seront vus et utilisés par des millions de voyageurs demain, après-demain, et dans plusieurs décennies.
Les Petites Affiches : Votre travail a-t-il été, et est-il encore, impacté par la crise sanitaire ?
Patrick Jouin : Le Covid-19 a eu bien évidemment un impact, particulièrement à ses débuts, mais rien de grave en tant que tel. Nous avons conclu comme prévu, ces dernières semaines, plusieurs marchés pour le mobilier des gares notamment pour les équipements électromécaniques, comme les ascenseurs. D’autres interviendront cette année.
LPA : Le Covid vous a-t-il poussé à repenser le design des gares, avec notamment la prise en compte de la « distanciation sociale », et un besoin d’entretien plus important ?
P.J. : Nous avions déjà, avec Île-de-France Mobilités (IDFM), largement considéré la problématique de « l’espacement » avant la crise sanitaire. À commencer par le matériel roulant, bien plus large que le métro actuel. La largeur d’une rame du nouveau réseau est de 2,80 mètres, soit 40 centimètres de plus que le réseau historique. De grandes portes faciliteront aussi la montée et la descente et permettront d’éviter les éventuelles bousculades. Les barres de maintien sont pensées pour être à la fois accessibles et non-envahissantes. De manière générale, partout dans les 68 futures gares, les espaces seront plus simples à nettoyer, plus aérés, plus clairs, sans recoins, ni matériaux difficiles à entretenir. La signalétique permet aussi de mieux se situer et d’éviter les afflux sur les quais, il y a une logique de circulation plus évidente que dans le métro historique. En fin de compte, nous avions intégré la dimension « Covid » avant qu’elle ne se révèle à nous il y a un an.
Aussi, pour faire face à tout un tas d’imprévus, puisque ces nouvelles gares sont là pour des décennies, voire des siècles, nous avons déjà sanctuarisé des espaces, que l’on nomme « plages d’insertions », dans chacune des gares et qui pourront accueillir, si cela s’avère un jour nécessaire, un nouveau dispositif. Un dispositif qui pourrait répondre, par exemple, à une problématique survenue dans une future crise, ou un problème que l’on ne peut pas supposer aujourd’hui. À l’instar des créateurs du métro parisien, qui ne pouvaient pas imaginer que l’on aurait besoin, un jour, d’un distributeur de gel hydroalcoolique, nous ne savons pas quels seront les besoins dans 50 ou 100 ans. Ces espaces, vides, doivent donc permettre d’accueillir de futurs équipements, type écran, annonce sonore ou visuelle, et ce sans devoir « bricoler » en cassant du carrelage et en abîmant les parois ou le sol. Ces plages d’insertions sont sacralisées dans le réseau du Grand Paris Express (GPE), et ne sont équipées que d’électricité, de places d’attente et de dispositifs d’accroches. Ce sont des espaces « au cas où » en quelque sorte.
LPA : L’une des difficultés de votre travail est donc de construire dans le présent tout en pensant à l’avenir…
P.J. : Il y a des éléments qui sont assez simples à imaginer. Celle de la fonction du métro par exemple, qui est de se déplacer d’un point A à un point B. C’était la même chose pour le métro parisien, dont la première ligne a été inaugurée il y a 120 ans, et qui accueille tous les jours des millions de passagers, bien que les technologies aient évolué. Le réseau du Grand Paris Express s’inscrit de ce fait dans la même lignée car les voyageurs auront toujours besoin de s’asseoir, d’attendre le métro, de monter ou descendre des marches, de se diriger, et de marcher dans les gares. Notre travail est, de ce point de vue-là, facilité par l’histoire et la fonctionnalité même du métro. Mais il est vrai que le futur réseau va être exploité, emprunté tous les jours, mis à rude épreuve par les voyageurs et d’éventuels imprévus, et qu’il est donc de notre ressort de réfléchir à cela, d’anticiper un maximum. Il faut que les futures lignes soient toujours exploitables dans 100 ans. Et pour cela, il faut que tous les matériels soient simples à entretenir, à réparer, à remplacer, et ce à un coût raisonnable. Par exemple, concernant le métro historique, des choix de conception ont été faits à l’époque qui ne seraient plus les mêmes aujourd’hui. Je pense notamment à l’emploi de l’asphalte pour construire les quais. Si l’asphalte est évidemment pratique, il est aussi extrêmement difficile, de par sa couleur et sa composition, à nettoyer et à entretenir. Or, aujourd’hui, et pour toutes les raisons que l’on suppose, il faut des sols clairs qui puissent être nettoyés à tout moment, très simplement. Nous exploitons donc, dans les gares du GPE, un matériau qui n’existait pas il y a un siècle, et qui a de surcroît l’avantage de bien réfléchir la lumière, qu’est le grès cérame.
LPA : Comment définiriez-vous, en quelques mots, le design de ces gares ?
P.J. : Toutes les gares du nouveau réseau sont singulières. Dessinées par 43 tandems d’architectes et artistes, elles portent la marque de chacun des territoires dans lesquels elles sont implantées. Le design, lui, dont je m’occupe avec Ruedi Baur, designer graphique en charge de la signalétique et de l’information voyageurs, est le lien « commun » entre toutes ces gares. Ainsi les sièges pour attendre, ou les bornes d’informations seront les mêmes que vous vous trouviez à Versailles, dans les Yvelines, ou à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. C’est donc un mélange entre l’unique, la gare, et le commun, le mobilier et la signalétique, avec l’objectif de créer une harmonie et un sentiment de communauté dans une région de 12 millions d’habitants.
Au total, plus de 30 000 équipements sont conçus et fabriqués pour aménager l’ensemble des futures gares et construire l’identité du nouveau réseau. Nous avons fait en sorte que chaque objet, que l’on retrouvera sur l’ensemble du réseau, et plusieurs fois dans une même gare, soit iconique. Je pense notamment à l’extincteur que je trouve magnifique.
Plus largement, tous les points de contact entre l’usager et le système organisateur, doivent être parfaitement dessinés de manière à rassurer l’utilisateur. Nous savons, avec l’expérience désormais, que les transports en commun peuvent être sources d’angoisse. Nous avons donc aménagé ces gares de manière à ce qu’elles soient apaisantes, épurées, et que l’on y trouve facilement tout ce dont on peut avoir besoin lorsqu’on voyage, et notamment une information de déplacement, de direction ou encore d’urgence. L’enjeu est évidemment de donner envie aux habitants de la région, et aux touristes, d’utiliser ce réseau, pour des raisons écologiques évidentes. L’avenir passera par davantage de transports en commun et moins de routes et de transports individuels. Or comment poussez-vous les personnes à emprunter le métro ? En offrant un service beau, pratique, rassurant et confortable pour tous.
LPA : Votre travail consiste-t-il aussi à intégrer le passé, le métro historique ou alors êtes-vous parti d’une page blanche ?
P.J. : Il n’a jamais été question, et c’est heureux ainsi, de faire table rase du passé. D’abord, comme je vous le disais, il y a une logique d’intermodalité, que ce soit pour le RER, le métro historique ou le GPE, qui crée de facto une continuité entre ces transports. Les trains se ressemblent dans leurs fondements et ils répondent à un même objectif de déplacement. Ainsi si l’usager comprendra bien qu’il passera d’un système à un autre, il n’y aura pas de rupture fondamentale. Avec la ligne 14 notamment, le voyageur est déjà habitué aux logiques d’escalators, d’ascenseurs et aux portes automatiques. Enfin, avec mon agence, nous avons déjà été chargés de réaliser la charte d’architecture et d’identité pour l’aménagement des nouvelles stations de la ligne 11 ou la rénovation de la gare Montparnasse. Le métro « historique » ne nous est pas inconnu.
LPA : Sanitaires publics, stations Vélib’, prototypes d’abribus, gare Montparnasse et demain gares du Grand Paris Express, Paris et sa région sont devenus avec le temps une exposition à ciel ouvert de votre travail…
P.J. : Non pas vraiment parce qu’il s’agit de marchés publics. Le marché des Vélib’ a été renouvelé il y a quelques années, et ce ne sont plus mes bornes désormais que l’on voit dans les rues de la capitale. Qu’en sera-t-il bientôt pour les sanitaires ? Nous n’en savons rien. De manière générale, il y a à Paris des objets iconiques et historiques, que sont les fontaines Wallace, les colonnes Morris ou les bancs de Gabriel Davioud et Adolphe Alphand, et d’autres objets dessinés par des designers comme moi, qui marquent eux une époque. Ces objets sont de passage, ils vont et viennent au rythme des marchés publics.