Donation déguisée et obligation au rapport successoral

Publié le 07/01/2019

Aux termes d’un arrêt rendu par la Cour de cassation en date du 4 juillet 2018, l’obligation au rapport des libéralités à la succession n’est due que par les héritiers ab intestat fussent-ils communs en biens.

Cass. 1re civ., 4 juill. 2018, no 17-22269, ECLI:FR:CCASS:2018:C100727

1. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »1. Au cas d’espèce2, Marguerite A. et Paul X, son époux, sont respectivement décédés en laissant pour leur succéder leurs deux enfants, M. X et Mme Y. Aux termes d’un acte authentique du 8 avril 1982, Paul X avait cédé à la commune d’(…) un terrain pour le prix symbolique de 10 francs, lequel, après avoir été viabilisé, a été vendu à M. et Mme Y par acte du 27 octobre 1982 moyennant le prix de 70 000 francs (10 672 €). Le fils du défunt (M. X) conteste le montant de la vente motifs pris d’une sous-évaluation intentionnelle et l’ensemble de l’opération avait pour but de réaliser une donation déguisée au profit de sa sœur (Mme Y). Les juges du fond estiment que M. Y, coacquéreur du bien, doit être mis en cause, dès lors que la requalification sollicitée concerne l’ensemble du bien vendu. La Cour de cassation censure les juges de la cour d’appel de Metz au visa des articles 843 et 857 du Code civil en considérant que : « En statuant ainsi, alors que seule Mme Y était héritière de Paul X et pouvait à ce titre être tenue envers son cohéritier du rapport de la valeur de la prétendue donation déguisée, de sorte que la mise en cause de son époux, fût-il commun en biens, n’était pas nécessaire, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». Quand bien même le droit patrimonial de la famille est composé du droit des régimes matrimoniaux, successions et des libéralités, il n’en demeure pas moins vrai que parfois la confrontation de ces matières suscite quelques difficultés quant à la question de la requalification d’une vente en donation déguisée, partant rapportable à la succession. Ainsi, la règle suivant laquelle l’héritier bénéficiaire d’une libéralité est soumis à l’obligation au rapport (I) est corrélée par l’article 849, alinéa 2, du Code civil (II).

I – L’héritier bénéficiaire d’une libéralité soumise à l’obligation au rapport

2. Les magistrats de la Cour de cassation censurent les juges du fond par l’arrêt rapporté sous les visas des articles 843 (A) et 857 du Code civil (B).

A – Le visa de l’article 843 du Code civil

3. L’article 843 du Code civil dispose que « tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu’ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale. Les legs faits à un héritier sont réputés faits hors part successorale, à moins que le testateur n’ait exprimé la volonté contraire, auquel cas le légataire ne peut réclamer son legs qu’en moins prenant ». Il est intéressant de relever que selon le projet de loi portant réforme des successions et des libéralités en date du 23 juin 2006 : « (…) cet article vise à définir le rapport et n’est modifié qu’à la marge par le projet de loi afin de procéder à une modernisation du vocabulaire utilisé. Rappelons que le rapport vise à reconstituer la masse successorale, qui se partagera entre tous les héritiers à proportion de la vocation héréditaire de chacun. En effet, les libéralités ne doivent pas rendre illusoires les vocations héréditaires des héritiers »3.

4. Il est acquis que le champ d’application de l’article 843 du Code civil ne se limite pas aux seules donations solennelles mais s’étend aux donations manuelles, indirectes ou déguisées4. L’article 843 du Code civil modifié par la loi du 23 juin 2006 fixe le principe en vertu duquel les libéralités sont faites en avancement de part successorale5. Le législateur permet néanmoins au disposant de consentir une libéralité faite hors part successorale6. Au cas d’espèce, il n’est pas douteux que seule Mme Y était héritière de Paul X et pouvait à ce titre être tenue envers son cohéritier du rapport de la valeur de la prétendue donation déguisée. À s’en tenir à l’arrêt rapporté, la Cour de cassation était excipée par le demandeur au pourvoi que chaque époux a le pouvoir d’administrer seul les biens communs et qu’à ce titre, il a qualité pour exercer seul, en demande comme en défense, les actions en justice relatives à ces biens, qu’en l’occurrence, le terrain litigieux qui avait été acquis par les époux XY le 27 octobre 1982 était un bien commun et que par conséquent l’action exercée par M. Michel X, pour contester la qualification de cette opération et la voir requalifier en une donation déguisée, était recevable. Il y a bien longtemps, on le sait, que chacun des époux, quant aux biens communs, a le pouvoir d’exercer seul, en demande ou en défense, les actions en justice. C’est que la Cour de cassation s’est prononcée dans un arrêt en précisant que : « Attendu que Mme Z. fait grief à l’arrêt attaqué (CA Versailles, 19 mai 2009) de l’avoir déclarée irrecevable à agir, alors, selon le moyen, que chacun des époux a le pouvoir d’administrer seul les biens communs et, à ce titre, a qualité pour exercer seul, en demande ou en défense, les actions en justice relatives à ces biens ; qu’en déclarant Mme Z. épouse X irrecevable à agir en remboursement du compte courant d’associé de son mari après avoir pourtant constaté qu’il faisait partie de la communauté des époux X, la cour d’appel a violé l’article 1421 du Code civil ; Mais attendu que la cour d’appel a exactement retenu que Mme Z. n’avait pas qualité à agir en remboursement du compte courant d’associé dont son mari était le seul titulaire, peu important que la somme provenant d’un tel remboursement dût figurer à l’actif de la communauté ; que le moyen n’est pas fondé »7. Dans le même ordre d’idées, on estime que chacun des époux a le pouvoir d’exercer seul, en demande ou en défense, les actions en justice concernant le lot commun8. Pourtant, la solution rendue par la Cour de cassation fait fi des réalités pratiques en matière de pouvoir des époux.

B – Le visa de l’article 857 du Code civil

5. La Cour de cassation a développé une jurisprudence constante consistant à reconnaître l’obligation au rapport successoral en cas de donations désolennisées. Assez tôt, il a été admis comme le remarque la doctrine unanime « qu’en dépit de l’exigence de principe d’un acte notarié, il n’en demeure pas moins que la jurisprudence a admis, de longue date et en accord avec le droit commun des libéralités, la validité de certaines donations entre époux désolennisées »9. Au cas d’espèce, un des cohéritiers soutenait que l’action en requalification d’une vente en donation déguisée nécessitait la mise en cause de tous les acquéreurs du bien litigieux quand bien même seule la défenderesse était héritière et pouvait à ce titre être tenue envers son cohéritier du rapport de la valeur de la prétendue donation déguisée10. On notera que la cassation est rendue au visa notamment de l’article 857 du Code civil qui dispose : « Le rapport n’est dû que par le cohéritier à son cohéritier ; il n’est pas dû aux légataires ni aux créanciers de la succession ». La haute juridiction considère « qu’alors que seule Mme Y était héritière de Paul X et pouvait à ce titre être tenue envers son cohéritier du rapport de la valeur de la prétendue donation déguisée, de sorte que la mise en cause de son époux, fût-il commun en biens, n’était pas nécessaire, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

6. Outre l’hypothèse d’une donation déguisée dont le donataire est tenu au rapport, l’obligation au rapport successoral est due également en cas d’interposition d’une société. C’est ainsi qu’aux termes d’un arrêt récent rendu par les magistrats du quai de l’horloge qui estiment que : « Attendu que, pour dire que M. X doit rapporter à la succession la somme de 198 450 € au titre de la donation déguisée du terrain du (…), l’arrêt énonce que, suivant acte authentique des 28 février et 2 mars 1981, Henri X a vendu à M. X et à son épouse cet immeuble moyennant le prix de 12 000 francs, qu’il était spécifié dans l’acte que le prix avait été payé comptant, avant l’acte, hors la vue du notaire, au vendeur qui le reconnaissait et en consentait bonne et valable quittance, et que, dans le codicille du 13 septembre 2004, Henri X déclarait ne pas avoir perçu ce prix ; qu’il retient ensuite que si M. X soutient avoir effectivement réglé le prix d’achat de 12 000 francs et que son beau-père, M. C, atteste avoir prêté le 1er mars 1981 à sa fille et à son gendre une telle somme en vue de cette acquisition, à la date de la signature de l’acte de vente, le 28 février 1981, la somme de 12 000 francs nécessaire au paiement du prix n’était en tout état de cause pas en possession des acquéreurs puisqu’elle ne leur a été remise par M. C que le 1er mars 1981, de sorte que la déclaration d’Henri X figurant à l’acte authentique est fausse ; Qu’en se déterminant ainsi, sans constater l’absence de paiement du prix à la date de la vente authentique du 2 mars 1981, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision »11.

II – Le corollaire affectant la règle de l’obligation au rapport successoral

7. Sans doute plus que sous les visas fondant la cassation de la décision rapportée, l’arrêt nous conduit à revenir sur les dispositions de l’article 849, alinéa 2, du Code civil qui disposent que si les dons et legs sont faits conjointement à deux époux, dont l’un seulement est successible, celui-ci en rapporte la moitié (A) ; si les dons sont faits à l’époux successible, il les rapporte en entier (B).

A – Dons et legs faits conjointement à deux époux dont l’un seulement est successible

8. En l’espèce, il est précisé que la donation déguisée, que constituerait cet achat, apparaît avoir été faite conjointement aux époux. Il est remarquable de souligner que la Cour de cassation a toujours considéré en termes très généraux que dans l’hypothèse de libéralités faites conjointement à deux époux : « Vu l’article 849, alinéa 2, du Code civil ; Attendu, aux termes de ce texte, que si les dons et legs sont faits conjointement à deux époux, dont l’un seulement est successible, celui-ci en rapporte la moitié et que si les dons sont faits à l’époux successible, il les rapporte en entier ; Attendu que la cour d’appel a ordonné le rapport à la succession par Mme A. de l’entière valeur d’une maison située à Saint-Palais, après déduction du montant des travaux effectués ; qu’en statuant ainsi, après avoir constaté que la vente, qui constituait une donation déguisée, avait été consentie à Mme A. et au mari de celle-ci, la cour d’appel a méconnu les conséquences légales de ses constatations et violé le texte susvisé »12. Pourquoi la Cour de cassation répond-elle en des termes abstraits et généraux ? Il n’est pas douteux que la caractérisation du déguisement de la donation relève du pouvoir souverain des juges du fond13. En effet, une décision d’espèce tranchée par la chambre commerciale de la Cour de cassation est en la matière fort significative. Cette dernière a considéré que : « Mais attendu, abstraction faite du motif inopérant mais surabondant critiqué par la deuxième branche, que le tribunal, qui, sans renverser la charge de la preuve, a apprécié la portée des éléments versés aux débats par chacune des parties en vue d’établir la réalité de ses prétentions, a fait ressortir que l’acte litigieux dissimulait la portée véritable de la convention sous l’apparence de stipulations ayant pour seul but d’éluder le paiement des droits de mutation à titre gratuit ; qu’en l’état de ces constatations, il a pu déclarer l’acte inopposable à l’Administration et lui restituer son véritable caractère ; que le moyen n’est donc fondé en aucune de ses branches »14.

B – Dons faits à l’époux successible

9. Aux termes de l’article 849, alinéa 2, « si les dons sont faits à l’époux successible, il les rapporte en entier ». On sait que l’article 849, alinéa 2, du Code civil a fait l’objet de vives discussions au Conseil d’État et au tribunat lors de l’élaboration du Code civil de 1804. C’est ainsi que selon le jurisconsulte Tronchet : « Cet article peut donner lieu à des fraudes. Le père qui voudra avantager un enfant au préjudice des autres, pourrait, si cet enfant est marié en communauté, donner à l’autre conjoint. L’enfant prendrait ensuite la moitié du don, à titre de partage de communauté »15. Pour autant, on notera que selon l’article 1405, alinéa 2, du Code civil : « La libéralité peut stipuler que les biens qui en font l’objet appartiendront à la communauté. Les biens tombent en communauté, sauf stipulation contraire, quand la libéralité est faite aux deux époux conjointement ». Cette disposition du Code civil nous paraît devoir retenir l’attention de l’annotateur car comme le souligne la doctrine : « Dans l’hypothèse où le bien donné à un époux est entré en communauté par l’effet du régime matrimonial ou d’une clause de la donation (communauté universelle, par exemple – C. civ., art. 1405, al. 2), la libéralité est rapportable, pour le tout, par l’époux héritier »16.

10. En conclusion, il apparaît que l’obligation au rapport constitue une protection toujours efficace contre la tentation d’avantager un héritier présomptif au préjudice d’un autre héritier. Force est cependant de reconnaître que l’article 849, alinéa 2, du Code civil peut produire des effets inattendus, inhérents aux particularités du droit des successions lorsqu’il y aura, par exemple, une donation déguisée ou indirecte.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Jean de La Fontaine, « Le Petit Poisson et le Pêcheur », Fables, premier recueil : livres IV, V, VI, Barbin C. et Thierry D., 1678, Livre V, fable 3, p. 103-105.
  • 2.
    Guiguet-Schielé Q., « Recevabilité de l’action en requalification d’une donation déguisée dirigée contre un seul époux commun en biens », Dalloz actualité, 20 sept. 2018 ; « Pas d’obligation de rapport de l’époux (commun en biens), pas de mise en cause ! », Documentation Expresse, n° 2018-15, 12 sept. 2018, Lamy ; Cros C., « Le rapport successoral est dû par l’héritier à son cohéritier, un point c’est tout ! », Éditions Francis Lefebvre – La Quotidienne, 26 juill. 2018.
  • 3.
    Projet de loi portant réforme des successions et des libéralités (rapport) : www.senat.fr/.
  • 4.
    V. par ex. : Grimaldi M., Droit civil. Successions, 6e éd., 2001, Litec, Manuels-Jurisclasseur, n° 670, p. 655 ; Jubault C., Droit civil. Les successions. Les libéralités, 2e éd., 2010, Monchrestien, Domat-Droit privé, n° 1216, p. 794.
  • 5.
    Anciennement intitulé « Libéralités faites en avancement d’hoirie ». Peterka N., JCl. Civil Code, Art. 843 à 857, fasc. unique : « Successions. – Rapport des libéralités. – Généralités et domaine d’application », 15 sept. 2015.
  • 6.
    Anciennement intitulé « Libéralités faites par préciput et hors part ».
  • 7.
    Cass. 1re civ., 9 févr. 2011, n° 09-68659 ; Garçon J.-P., « Le conjoint de l’associé titulaire d’un compte courant ne peut exciper de l’article 1421 du Code civil pour agir en recouvrement de cette créance », JCP N 2011, 1191, spéc. n° 22.
  • 8.
    Djigo A., « Les époux dans la copropriété », Loyers et copr. 2014, étude 7.
  • 9.
    Beignier B., Cabrillac R., Lécuyer H., Labasse J., « Retour au droit commun », Le Lamy Droit des Régimes Matrimoniaux, Successions et Libéralités, n° 355-21, mise à jour oct. 2016.
  • 10.
    Guiguet-Schielé Q., « Recevabilité de l’action en requalification d’une donation déguisée dirigée contre un seul époux commun en biens », Dalloz actualité, 20 sept. 2018.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 24 janv. 2018, n° 17-13017 ; Niel P.-L., « L’interposition sociétaire dans un acte portant reconnaissance d’une donation indirecte », LPA 12 juill. 2018, n° 134y9, p. 11 ; Drouot G., « Précision sur le montant du rapport pour autrui : l’hypothèse de la société interposée », RJPF 2018/4.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 20 févr. 2001, n° 99-15378 ; Vareille B., « Calcul du rapport successoral d’une donation déguisée consentie à deux époux », D. 2001, p. 2939.
  • 13.
    Bergel J.-L., Cassin I., Eyrolles J.-J., Liard J.-J., Jeanne C., « Donations déguisées et donations indirectes », Le Lamy Droit Immobilier, n° 7137, mise à jour juin 2018.
  • 14.
    Cass. com., 22 mars 1988, n° 87-10317.
  • 15.
    Discussion du Conseil d’État et du Tribunat sur le Code civil, 1838, Didot Frères, p. 347.
  • 16.
    Peterka N., JCl. Civil Code, Art. 843 à 857, fasc. unique : « Successions. – Rapport des libéralités. – Généralités et domaine d’application », 15 sept. 2015, n° 144.
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