Projet de loi de programmation pour la justice : les syndicats dénoncent une réforme « managériale »
Présenté en conseil des ministres en avril dernier, le projet de loi de programmation pour la justice sera examiné au Sénat en octobre. Le gouvernement affirme que la réforme, si elle est adoptée, rendra la justice plus simple, plus accessible, plus lisible et plus efficace. Les professionnels de la justice sont loin de tous partager cette lecture. La CFDT, la CGT, la Fédération nationale des jeunes avocats, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature organisaient un colloque le 10 septembre dernier pour présenter aux élus et à la presse leur lecture du texte de loi.
C’est une petite salle à l’ambiance feutrée, au sous-sol du Sénat. Mais à la tribune, le ton est combattif. Pendant toute l’après-midi, magistrats et avocats se relaient pour démontrer que le projet de loi de Nicole Belloubet aura pour premier résultat d’éloigner le citoyen des tribunaux. Sur le banc du public, de nombreux fonctionnaires du ministère de la Justice. Quelques journalistes et quelques collaborateurs parlementaire se sont glissés parmi eux. C’est à ces derniers, qui seront bientôt amenés à prendre position sur le projet de réforme, que s’adresse en priorité ce colloque. « Il est important de décrypter ce projet avant que vous soyez aux manettes, avant d’en discuter dans l’hémicycle », interpelle Laurence Roques, avocate au barreau du Val-de-Marne et présidente du SAF.
Ce colloque, qui se déroule en quatre tables rondes, est une critique au vitriol du projet porté par Nicole Belloubet. Tous les participants s’accordent sur un point : si elle est entérinée, la réforme aura pour premier effet d’éloigner le justiciable des tribunaux. « Une idée managériale transpire derrière la technicité du propos », pose la présidente du SAF, pour qui le principal objectif du gouvernement est de désengorger les tribunaux. Elle dénonce le manque de concertation entre le ministère et les professionnels. « La profession s’est unie sur une très grosse journée de grève. Qu’a donné cette journée dans la rue ? Pas grand-chose », déplore-t-elle.
Consacrée à l’organisation judiciaire, la première table ronde est ouverte par Michel Besseau, représentant CFDT et directeur des services de greffe. Elle est largement consacrée à la justice de proximité et du quotidien. « Commencer par donner la parole aux soutiens de ce navire justice, ce n’est pas anodin et c’est une très bonne chose », salue-t-il avant d’attaquer le projet. Dans sa ligne de mire : la dématérialisation à grande échelle des procédures prévue par le projet de loi. « On nous dit : vous êtes des ringards, archaïaques, la dématérialisation va tout résoudre. Mais c’est faux ! Nous connaissons déjà les plus grandes difficultés avec les logiciels en place. Cassiopée rame. Vous imaginez le temps perdu si vous multipliez par 22 000 fonctionnaires ? ». Pour le représentant syndical, cette dématérialisation éloignerait le justiciable des tribunaux. « Le Défenseur des droits demande qu’à chaque fois qu’une procédure dématérialisée est proposée, une voie matérielle continue d’exister », rappelle-t-il pour appuyer son propos. Avant de livrer un témoignage inquiétant : « Nous avons de plus en plus d’agressions dans tous les services d’accueil, parce que les justiciables n’ont pas de réponse de nos institutions. Et c’est encore plus tendu dans les tribunaux d’instance », témoigne-t-il.
Tout aussi inquiet, Patrick Gendre, deuxième intervenant de cette table ronde est président d’un tribunal d’instance. Il dit craindre de voir disparaître la justice de proximité telle qu’elle existe aujourd’hui. « C’est pourtant une justice qui fonctionne bien. Elle est efficace, rapide, avec 4 mois en moyenne de délai au niveau national ». Le projet de réforme, assure-t-il « supprime très clairement les tribunaux d’instance ». « L’appellation disparaît et le TGI devient l’unique juridiction en matière civile ». Selon lui, les tribunaux d’instance fonctionneront comme des chambres détachées du TGI, et chaque président de TGI pourra définir seul les contentieux qui y seront traités. « Aujourd’hui, la juridiction d’instance traite du contentieux civil de moins de 10 000 €, des baux d’habitation, du crédit à la consommation, des saisies des rémunérations, des tutelles. C’est un contentieux cohérent. Quand vous êtes saisi en matière d’expulsion locative, il n’est pas rare que le justiciable soit par ailleurs en difficulté avec des organismes de crédit à la consommation… ». Outre la réorganisation du contentieux, le magistrat redoute lui aussi un éloignement du justiciable. « Aujourd’hui, pour saisir le tribunal d’instance, il suffit de remplir un formulaire au tribunal qui se trouve à quelques kilomètres de chez-vous. Demain, il faudra le saisir par voie d’assignation. On va engager les gens à se tourner vers des cabinets d’huissier et d’avocat et donc à engager des frais. Quel justiciable fera cela ? ».
Lors de la deuxième table ronde, consacrée à la procédure civile, le constat est similaire. Derrière la suppression de l’audience de conciliation des procédures de divorce ou l’obligation de recourir aux modes alternatifs de règlement des conflits, comme la médiation, Aminata Niakaté, avocate au barreau de Paris et présidente de la FNUJA, voit une seule et même idée : « déjudiciariser » pour faire des économies. « Comment faire pour alléger la charge des juridictions ? », interroge-t-elle. « On met des obstacles à l’accès aux juridictions. Et ce sont les plus démunis qui se prennent ces freins ». Le texte s’inscrit d’après elle dans la lignée de la réforme des conseils de prud’hommes, initiée par Emmanuel Macron en 2015, qui aurait permis, en deux ans, de faire baisser les saisines de 40 %.
La troisième table ronde, consacrée à la procédure pénale, porte pour sous-titre « la grande braderie des libertés ». « Les évolutions pénales constituent la moitié du projet de loi », rappelle Vincent Charmolliaux, vice-procureur. D’après le magistrat, ces évolutions visent en premier lieu à étendre les procédures dégradées, qui permettent de juger sans audience ou à un seul magistrat. Le magistrat s’attarde sur l’extension de la procédure du plaider coupable, qui permettrait de condamner à des peines allant jusqu’à 10 ans de prison. « C’est un rationnement de la justice pénale. La simplification est un faux nez. On ne simplifie que quand cela permet de dépenser moins », tonne le vice-procureur. Le magistrat estime en outre qu’il sera plus difficile qu’avant de se constituer partie civile devant un juge d’instruction. « C’est par ce biais que sont sorties toutes les affaires : le sang contaminé, Karachi, les faux électeurs de la mairie de Paris. Ici, nous ne sommes plus uniquement dans une logique gestionnaire », pointe le vice-procureur. Gérard Tcholakian, avocat au barreau de Paris, prend ensuite la parole pour se livrer, lui, à un réquisitoire vibrant contre la visioconférence. « L’accord de la personne [pour la visioconférence] ne sera plus nécessaire. Enfin ! Ils ont oublié ce que disait Jean-Marie Delarue, Contrôleur des lieux de privation de liberté. Ce dispositif suppose une facilité d’expression devant une conférence qui est loin d’être acquise. Cela met à mal les droits de la défense, car le conseil n’est plus nécessairement à côté de son client » !
En toute fin d’après-midi, la dernière table ronde fut consacrée à l’exécution des peines. Devant un public clairsemé, Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature et juge de l’application des peines, et Delphine Boesel, avocate et présidente de la section française de l’Observatoire international des prisons, dénoncent de concert le double discours du gouvernement. « Nous parlons d’un domaine sur lequel il y a une communication gouvernementale, un discours fort sur la révolution carcérale. On voit bien pourtant que le texte produit à nouveau plus de prison », pose d’abord Laurence Blisson. Delphine Boesel poursuit, détaillant le revirement d’Emmanuel Macron. « Nous avions été rassurés par les propos qu’il avait tenu en mars 2018 lorsqu’il présentait son projet de politique pénale et pénitentiaire dans les locaux de l’administration pénitentiaire. Il disait que la prison n’est pas la solution, il avait alors un beau discours qui pouvaient contenter une association comme la nôtre, ce qui n’est pas peu dire ». Le projet de loi, dénoncent les deux femmes, favorise la construction pénitentiaire. « Or on sait bien que plus on construit, plus on enferme », précise Delphine Boesel, chiffres de l’augmentation de la population carcérale ces dernières années à l’appui. Avant de conclure : « Je n’arrive pas à comprendre ! Le texte va dans le sens contraire des effets d’annonces ». Une remarque qui semble valoir pour l’ensemble du colloque, chacun des participants ayant eu à cœur de montrer que cette justice, affichée comme plus simple et plus lisible, serait en réalité illisible et inaccessible pour le justiciable.