Affaire Levrault : Quand le CSM fragilise le statut des magistrats
Dans sa décision du 15 septembre, prononcée dans l’affaire Levrault, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) s’est jugé valablement saisi par le Premier ministre. Pour Dominique Rousseau, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et ancien membre du CSM (2002-2006), cette décision fragilise le statut des magistrats. Explications.
Selon l’article 64 de la constitution de 1958 « une loi organique porte statut des magistrats ». Les professeurs d’université auxquels est reconnu le principe d’indépendance aimeraient bien que leur statut soit, comme pour les magistrats, défini par une loi organique. Cette catégorie de loi, en effet, est dotée d’un rang particulier dans la hiérarchie des normes qui la place dans le prolongement direct de la constitution ; elle est, selon la formule consacrée, infraconstitutionnelle mais supra législative.
Une protection maximale accordée aux magistrats
« Les lois organiques sont à la constitution ce que sont les décrets en Conseil d’État par rapport à la loi, écrit Renaud Denoix de Saint Marc, elles complètent la constitution mais elles doivent en respecter les termes »[1]. Cette place particulière des lois organiques dans la hiérarchie des normes tient, explique Michel Debré dans son discours de présentation de la constitution au Conseil d’État le 27 mai 1958, à la volonté « de diminuer l’arbitraire, tant gouvernemental que parlementaire, en tout ce qui touche aux pouvoirs publics. La constitution, poursuit-il, ne peut tout régler en ce domaine et il n’est pas bon qu’ici une loi soit hâtivement rédigée et votée ; c’est pourquoi, une procédure particulière marquée par un long temps de réflexion est destinée à faire des lois organiques des textes dotés d’une plus grande stabilité c’est-à-dire, entourés d’un plus grand respect ». Ce que traduit un article de la constitution spécialement consacré aux lois organiques, l’article 46, qui dispose qu’une telle loi ne peut être soumise à la délibération d’une assemblée en première lecture que six semaines après son dépôt, que faute d’accord entre les deux assemblées, l’Assemblée nationale n’a le pouvoir de dernier mot que si elle est votée à la majorité absolue de ses membres et, surtout, qu’une loi organique ne peut être promulguée qu’après la déclaration de conformité par le Conseil constitutionnel de sa conformité à la constitution.
En décidant que le statut des magistrats relevait de la loi organique, le constituant a donc manifesté sa volonté d’assurer au principe constitutionnel d’indépendance du corps des magistrats, siège et parquet, la protection maximale, ce que reconnaît le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 juin 2001 en considérant « qu’en spécifiant que ressortit au domaine d’intervention d’une loi ayant le caractère de loi organique une matière que l’article 34 range par ailleurs au nombre de celles relevant de la compétence du législateur, le constituant a entendu accroître les garanties d’ordre statutaire accordées aux magistrats de l’ordre judiciaire »[2]. Ainsi, pour le disciplinaire, l’article 50-1 de la loi organique relative au statut des magistrats attribue une compétence spéciale au ministre de la Justice en disposant que, « Le Conseil supérieur de la magistrature est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui adresse le garde des Sceaux, ministre de la justice ».
Or, dans l’affaire Levrault, le Conseil supérieur de la magistrature a été saisi par le Premier ministre sur la base des décrets n° 2020-1293 du 23 octobre 2020 et n° 2020-1608 du 17 décembre 2020. Ces décrets ont pour objet de transférer au Premier ministre les attributions du garde des Sceaux dans les dossiers « relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ». Monsieur Éric Dupond-Moretti ayant été l’avocat de la personne que le juge Levrault avait « inculpée », il ne pouvait pas, devenu ministre, engager des poursuites disciplinaires contre ce magistrat devant le CSM. D’où la saisine du CSM par le Premier ministre que le CSM accepte dans sa décision du 14 septembre 2022 (en version intégrale au bas de cet article).
Une erreur manifeste de droit constitutionnel
Et là est l’erreur manifeste de droit constitutionnel. En effet, la loi organique attribue au ministre de la Justice une compétence spéciale, celle d’engager une procédure disciplinaire contre un magistrat. Or, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 1972[3], a jugé qu’une compétence attribuée par une loi organique ne pouvait être déléguée et dans sa décision du 21 février 1992[4] que « l’article 50-1 de la loi organique réserve au ministre de la justice la dénonciation au Conseil supérieur de la magistrature des faits motivant les poursuites disciplinaires ». La question de la compétence pour saisir le CSM d’une procédure disciplinaire à l’encontre d’un magistrat n’est pas un détail, une simple mesure d’application d’une règle posée par la loi organique ; c’est une question essentielle, constitutive de la garantie du principe d’indépendance des magistrats et, pour cette raison, relevant de la seule compétence du législateur organique. Sans doute, le CSM invoque-t-il la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et le décret du 16 janvier 2014 qui, appliquant les dispositions de la loi aux cas des ministres, dispose que le Premier ministre peut, par décret, déterminer les attributions qu’il exerce à la place du ministre intéressé. Mais cet argument n’est pas recevable car, à supposer même que la loi du 11 octobre ait autorisé ce transfert, il s’agit d’une loi ordinaire. Or, il est de jurisprudence constante, qu’une loi ordinaire ne peut pas intervenir dans le domaine de compétence d’une loi organique
En acceptant que la compétence de poursuivre au disciplinaire un magistrat réservée par la loi organique soit transférée par simple décret au Premier ministre, le CSM a non seulement malmené la hiérarchie des normes fixée par la constitution mais gravement fragilisé le statut des magistrats, siège et parquet, qui tient la garantie de son indépendance d’être définie par une loi organique qui, il faut encore le rappeler, a pour objet « de diminuer l’arbitraire, tant gouvernemental que parlementaire, en tout ce qui touche aux pouvoirs publics ».
[1] Renaud Denoix de Saint Marc, Le statut de l’autorité judiciaire, ENM, 12 et 13 mai 2009
[2] CC 2001-445 DC, 19 juin 2001, R. p.63
[3] CC 71-46 DC, 20 janvier 1972, R. p. 21
[4] CC 92-306 DC, 21 février 1992, R. p. 46
Référence : AJU318321