Les enjeux de la disruption juridique : l’exemple de la société par actions simplifiée

Publié le 24/10/2018

Le concept de « disruption », désignant une innovation de rupture, est aujourd’hui en vogue. Le droit est directement concerné par ce phénomène. Certaines disruptions sont extérieures au droit (blockchain, crypto-monnaies, VTC…), mais ce dernier est appelé à les encadrer. Il existe également des disruptions purement juridiques. La consécration de la société par actions simplifiée en est un exemple édifiant. L’étude de la SAS dans sa dimension disruptive est essentielle en ce qu’elle permet de cerner les principaux enjeux contemporains de la disruption juridique.

1. La « disruption » est aujourd’hui à la mode. L’un de ses promoteurs les plus ardents n’est-il par le président de la République lui-même1 ? S’il est difficile de retenir une définition de la disruption qui ferait l’unanimité, il est néanmoins possible de s’entendre autour d’une conception minimale, renvoyant à une « innovation de rupture »2. Le droit peut y être confronté, schématiquement, de deux manières. Une disruption peut d’abord être l’œuvre des praticiens. L’on songe par exemple à la création d’un nouveau mode de gestion d’une activité commerciale (low cost, VTC…) ou aux instruments originaux prenant appui sur une nouvelle technologie (blockchain et crypto-monnaies). La question qui se posera alors est celle de savoir si et comment le droit peut l’encadrer. Par ailleurs, le législateur lui-même peut être à l’origine d’une disruption, que l’on peut alors qualifier de juridique : une nouvelle institution, un contrat original. D’autres interrogations ne manqueront pas alors de surgir : comment cette disruption s’insérera-t-elle au sein du système juridique ? Quelles en seront les conséquences pour la branche du droit considérée ? Ces enjeux sont parfaitement mis en lumière par l’avènement de la société par actions simplifiée (SAS), qui a été une disruption juridique majeure pour le droit des sociétés.

2. La SAS a été créée il y a de cela près de 25 ans, à la suite d’une recommandation du Conseil national du patronat français (CNPF)3. Il s’agissait d’offrir aux opérateurs une structure souple adaptée à la coopération interentreprises. La société anonyme (SA) étant fortement réglementée, beaucoup choisissaient, à l’époque, de localiser leurs filiales communes ou leurs holdings à l’étranger4. Une loi du 3 janvier 1994 consacra donc la SAS5. Conformément à l’objectif initialement poursuivi, seules pouvaient être membres d’une SAS des personnes morales d’une certaine dimension.

3. Le vrai bouleversement intervint 5 ans plus tard, lorsque la loi du 12 juillet 19996 ouvrit à tous cette forme sociale, tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales, sans restriction particulière. Il suffit de lire les termes employés à l’époque par la doctrine pour se rendre compte qu’il s’agissait bien là d’un évènement majeur pour le droit des sociétés : big bang, « révolution », « bouleversement »7. Tous les observateurs soulignèrent la rupture opérée par cette nouvelle forme sociale. Depuis la grande loi du 24 juillet 1966, d’inspiration dirigiste, le droit des sociétés était fortement réglementé. Ce constat était particulièrement vrai pour les SA, dont le fonctionnement est réglé avec minutie par de nombreuses dispositions d’ordre public8. La SAS rompit de manière assez radicale avec cette tendance lourde, dans la mesure où son régime est largement abandonné à la liberté de ses fondateurs.

4. L’on prend d’autant plus la mesure de cette disruption lorsque l’on jette un regard sur le paysage sociétaire français contemporain. Aujourd’hui, près d’une société sur deux nouvellement créée est une SAS9. À ce rythme, elle supplantera prochainement la société à responsabilité limitée (SARL), qui reste aujourd’hui nettement majoritaire (pour ce qui est des sociétés commerciales), en raison de son ancienneté. S’agissant des sociétés par actions, la SA, figure emblématique de cette famille de sociétés, est clairement en déclin.

5. L’étude de la SAS sous l’angle de son effet disruptif est particulièrement intéressante en ce qu’elle permet de mettre en lumière les principaux défis liés aux disruptions juridiques. À l’analyse, sa consécration eut une influence notable sur l’ensemble du droit des sociétés. Elle accéléra le phénomène de contractualisation de la matière (I). La souplesse de la SAS, qui permet aux associés de façonner une structure originale, a aussi bouleversé la taxinomie traditionnelle du droit des sociétés (II) et a contribué à l’évolution de la notion d’associé (III). Enfin, en raison de sa philosophie contractuelle, la SAS a redonné de la vigueur à une controverse ancienne sur la notion même de société : contrat ou institution (IV) ?

I – La contractualisation du droit des sociétés

6. De manière générale, l’avènement d’une disruption dans un domaine considéré peut avoir des incidences parfois majeures pour le champ concerné. L’exemple du développement du low cost est édifiant : il s’est traduit par l’introduction, dans le secteur de l’aviation commerciale, de nouvelles méthodes de gestion, de management, d’exploitation… Ce phénomène peut s’observer lorsque le droit est confronté à une disruption juridique. Le cas de la SAS est révélateur.

En rupture avec le dirigisme caractérisant le droit des sociétés depuis les années 1960, la SAS est une structure fortement contractualisée. Il suffit de lire les textes pour en prendre la mesure. Certes, l’article L. 227-1 du Code de commerce, en son troisième alinéa, prévoit que la SAS est régie par les règles applicables à la SA « dans la mesure de leur compatibilité » avec le statut particulier de la SAS. Cependant, ce texte exclut expressément l’application de l’essentiel de la réglementation de la SA relative à l’administration, à la direction et aux assemblées générales d’actionnaires10. La loi impose, il est vrai, quelques contraintes : nécessité de désigner un représentant légal, sous la dénomination de « président »11, et obligation de prendre certaines décisions fondamentales – modification du capital, fusion, scission, transformation notamment – par la voie d’une décision collective des associés12. Au-delà, la loi laisse aux statuts le soin d’organiser le fonctionnement de la société et les rapports entre associés pour une part très substantielle.

7. Cette liberté n’est pas sans risque. Une nouveauté disruptive comporte toujours une part de danger. Le maniement de la liberté contractuelle peut s’avérer délicat. La SAS étant régie par le droit commun des sociétés et par certaines règles relatives aux sociétés par actions et aux SA, la liberté n’est pas sans bornes. Mais, en l’absence de guide légal, il peut être difficile d’identifier le socle de règles que devront respecter les associés13. Un auteur soulignait aussi qu’« en laissant une large initiative à la volonté des actionnaires, elle oblige ceux-ci à un effort d’imagination plus grand que dans des structures contraignantes. Les premiers utilisateurs de la société par actions simplifiée vont éprouver le vertige du vide »14.

8. Toujours est-il que la SAS, avec la philosophie libérale qui la caractérise, a naturellement contribué au renouveau de la liberté contractuelle en droit des sociétés. Un auteur l’avait d’ailleurs remarquablement prédit, il y a de cela plus de 25 ans : « Si, au contraire, les associés ont une attitude prudente et responsable, la SAS ne sera plus un îlot de liberté dans un océan de réglementation mais le continent naissant des libertés retrouvées. Ne peut-on pas, en effet, voir dans la loi nouvelle la première manifestation d’un mouvement plus vaste de déréglementation qui, de proche en proche, s’étendra à l’ensemble du droit des sociétés ? »15. L’avènement de cette forme sociale est même souvent perçu comme l’un des points d’orgue de la contractualisation de cette branche du droit, phénomène qui prit véritablement son essor au début des années 1990, et qui a vu les praticiens revendiquer de plus en plus ouvertement des espaces de liberté, en réaction à un droit des sociétés vécu comme trop rigide. La SAS a été un instrument ayant permis à ce mouvement d’irriguer, progressivement, de vastes pans du droit des sociétés.

9. Avant la consécration de la SAS, le seul outil de souplesse à disposition des associés de sociétés par actions était le pacte extra-statutaire. Mais ce contrat était fatalement affublé de certaines faiblesses. Doté d’un effet relatif, il ne lie que les associés contractants, à l’exclusion des nouveaux entrants16. Son efficacité était aussi sujette à caution, en raison de la difficulté à obtenir, en cas de violation, une mesure d’exécution forcée en nature – ce problème est en grande partie résolu depuis la réforme du 10 février 201617. Enfin, le pacte est soumis à l’ordre public sociétaire, si bien que certaines stipulations ne peuvent s’affranchir des règles impératives du droit des sociétés ou des dispositions statutaires.

L’une des grandes vertus de la SAS a été de mettre en lumière un nouveau lieu de liberté dans les sociétés de capitaux : les statuts. Ces derniers sont traditionnellement difficilement aménageables hors des sociétés de personnes, car ils doivent, pour l’essentiel, se conformer aux dispositions d’ordre public applicables à la forme sociétaire choisie. Avec la SAS, les statuts deviennent un lieu d’ingénierie juridique. La liberté contractuelle va ainsi pouvoir s’introduire au cœur même du pacte social. Le régime de cette structure sociétaire étant peu contraignant, les associés vont pouvoir façonner une structure « sur-mesure ». La méthode employée par le législateur est efficace. À titre d’illustration, la loi permet aux parties d’introduire au sein des statuts diverses clauses de contrôle de l’actionnariat : agrément18, inaliénabilité19 ou encore exclusion20. L’article L. 227-15 du Code de commerce prévoit alors explicitement que la cession d’actions en violation de ces stipulations est frappée de nullité, alors que la transgression des statuts n’est en principe pas sanctionnée de nullité dans les autres formes sociales.

10. Par mimétisme, les utilisateurs des autres formes sociales vont, à leur tour, percevoir les statuts comme un lieu d’expression d’une liberté retrouvée. Ce qui ouvrit des perspectives intéressantes pour l’ensemble du droit des sociétés, car la jurisprudence a progressivement satisfait, en partie, ces attentes. Le cas des clauses d’exclusion statutaire est évocateur. Leur validité était très contestée, en ce qu’elles seraient contraires au droit de tout associé de demeurer au sein du groupement, et parce qu’elles traduiraient une expropriation pour cause d’utilité privée. La SAS fit sauter le verrou21, et la jurisprudence ne tarda pas à valider ces clauses dans toutes les formes sociales22, en veillant toutefois à la protection de l’associé exclu23.

II – Le bouleversement des catégories classiques du droit des sociétés

Une disruption juridique peut avoir pour conséquence de bouleverser la présentation de la discipline concernée. La SAS a remis en cause les diverses classifications traditionnelles du droit des sociétés, et la cohérence de la matière s’en est trouvée affectée.

Le droit des sociétés offre aux opérateurs une vaste gamme de structures sociales. En fonction de leurs caractéristiques, ces sociétés sont classées selon divers critères, qui peuvent se combiner24. L’on distingue ainsi : les sociétés civiles des sociétés commerciales ; les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux ; les sociétés par actions et les sociétés dont le capital social est représenté par des parts sociales ; les sociétés non cotées et les sociétés cotées. Or, cette taxinomie classique a été fortement remise en cause par le phénomène de contractualisation du droit des sociétés25. À partir d’une structure particulière, les associés vont pouvoir l’aménager de telle sorte à ce qu’elle revête certains traits d’une société appartenant à une autre famille. À plus forte raison, la consécration de la SAS a bouleversé ces distinctions.

11. À s’en tenir aux textes, la SAS appartient à la famille des sociétés de capitaux, et en particulier à la catégorie des sociétés par actions – bien que ce rattachement ait pu être questionné26. De cette double appartenance, elle tire certaines caractéristiques fondamentales : la responsabilité des associés est limitée à leurs apports, et les droits sociaux sont des actions négociables. Pour autant, la liberté statutaire permet aux associés d’adopter des stipulations ayant pour effet de doter la SAS de certains traits des sociétés de personnes27. Cette personnalisation peut ainsi reposer sur des clauses d’agrément, de préemption ou même d’inaliénabilité, lesquelles vont d’ailleurs avoir pour effet de rendre plus difficilement cessibles les actions, les rapprochant dans une certaine mesure de parts sociales. En transgressant les frontières, la SAS a permis le développement de sociétés hybrides, ni totalement de capitaux – aucun capital minimum n’y est exigé ! –, ni totalement de personnes28, si bien qu’un auteur a pu y voir un « simple squelette, auquel les statuts donneront chair, sous des aspects variables en fonction des circonstances et des besoins »29.

12. De même, la SAS contribue à rendre moins évidente la césure opposant sociétés cotées et sociétés non cotées. En raison de la légèreté de son encadrement légal, la SAS ne peut pas procéder à une offre au public de titres financiers ou à l’admission aux négociations sur un marché réglementé de ses actions30. Elle est donc conçue comme une société fermée, à l’inverse de la SA et de la société en commandite par actions (SCA). Cependant, pour renforcer son attractivité, il lui a été permis de faire coter sur un marché réglementé des titres autres que des actions31. Une SAS peut aussi procéder à un placement privé, et même faire admettre des titres financiers sur un système multilatéral de négociation32. Plus récemment, il lui a été permis d’être financée par crowdfunding33, au prix d’un renforcement des contraintes juridiques.

13. La doctrine n’a pas manqué de remarquer ce phénomène d’altération des types sociétaires, auquel la SAS a participé34. Une interrogation a alors naturellement surgi : dès lors que la SAS peut être modelée de sorte à ressembler, tantôt à une société de personnes, tantôt à une société de capitaux, est-il pertinent de maintenir toutes les formes sociales existantes35 ? C’est là l’un des enjeux majeurs de la disruption juridique : quid du cadre ancien ? Ce dernier doit-il est conservé en l’état, ou doit-il évoluer ? Le choix a été fait de maintenir l’ensemble des formes sociétaires existantes, même si certaines, comme les sociétés en commandite simples (SCS) par exemple, ne sont utilisées que de manière marginale. Ce choix est critiquable à certains égards. La souplesse de la SAS lui permet de satisfaire des besoins très variés : start-up, entreprise individuelle – sous forme de société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) – ou familiale, activité commerciale ou industrielle ambitieuse, ou encore structure d’accueil pour une holding ou une filiale commune. À partir du moment où une forme sociale aussi malléable existe, il n’était plus pertinent de maintenir autant de structures sociétaires. La simplification du droit aurait dicté, au moins, de supprimer les formes les moins usitées.

En outre, le maintien de l’ensemble des formes sociales a produit une conséquence. Afin de préserver l’attractivité des structures confrontées à la redoutable concurrence de la SAS36, des réformes ponctuelles et éparses ont été entreprises. S’agissant de la SARL, toute exigence de capital minimum a été supprimée37, le nombre maximum d’associés est passé de 50 à 10038, et, à certaines conditions, elle a désormais le droit d’émettre des obligations nominatives39. Pour ce qui est de la SA, citons la souplesse introduite par la loi NRE du 15 mai 200140, qui a permis de dissocier les fonctions de président du conseil d’administration et de directeur général, ou encore, la réduction du nombre minimal d’actionnaires à deux dans les SA non cotées41.

Si l’on comprend bien la volonté d’empêcher la marginalisation de ces formes sociales, l’on ne peut qu’être circonspect au regard de la méthode employée. D’où l’on constate qu’une disruption juridique risque parfois de faire entrer une discipline dans l’ère de l’instabilité. En plus de participer au phénomène d’altération des types sociétaires, ces « micro-réformes », dictées seulement par le pragmatisme, mais sans esprit d’ensemble, brouillent de plus en plus la lecture du droit positif42. L’effet potentiellement perturbateur de la disruption juridique apparaît ici assez nettement.

III – L’évolution de la notion d’associé

14. La SAS a contribué à – et même accéléré – l’évolution de la notion d’associé, que l’on observe, à la vérité, depuis déjà de nombreuses années. Traditionnellement, l’associé est défini comme celui qui réalise un apport, participe à la vie sociale en étant mû par une affectio societatis – volonté de participer à l’œuvre commune à l’unisson de ses partenaires –, en vue d’en tirer un bénéfice43. Cette vision est apparue assez réductrice en fait. À l’analyse, les associés peuvent avoir des mobiles très divers. Certains s’impliquent dans la gestion quotidienne, alors que d’autres, simples épargnants ou intervenant comme des bailleurs de fonds, n’entendent que réaliser un placement temporaire afin d’en tirer une source de revenus44.

15. Mais cette variété de la figure de l’associé a, pendant longtemps, été plutôt ignorée par le droit. Le statut de l’associé s’est longtemps caractérisé par son homogénéité, à l’exception, il est vrai, des sociétés en commandite45. En dehors de ces structures, la loi ne tenait pas véritablement compte de la diversité des mobiles des associés.

Cet état de fait a progressivement évolué sous l’impulsion de la jurisprudence. Le mouvement initié par le fameux arrêt Bowater du 20 mai 198646, et qui a conduit à la validation, au regard de la prohibition des pactes léonins47, des promesses de rachat à prix minimum garanti, a eu pour effet d’admettre que certains – financiers, sociétés de capital-risque… – n’entrent en société qu’en escomptant un retour sur investissement à court ou moyen terme, sans volonté de s’impliquer outre mesure dans la gestion de l’affaire. La figure de l’associé « bailleur de fonds » a même été explicitement reconnue par la chambre commerciale le 16 novembre 200448. Dans le même esprit, la notion d’affectio societatis a été peu à peu marginalisée49, la Cour de cassation ayant même jugé récemment que cet élément n’était pas exigé de la part d’un cessionnaire de droits sociaux50.

16. La SAS a accentué et permis de généraliser cette tendance, en introduisant une véritable diversité juridique en la matière. La liberté statutaire offerte aux membres de la société leur permet en effet de modeler les droits et obligations de chacun, de nature pécuniaire ou extra-pécuniaire, en fonction de leurs aspirations particulières51. La condition juridique de l’associé de SAS se caractérise ainsi par une grande plasticité, puisque sa situation « dépend pour une large part du contenu des statuts et de l’imagination des praticiens »52.

L’élément essentiel à cet égard est que la SAS n’est pas soumise, contrairement aux autres sociétés de capitaux, à la règle proportionnelle : le droit de vote de chaque associé n’est donc pas obligatoirement fonction de la quotité de capital détenue. En dissociant le pouvoir et le capital, la SAS ouvre des perspectives fort intéressantes. À titre d’illustration – mais les exemples pourraient être déclinés à l’infini – dans une société composée à la fois d’associé actifs minoritaires, et d’associés bailleurs de fonds majoritaires, il est possible d’accorder aux premiers un droit de vote double au regard des décisions opérationnelles intéressant la gestion quotidienne, et aux seconds un droit de vote double pour les décisions de nature financière. Il est aussi possible de rendre inaliénables pendant un temps les actions du groupe d’associés dont la présence est indispensable à la gestion de la société, et de préserver à l’inverse la liquidité des titres des associés qui ont vocation à se retirer à court terme.

17. Cette philosophie s’est répandue sur l’ensemble du droit des sociétés par actions grâce aux actions de préférence, consacrées par l’ordonnance du 24 juin 200453. Il a été remarqué que ces actions représentent un « vecteur de souplesse et de modulation de la condition juridique des actionnaires que l’on croyait jusqu’alors réservées à la SAS »54. En effet, régies aux articles L. 228-11 et suivants du Code de commerce, les actions de préférence ont la particularité de pouvoir être assorties de droits privilégiés de nature pécuniaire ou extra-pécuniaire au profit de tel ou tel associé, étant observé que ces droits étant accordés propter rem, ils suivront les titres entre quelques mains qu’ils se trouvent55. Ces actions peuvent aussi – le terme « préférence » est trompeur – être affublées de charges, d’obligations ou de restrictions. L’instrument offre une grande liberté au contrat d’émission pour déterminer les droits et obligations attachés aux actions de préférence56 ; il est même possible d’en créer plusieurs catégories. Le statut juridique et la notion même d’associé sont bel et bien, aujourd’hui, protéiformes, et la SAS n’y est pas pour rien.

IV – Le retour du débat sur le concept de société : contrat ou institution ?

18. Une disruption juridique peut, enfin, contribuer à raviver des controverses et des questionnements essentiels – et pas seulement théoriques – sur les fondements même de la discipline considérée. Le droit des sociétés y avait déjà été confronté lors de la consécration de l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) en 198557.

19. La SAS a, de son côté, contribué à insuffler une nouvelle vigueur au débat ancien sur la nature de la société : est-ce un contrat librement consenti, où l’ordre public doit se montrer discret ? Ou bien plutôt une institution, selon la conception d’Hauriou, c’est-à-dire un ensemble de règles organisant de manière impérative et durable un groupement de personnes autour d’un but déterminé, et au sein duquel les droits et intérêts privés sont alors subordonnés au but social qu’il s’agit d’atteindre ?

Rappelons qu’à l’origine, la société est le contrat conclu entre les fondateurs visant à régir leurs relations. Progressivement, de très nombreuses règles impératives sont venues encadrer les sociétés. La grande loi du 24 juillet 1966 en est l’illustration la plus emblématique. L’aspect contractuel fut en très net recul, et la société n’a alors plus été perçue comme un contrat, mais plutôt comme une institution58. Peu à peu, le débat s’était tari, au profit d’une position de compromis : la société est analysée comme un contrat donnant naissance, en cours de vie sociale, à des mécanismes d’inspiration institutionnelle.

20. Or l’irruption de la SAS a sorti le débat de sa léthargie. Elle a en particulier mis en doute cette analyse mixte59. La thèse contractuelle a de nouveau été mise en exergue60. Ainsi, Monsieur Guyon remarque que : « La société renoue ainsi avec ses origines contractuelles, alors que, depuis près d’un siècle, l’évolution législative et jurisprudentielle la rapprochait d’une institution aux structures hiérarchisées et aux règles de fonctionnement largement impératives »61.

21. Le retour de ce débat eut par ailleurs des répercussions sur d’autres thèmes essentiels du droit des sociétés. La notion d’intérêt social est principalement concernée. Sa définition est depuis fort longtemps l’objet de discussions, lesquelles font bel et bien écho à la controverse sur la nature contractuelle ou institutionnelle de la société. Certains le réduisent en effet à l’intérêt commun des associés, quand d’autres y englobent l’intérêt de toutes les parties prenantes de l’entreprise comme les salariés, les créanciers ou encore les fournisseurs notamment62. La discussion sera probablement ravivée si d’aventure le droit des sociétés venait à être confronté, à l’avenir, à une autre disruption juridique.

Conclusion

22. L’étude de la SAS dans sa dimension disruptive est riche d’enseignements. Elle montre qu’une disruption juridique ne doit jamais être consacrée à la légère. L’avènement d’une nouveauté de rupture dans le monde du droit peut avoir des répercussions majeures, positives ou négatives d’ailleurs, pour la branche concernée. Positivement, la SAS a insufflé un vent de liberté au droit des sociétés qui a été salué par la plupart des praticiens. Plus négativement, elle a contribué à perturber, dans une certaine mesure, la cohérence du droit des sociétés, lequel reposait sur des distinctions relativement bien affirmées.

23. En tout état de cause, les implications d’une disruption juridique doivent être évaluées en amont afin d’empêcher les perturbations les plus néfastes, car certaines innovations peuvent, si l’on n’y prend pas garde, risquer de se transformer « en chancres contaminant les sages constructions »63.

Notes de bas de pages

  • 1.
    https://www.marianne.net/politique/dans-forbes-un-macron-obsede-par-la-disruption-et-plus-thatcherien-que-jamais.
  • 2.
    Forest D., Une critique salutaire du « technolibertarisme », D. 2016, p. 624.
  • 3.
    Honorat J., « La société par actions simplifiée (SAS) ou la résurgence de l’élément contractuel en droit français des sociétés (1re partie) », LPA 16 août 1996, p. 4 et s., spéc. p. 4.
  • 4.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 1.
  • 5.
    L. n° 94-1, 3 janv. 1994, instituant la société par actions simplifiée.
  • 6.
    L. n° 99-587, 12 juill. 1999, sur l’innovation et la recherche.
  • 7.
    Valette D., « Contexte et méthode de l’adoption du nouveau régime de la société par actions simplifiée (article 3 de la loi du 12 juillet 1999) », Rev. sociétés 2000, p. 215 et s., spéc. p. 215.
  • 8.
    Paillusseau J., « La nouvelle société par actions simplifiée. Le big-bang du droit des sociétés ! », D. 1999, p. 333 et s., spéc. n° 82 et s.
  • 9.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21e éd., 2017, Dalloz, p. 2, n° 2.
  • 10.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 8.
  • 11.
    C. com., art. L. 227-6.
  • 12.
    C. com., art. L. 227-9. En revanche, les modalités des décisions collectives sont librement fixées par les statuts.
  • 13.
    La règle qui veut que la SAS soit régie par les dispositions relatives à la SA dans la mesure de leur compatibilité est particulièrement difficile à mettre en œuvre. La notion de « compatibilité » est souvent questionnée par la doctrine, et la jurisprudence n’a pas fournit, à ce jour, de définition claire. V. à ce sujet : Le Cannu P., « La SAS : un cadre légal minimal », Intervention au colloque du 24 janvier 2014 ; « Les 20 ans de la SAS », Rev. sociétés 2014, p. 543 et s., spéc. n° 10 et s.
  • 14.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 3.
  • 15.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 24.
  • 16.
    Honorat J., « La société par actions simplifiée (SAS) ou la résurgence de l’élément contractuel en droit français des sociétés (1re partie) », LPA 16 août 1996, p. 4 et s., spéc. p. 4.
  • 17.
    Le nouvel article 1221 du Code civil consacre en effet la primauté de l’exécution forcée en nature.
  • 18.
    C. com., art. L. 227-14.
  • 19.
    C. com., art. L. 227-13.
  • 20.
    C. com., art. L. 227-16.
  • 21.
    Urbain-Parleani I., « Le statut de l’associé de SAS : une originalité affirmée », Rev. sociétés 2016, p. 572 et s., spéc. n° 15.
  • 22.
    Cass. com., 8 mars 2005, n° 02-17692 : Bull. civ. IV, n° 47 ; D. 2005, p. 839, obs. Lienhard A.
  • 23.
    D’abord, la clause doit être conforme à l’ordre public et à l’intérêt social. Par ailleurs, l’associé a le droit à une juste indemnisation en contrepartie de la perte de ses titres. Enfin, l’associé doit avoir le droit de prendre connaissance des motifs de l’exclusion et, le cas échéant, de plaider sa cause.
  • 24.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21ème éd., 2017, Dalloz, p. 14 et s.
  • 25.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21ème éd., 2017, Dalloz, p. 25, n° 19.
  • 26.
    Selon un auteur, « la forte personnalisation de la SAS a pu faire douter de la pertinence de son rattachement à la catégorie des sociétés par actions. De fait la SAS rappelle plus la SARL, telle qu’elle existait lors de sa création par la loi du 7 mars 1925, que la société anonyme ou la commandite. Comme elle, elle combine la souplesse, la personnalisation et la limitation de l’engagement des associés. », v. not. Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 22.
  • 27.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 18.
  • 28.
    Champaud C. et Danet D., « Actualité législative du droit des sociétés. Loi n° 94-1 du 3 janvier 1994 », RTD com. 1994, p. 274.
  • 29.
    Bureau D., « L’altération des types sociétaires », in Mélanges offerts à Paul Didier : Études de droit privé, 2008, Economica, p. 58 et s., spéc. p. 63, n° 12.
  • 30.
    C. com., art. L. 227-2.
  • 31.
    C. com., art. L. 227-2.
  • 32.
    Godon L., « L’éclatement des formes sociales », Rev. sociétés 2017, p. 267 et s., spéc. n° 11.
  • 33.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21ème éd., 2017, Dalloz, p. 783, n° 686.
  • 34.
    Godon L., « L’éclatement des formes sociales », Rev. sociétés 2017, p. 267 et s., spéc. n° 5.
  • 35.
    Bureau D., « L’altération des types sociétaires », in Mélanges offerts à Paul Didier : Études de droit privé, 2008, Economica, p. 76, n° 28.
  • 36.
    Le Cannu P., « La SAS dans la concurrence des formes de société », BJS mars 2008, n° 054, p. 236 et s., spéc. p. 236.
  • 37.
    C. com., art. L. 223-2, dont la rédaction est issue de la loi L. n° 2003-721, 1er août 2003, pour l’initiative économique.
  • 38.
    C. com., art. L. 223-3, dont la rédaction est issue de l’ordonnance Ord. n° 2004-274, 25 mars 2004, portant simplification du droit et des formalités pour les entreprises.
  • 39.
    C. com., art. L. 223-11. Seules les SARL tenues en vertu de l’article L. 223-35 de désigner un commissaire aux comptes et dont les comptes des trois derniers exercices de douze mois ont été régulièrement approuvés par les associés peuvent émettre des obligations, à la condition toutefois de ne pas les offrir au public.
  • 40.
    L. n° 2001-420, 15 mai 2001, relative aux nouvelles régulations économiques.
  • 41.
    Ord. n° 2015-1127, 10 sept. 2015, portant réduction du nombre minimal d’actionnaires dans les sociétés anonymes non cotées.
  • 42.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21ème éd., 2017, Dalloz, p. 32, n° 25
  • 43.
    Ledan J., « Nouveau regard sur la notion d’associé », Dr. soc. 2010, p. 9 et s., spéc. n° 3.
  • 44.
    Champaud C., Le pouvoir de concentration de la société par actions, 1961, Sirey, p. 29, n° 29.
  • 45.
    C. com., art. L. 226-1, al. 1er.
  • 46.
    Cass. com., 20 mai 1986, n° 85-16716 :Bull. civ. IV, n° 95 ; Rev. soc. 1986, p. 587, note Randoux D. ; Defrénois 1987, p. 609, note Honorat J. ; D. 1987. somm. 390, obs. Bousquet J.-C. Même si les arguments invoqués par les prétoires ont varié, de nombreux arrêts sont venus par la suite confirmer cette solution. V. par exemple, pour une décision récente : Cass. com., 23 mars 2010, n° 09-65039 : RTD com. 2010, p. 379, obs. Le Cannu P. et Dondero B.
  • 47.
    C. civ., art. 1844-1, al. 2 : « Toutefois, la stipulation attribuant à un associé la totalité du profit procuré par la société ou l’exonérant de la totalité des pertes, celle excluant un associé totalement du profit ou mettant à sa charge la totalité des pertes sont réputées non écrites ».
  • 48.
    Cass. com., 16 nov. 2004, n° 00-22713 : Bull. civ. IV, n° 197 ; D. 2004, p. 3144 ; Dr. et patri. 2005, p. 133, obs. Poracchia D. ; RD bancaire et fin. 2005, p. 32, n° 29, obs. Couret A ; RTD com. 2005, p. 111, obs. Champaud C. et Danet D. L’arrêt valide en effet une promesse d’achat à prix minimum garanti au profit d’un associé, au regard de l’interdiction des clauses léonines, au motif que ce dernier n’est qu’un bailleur de fonds, et qu’il apparaît dès lors légitime qu’en contrepartie de son investissement, il puisse sortir de la société dans des conditions financières sécurisées, sans avoir à subir une éventuelle fluctuation de la valeur de sa participation à la baisse.
  • 49.
    Ledan J., « Nouveau regard sur la notion d’associé », Dr. soc. 2010, p. 9 et s., spéc. n° 13. Conçue traditionnellement comme un élément essentiel du contrat de sociétés devant irriguer l’engagement des associés, la place de l’affectio societatis est aujourd’hui assez modeste. Ceci est sans doute dû la diversité, en fait, de la motivation des associés à constituer ou à rejoindre une société. Aujourd’hui, le domaine de cette notion est réduit : elle sert notamment à identifier les sociétés fictives, dans lesquelles aucun associé n’est animé de l’affectio societatis.
  • 50.
    Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-22296 : BJS oct. 2013, n° 110t9, p. 624, note Le Cannu P. ; JCP E 2013, p. 1519, p. 27, note Buchberger M. ; RTD civ. 2013, p. 594, note Barbier H.
  • 51.
    Urbain-Parleani I., « Le statut de l’associé de SAS : une originalité affirmée », Rev. sociétés 2016, p. 572 et s., spéc. n° 2.
  • 52.
    Godon L., « La condition juridique de l’associé de SAS », BJS mars 2008, n° 055, p. 239 et s., spéc. p. 239.
  • 53.
    Ord. n° 2004-604, 24 juin 2004 portant réforme du régime des valeurs mobilières émises par les sociétés commerciales et extension à l’outre-mer de dispositions ayant modifié la législation commerciale. Pour une présentation de la réforme, v. Lienhard A., « Présentation de l’ordonnance réformant les valeurs mobilières », D. 2004, p. 1956 et s.
  • 54.
    Godon L., « L’éclatement des formes sociales », Rev. sociétés 2017, p. 267 et s., spéc. n° 10.
  • 55.
    Urbain-Parleani I., « Le statut de l’associé de SAS : une originalité affirmée », Rev. sociétés 2016, p. 572 et s., spéc. n° 10.
  • 56.
    Cette liberté n’est pas absolue, car elle est limitée par l’ordre public sociétaire. Naturellement, la marge de manœuvre est plus grande lorsque ces actions sont émises par une SAS que dans le cadre d’une SA ou d’une SCA. Sur les limites des actions de préférence, v. Le Nabasque H., et a., « Les actions de préférence. Création. Droits particuliers. Protection des porteurs d’actions de préférence (1re partie) », Actes prat. ing. Sociétaire 2006, p. 2 et s., spéc. p. 11.
  • 57.
    Cutajar C., « De l’EURL à la SASU ou du big-bang à la transfiguration du concept de société par l’unipersonnalité », LPA 15 sept. 2000, p. 48 et s., spéc. p. 48.
  • 58.
    Paillusseau J., « La nouvelle société par actions simplifiée. Le big-bang du droit des sociétés ! », D. 1999, p. 333 et s., spéc. n° 73.
  • 59.
    Honorat J., « La Société par Actions Simplifiée (SAS) ou la résurgence de l’élément contractuel en droit français des sociétés (1re partie) », LPA 16 août 1996, p. 4 et s., spéc. p. 4.
  • 60.
    Merle P., Droit commercial. Sociétés commerciales, 21ème éd., 2017, Dalloz, p. 44, n° 32.
  • 61.
    Guyon Y., « Présentation générale de la société par actions simplifiée », Rev. sociétés 1994, p. 207 et s., spéc. n° 7.
  • 62.
    Roussille M., « Loi de 1966 et entreprise », Dr sociétés 2017, p. 23 et s., n° 23 et s.
  • 63.
    Jacomet T., « Et…la location d’actions » BJS juin 1993, n° 179, p. 640.
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