Clause de tontine : à manier avec précaution
Si elle ne comprend pas un double aléa vital et économique, la clause de tontine s’expose à la requalification en donation déguisée. Le Comité de l’abus de droit fiscal vient d’en donner une illustration.
Il peut être tentant pour un couple qui acquiert un bien immobilier ensemble et souhaite en assurer la transmission entre eux d’utiliser la technique ancestrale de la tontine. À condition de bien respecter les conditions de fond : à défaut, l’opération pourrait être remise en cause sur le terrain de l’abus de droit fiscal et être requalifiée en donation déguisée, avec des conséquences civiles et fiscales fâcheuses faute d’avoir été anticipées.
Définition
Un pacte tontinier, aussi appelé clause d’accroissement, inséré dans l’acte d’achat d’un bien immobilier, garantit au survivant des coacquéreurs la propriété de la totalité du bien. Au décès du prémourant, le pacte est dissous et le capital du compte ou le bien immobilier est transmis en totalité au survivant qui est rétroactivement réputée propriétaire exclusif et ab initio, c’est-à-dire depuis son acquisition. Autrement dit, chaque coacquéreur dispose du droit d’en être propriétaire sous la condition suspensive de sa survie et sous la condition résolutoire de son prédécès.
Application et intérêt
Sur le plan civil, le bien acquis en tontine n’est pas compris dans la masse successorale du prémourant, puisque le bien est considéré comme n’ayant jamais fait partie de son patrimoine. La tontine est tout indiquée pour les partenaires de pacs puisqu’ils n’ont pas de droit sur la succession l’un de l’autre. Bien entendu, ils peuvent recourir au testament mais la libéralité sera limitée par les droits des éventuels héritiers réservataires. La tontine permet ainsi d’assurer l’avenir du survivant. Les couples mariés peuvent également y trouver un intérêt, lorsqu’ils sont mariés sous un régime de séparation de biens.
Droits de succession
Sur le plan fiscal, l’opération n’échappe pas pour autant aux droits de mutation à titre gratuit. L’article 754 A du Code général des impôts (CGI, art. 754 A) prévoit en effet que « les biens recueillis en vertu d’une clause insérée dans un contrat d’acquisition en commun selon laquelle la part du ou des premiers décédés reviendra aux survivants de telle sorte que le dernier vivant sera considéré comme seul propriétaire de la totalité des biens sont, au point de vue fiscal, réputés transmis à titre gratuit à chacun des bénéficiaires de l’accroissement ». Les droits sont alors calculés selon le degré de parenté prévu par l’article 777 du Code général des impôts (CGI, art. 777).
Toutefois, « cette disposition ne s’applique pas à l’habitation principale commune à deux acquéreurs lorsque celle-ci a une valeur globale inférieure à 76 000 euros, sauf si le bénéficiaire opte pour l’application des droits de mutation par décès ».
Un double aléa
La validité de la tontine repose sur deux conditions de fond : l’opération doit présenter un double aléa économique et vital. En effet, le pacte tontinier échappe à la prohibition des pactes sur succession parce qu’il s’agit bien d’un contrat aléatoire à titre onéreux : seule une des parties, le survivant, sera réputé propriétaire exclusif du tout et ab initio. Évidemment, cet aléa vital fait défaut s’il existe une différence d’âge importante entre les parties, ou si l’une d’elles est atteinte d’une maladie grave. Dans ces cas, en effet, l’ordre des décès semble quasi-certain dès la conclusion du pacte. Les acquéreurs doivent donc avoir une espérance de vie similaire.
Le caractère aléatoire du contrat doit également s’exprimer sur le plan économique de l’opération : le financement du bien. Les parties prennent chacune le risque de perdre leur investissement et de ne jamais être le propriétaire exclusif du bien. L’aléa est donc spéculatif. Or si le financement est très déséquilibré, par exemple si une seule partie assume seule l’intégralité du financement, l’aléa spéculatif n’existe plus. Les parties au pacte tontiner doivent toutes financer une partie du bien à raison d’une participation paritaire.
À défaut, la tontine encourt la nullité pour absence de cause. L’opération peut être requalifiée en donation en ce qu’elle aboutit bien à l’appauvrissement du patrimoine de l’une des parties et à l’enrichissement du patrimoine de l’autre : ce qui constitue l’élément matériel de la donation. La preuve de l’élément moral, l’intention libérale – l’animus donandi – devra être apportée. Si tel est le cas, la libéralité s’expose également à l’action en réduction des héritiers réservataires du prémourant. Sur le plan fiscal, les droits de donation seront exigés. Rappelons que les époux et pacsés sont exonérés de droits de succession, mais pas de droits de donation.
C’est ce que nous a rappelé une affaire soumise au Comité de droit fiscal cette année (Séance du 6 mai 2021 : avis rendus par le Comité de l’abus de droit fiscal commentés par l’administration, CADF/AC n° 4/2021)
Une tontine abusive
Dans l’affaire soumise au Comité de droit fiscal, un couple marié sous le régime de la séparation de biens a fait une acquisition immobilière pour un montant total de 734 600 euros le 2 mai 2013, financé par emprunt bancaire et par l’apport de deniers personnels. L’acte notarié inclut un pacte tontinier. Le 27 juin 2013, l’époux décède, son épouse devient donc l’unique propriétaire du bien immobilier et ce, de manière rétroactive, au 2 mai 2013. Dans le cadre d’un contrôle sur pièces, l’administration a considéré que la clause d’accroissement insérée dans l’acte de vente du bien immobilier constituait une opération artificielle destinée à dissimuler une donation au motif qu’elle était dépourvue du double aléa économique et vital.
Sur l’aléa de financement, l’administration relevait que l’acquisition du bien avait été financée uniquement par l’époux. Celui-ci ne pouvait donc tirer aucun bénéfice de la clause d’accroissement. Sur l’aléa vital, l’administration constatait qu’il était notoire que l’époux, qui avait été médecin, était atteint d’une longue maladie au moment de l’acquisition et dont il décéderait moins de deux mois après l’acte d’acquisition. L’ordre des décès était donc prédéterminé lors de la conclusion du pacte tontinier. L’administration a vu dans cette opération conclue in extremis la satisfaction des conditions prévues à l’article 894 du Code civil (C. civ., art. 894) relatif à la donation : « La donation entre vifs est un acte par lequel le donateur se dépouille actuellement et irrévocablement de la chose donnée en faveur du donataire qui l’accepte ». Elle a requalifié l’opération de donation déguisée sur le terrain de l’abus de droit par fictivité au sens de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF, art. L. 64). Elle a donc redressé les droits de mutation à titre gratuit au tarif prévu par l’article 777 du CGI, et la majoration de 80 % pour abus de droit.
L’épouse conteste l’existence d’un abus de droit fiscal au motif qu’en sa qualité de conjoint survivant elle était exonérée des droits de mutation par décès en application de l’article 796-0 bis du Code général des impôts (CGI, art. 796-0 bis) et que le même résultat fiscal que le pacte tontinier aurait pu être obtenu si son époux avait fait d’elle sa légataire universelle.
Faisceau d’indices convergents
Le Comité conclut à l’abus de droit sur la base de plusieurs éléments. Tout d’abord, l’époux avait vendu deux biens immobiliers qui lui appartenaient en propre en mars et juin 2013 dégageant 780 457 euros de liquidités ; des opérations concomitantes à l’acquisition de l’appartement en mai 2013 pour 734 600 euros. Ces cessions ont permis de procéder au remboursement anticipé de l’emprunt bancaire contracté par les époux, dont l’actif de la succession a été inférieur à 50 000 euros. Ensuite, le déséquilibre manifeste dans le financement du bien privait l’époux de toute espérance de gain, et la tontine de tout aléa économique. Le Comité conclut également à l’absence d’aléa vital compte tenu de l’état de santé fortement dégradé de l’époux au moment de la signature de l’acte du 2 mai 2013.
Enfin, le comité conclut à l’intention libérale de l’époux à l’égard de sa femme du fait des liens les unissant, et du dépouillement volontaire et irrévocable de l’époux attesté par l’absence de toute contrepartie dans l’opération financée par la vente de ses biens propres et l’acceptation par la donataire résultant de sa présence à l’acte d’acquisition auquel elle a concouru et par suite a donné son consentement.
Le comité considère ainsi au vu de l’ensemble de ces éléments que la clause d’accroissement insérée dans l’acte de vente du 2 mai 2013, qui ne présentait aucun aléa. Elle est donc entachée de simulation et caractérise une donation déguisée de biens présents à terme soumise aux droits de mutation à titre gratuit prévus à l’article 777 CGI, dès lors que le droit à l’acquisition du bien par l’épouse était définitivement acquis au jour de cette donation, seule la date du transfert de propriété étant retardée par celle du décès de son époux.
Référence : AJU003e1