Dominique Rousseau : « Le moment est venu de refonder la justice ! »

Publié le 10/06/2021

A l’occasion des Etats généraux de la justice annoncés par le président de la République, Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris I Sorbonne, estime qu’il est temps de rompre avec une conception étatique de la justice pour évoluer vers une conception démocratique. Cela suppose la création d’un conseil supérieur non pas de la magistrature, mais de la justice.

Dominique Rousseau : "Le moment est venu de refonder la justice !"
Photo : @AdobeStock/Dom

Il ne fait pas bon être magistrat aujourd’hui ! Il est reproché au Procureur général près la Cour de cassation d’ouvrir une enquête judiciaire contre le Ministre de la Justice pour « prise illégale d’intérêts », au Conseil d’Etat de valider sans sourciller les atteintes aux libertés et au Conseil constitutionnel de faciliter les discours de haine sur les réseaux sociaux.  Pire, ceux qui, par leur fonction, devraient expliquer la difficulté de juger contribuent à discréditer l’institution judiciaire.

Inventée pour restaurer l’autorité du pouvoir exécutif, la Vème République a fait la découverte du pouvoir juridictionnel. Pouvoir du juge administratif qui décide de la régularité du périmètre d’une agglomération comme de la légalité du port du foulard à l’école. Pouvoir du juge judiciaire qui décide de l’indemnisation d’un enfant né handicapé comme de la légalité des licenciements économiques. Pouvoir du juge constitutionnel qui contrôle si les lois votées par les élus du peuple expriment bien la volonté générale et sanctionne celles qu’il juge contraires à tel ou tel droit fondamental. Pouvoir du juge européen qui décide si la loi nationale respecte les droits de l’homme, si les couples homosexuels peuvent ou non adopter, ou récemment si le suicide assisté peut être autorisé. Pouvoir même du juge pénal international devant lequel pourront bientôt être déférés les responsables de crime contre l’humanité. Et ce pouvoir juridictionnel ne saisit plus seulement les « gens ordinaires » ; il attrape aussi les ministres, les parlementaires, les élus locaux, les chefs d’entreprise, les ecclésiastiques, et tourne même autour du Chef de l’Etat.

La justice, une « puissance nulle » selon Montesquieu

Pour la France, cette découverte est une surprise. Autant qu’une révolution contre le Roi, 1789 est en effet une révolution contre les juges de l’Ancien régime qui avaient bloqué toutes les réformes, fiscales notamment, initiées par le pouvoir exécutif. Et la première grande loi des révolutionnaires, celle des 16-24 août 1790, fut d’ailleurs d’interdire aux juges « d’empêcher ou suspendre l’exécution des lois sous peine de forfaiture ». De cette histoire particulière à la France est né un modèle constitutionnel surévaluant la place du politique et sous-évaluant celle du judiciaire : sous la légitimité donnée par le suffrage universel, le Parlement fait la loi, l’Exécutif et son administration en assurent la mise en œuvre, et la Justice tranche les conflits nés de son application. Mais, comme l’écrivait Montesquieu, la Justice est une « puissance nulle » puisqu’elle n’est que la « bouche de la loi » dont elle assure l’application sans rien y ajouter. Ou Robespierre affirmant en 1791 « désormais il n’y a plus de jurisprudence, il y a la loi ».

D’où la surprise de la France lorsqu’elle découvre que les juges peuvent contraindre un ministre à la démission en le mettant seulement en examen, déclarer inéligible un élu, ou annuler une loi voulue et votée par les élus du peuple au motif qu’elle porte atteinte à la constitution. D’un coup, la Justice n’apparaît plus comme une puissance nulle mais comme un pouvoir « fort », plus fort peut-être que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.

Pourquoi cette montée en puissance des juges ? D’abord le déclin des instances classiques de contrôle – le Parlement pour les ministres, les conseils d’administration pour les chefs d’entreprises, les assemblées générales pour les présidents d’association – conduit les citoyens à s’adresser aux juges pour que soient établies les responsabilités des décisions. Ensuite le besoin, dans une société où les grands récits idéologiques de justification ont disparu, de trouver une scène « neutre » où, par le jeu du contradictoire, puisse se réfléchir et se discuter le sens d’une action. Enfin le fait, longtemps ignoré, que juger n’est pas une opération mécanique d’application de la loi mais un travail d’interprétation des mots du droit qui, nécessairement, fait participer le juge à la fabrication pratique des règles ; il est le législateur particulier quand le parlement est le législateur général.

Cette montée en puissance n’est donc pas l’expression d’une volonté de puissance des juges. L’irruption des juges dans la cité n’est pas un phénomène seulement conjoncturel ; leur pouvoir tient à ce que, par l’interprétation, ils sont au bout de la chaîne de la création du droit, ils « finissent » la loi que les élus du peuple ont voté. Dès lors, inutile de se lamenter sur un éventuel gouvernement des juges, inutile de pleurer sur l’effacement du modèle jacobin. En revanche, urgence à penser la Justice, son organisation, son articulation avec la société et l’Etat, sa légitimité aussi. Et plus encore, urgence à décider avant que la société cherche d’autres miroirs où réfléchir son identité.

Ni rafistoler, ni bricoler, ni aménager

Le moment est donc venu de refonder la Justice. Pas de la rafistoler, la bricoler ou l’aménager. Mais la refonder. Selon les Républiques, la Justice a été soumise au pouvoir législatif ou au pouvoir exécutif et parfois au deux. Donc, toujours soumise, toujours conçue comme une institution subalterne de l’Etat, comme une autorité d’exécution et d’application de la politique de l’Etat. C’est avec cette conception étatique de la Justice qu’il convient de rompre pour proposer de la refonder sur une conception démocratique.

Et pour ce faire, il suffit de partir de l’article 16 de la Déclaration de 1789 qui prend pour référence de toute organisation politique « la société »[1]. Toute société, en effet, est divisée en trois espaces : un espace civil, lieu des activités quotidiennes ; un espace public, lieu de la mise en commun des demandes issues de l’espace civil ; un espace politique, lieu du traitement de ces demandes par les pouvoirs publics. La Justice ne peut appartenir à aucun de ces espaces. En revanche, elle est une institution d’articulation des trois espaces, une institution qui « filtre » les demandes mises en forme dans l’espace public et les réponses apportées par l’espace politique, une institution qui fait circuler les informations et propositions normatives de l’espace civil vers l’espace politique et inversement. Sans la Justice, une société est raide et autiste ; avec la Justice, une société est souple et ouverte. Dans ces dernières années, le droit de la femme de disposer de son corps, le droit au logement ou le statut des étrangers se sont construits autant dans les prétoires que dans l’enceinte parlementaire : le jugement de Bobigny de 1971 est avant la loi Veil.

Parce qu’elle est à l’articulation des trois espaces et pour qu’elle puisse jouer ce rôle, il est nécessaire que la Justice repose toute entière sur le principe d’indépendance qui n’est pas un principe de protection du corps des magistrats mais de protection du corps des citoyens. Ceux-ci, ayant délégué le métier de juger à des professionnels, doivent avoir la garantie qu’ils l’exerceront à l’abri de toutes pressions. Il convient aujourd’hui de sortir la Justice de l’espace politique car, issu d’une compétition électorale, un gouvernement est naturellement partial, logiquement à l’écoute de « sa » majorité. Il exprime des choix partisans qui heurtent nécessairement telle ou telle partie de la société et sont à l’origine de conflits que, précisément, la Justice peut être amenée à connaître. Et les citoyens ne peuvent croire dans l’impartialité d’une Justice qui participe et dépend d’un gouvernement partisan et donc partial. Justice et espace politique ont des exigences incompatibles et ils doivent être séparés pour que la liberté politique des citoyens soit assurée.

Pour un conseil supérieur de la justice

Comment refonder alors la Justice ? Par la création d’une autorité constitutionnelle indépendante, le Conseil supérieur de la Justice – et non de la magistrature. Composé de magistrats élus par leurs pairs et de personnalités qualifiés nommées par le Parlement à la majorité qualifiée des 2/3, ce CSJ se verrait transférer les compétences en matière de nomination des magistrats (avec les moyens de la direction des services judiciaires), d’élaboration du budget de la Justice et de sa discussion avec le Parlement, de gestion et de contrôle de l’utilisation du budget par les juridictions, de définition de la politique de formation des magistrats (l’ENM relevant désormais du CSJ), de la discipline des magistrats (en disposant d’un corps d’inspection). Et chaque année, le CSJ devrait présenter un rapport d’activités au Parlement. Par la suppression de la fonction contentieuse du Conseil d’Etat et son transfert à la Cour de cassation où serait créées deux chambres administratives sur le modèle des chambres civiles, criminelle ou sociale. Par la création d’un Procureur général de la République qui, désigné à la majorité qualifiée par le parlement, serait chargé de conduire la politique pénale dont le gouvernement fixerait les orientations générales, de veiller à l’exercice effectif de la direction et du contrôle de la police judiciaire par le parquet et d’en rendre compte annuellement devant les assemblées parlementaires. Par l’instauration d’une véritable Cour constitutionnelle, à l’instar des grandes démocraties européennes.

La Justice a toujours été un « marqueur » de la démocratie. Les sociétés sont sorties de la barbarie lorsqu’elles ont abandonné le lynchage pour la Justice. Aujourd’hui encore, au moment où les sociétés s’interrogent sur leur identité politique et leur devenir, la Justice reste l’institution de la mesure et de l’équilibre des espaces par laquelle se reconstruira la légitimité démocratique du XXIème siècle.

 

[1] « Toute société qui ne garantit pas les droits ni ne sépare les pouvoirs n’a point de constitution ».