Plaintes contre le gouvernement : l’épreuve du filtrage devant la Cour de justice
Si les annonces de plaintes contre le gouvernement se concrétisent, la Cour de justice de la République (CJR) pourrait bien voir son activité, jusqu’ici fort modeste, exploser. Toutefois, le sort des procédures demeure suspendu à un filtre, celui de la commission des requêtes. François Martineau, associé gérant du cabinet Lussan et fin connaisseur de la Cour de justice pour y avoir plaidé, éclaire le fonctionnement méconnu de cette institution.
Le grand nombre de plaintes, plus de 71, déposées devant la Cour de Justice de la République contre le Premier Ministre et certains de ses ministres s’il est le signe de la vitalité attentive des citoyens dans le contrôle de l’action gouvernementale constitue aussi et surtout l’un des symptômes de la judiciarisation de l’activité politique.
Il ne s’agit plus pour certains acteurs de la société civile de faire juger par un tribunal des crimes ou délits politiques mais d’utiliser les normes du droit pénal commun et ses règles processuelles comme autant de moyens d’action politique.
Une accusation pénale, en effet, disqualifie l’adversaire et offre une visibilité à l’accusateur. La saisine des tribunaux présente d’autres avantages, notamment celui d’être peu onéreuse puisque les modèles de plaintes circulent désormais sur Internet et surtout d’être sans risque dans la mesure ou les magistrats sont peu enclins à condamner, plus tard en cas de non-lieu, pour dénonciation calomnieuse ceux qui saisissent la justice !
Les multiples vertus du filtrage
Ce soudain engouement pour la Cour de Justice de la République confère une résonnance particulière aux propos prédictifs du rapporteur de la commission des lois du Sénat, Charles Jolibois, prononcés en 1993 lors des débats concernant la création de la Cour de Justice de la République.
Le rapporteur se souciait en effet de la mise en place d’un mécanisme de filtrage des plaintes au début de toute procédure contre un ministre « il faut en effet qu’à ce stade puissent être écartées non seulement des plaintes manifestement irrecevables ou infondées (…) mais aussi des plaintes injustifiées ou insuffisamment justifiées, c’est-à-dire celles qui ne seraient motivées que par des considérations politiciennes et celles qui visent des faits qui ne seraient pas suffisamment graves ou sérieux pour mériter la saisine de la Cour de justice » et le rapporteur ajoutait « il n’est pas non plus envisageable de permettre, par l’absence de filtrage, que la responsabilité politique d’un ministre puisse être recherchée à l’occasion de n’importe quel évènement dramatique ».
A crime politique, juges politiques ?
Les Constituants révolutionnaires de 1791 avaient déjà perçu les dangers d’une instrumentalisation de la justice pénale pour paralyser ou abattre un adversaire ; ils avaient donc suivi Lally-Tollendal qui avait lancé aux cours des débats sur la responsabilité des ministres : « à crime politique, juges politiques ». Les ministres ayant commis des crimes ou délits devaient être jugés, selon lui, par des cours spéciales, composées le plus souvent de membres de l’Assemblée nationale et/ou du Sénat. Surtout, l’initiative de la mise en accusation d’un ministre devait rester aux assemblées et n’était point ouvert aux autres membres de la société civile et aux particuliers.
Ces deux idées fortes qui constituent, en cette matière, la tradition française ont sans cesse été mises en œuvre depuis la Révolution par les constitutions qui se sont succédées. Depuis la « Haute Cour nationale » de la Constitution de 1791 jusqu’à la Haute Cour de Justice prévue par la Constitution du 4 octobre 1958, les crimes et délits commis par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions devaient être jugés par les parlementaires qui, de surcroît, avaient la main sur le déclenchement des poursuites.
Un habile équilibre entre juges et parlementaires
Un tel système a perduré jusqu’à ce que la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 et la loi organique du 23 novembre 1993 suppriment la Haute Cour de justice et la remplacent par la Cour de Justice de la République. Première modification, la composition et la procédure de cette nouvelle institution reposent sur un habile équilibre entre d’une part des parlementaires et, d’autres part, des magistrats issus de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des comptes. Deuxième innovation notable, la Cour de justice de la République peut être saisie par « toute personne qui se prétend lésée par un crime ou délit commis par un membre du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions » (Constitution, article 68-2 nouveau alinéa 2).
En créant la Cour de justice de la République, les constituants de 1993 poursuivaient un double objectif : mettre en place une institution qui fît disparaitre le sentiment d’impunité pénale des hommes politiques, mais aussi et surtout éviter la paralysie de l’action gouvernementale, par la crainte de la soumettre au droit commun pénal et ce sans que l’action soit justifiée.
C’est ainsi qu’il faut comprendre les mécanismes et procédures mis en place au sein de la Cour de justice de la République qui comporte désormais trois organes séparés : la commission des requêtes, la commission d’instruction et la Cour de justice elle-même, en tant que formation de jugement.
Nous ne nous intéresserons ici qu’à la commission des requêtes. Celle-ci examine les plaintes déposées devant elle et leur donne les suites adéquates :
– soit un classement sans suite,
– soit une transmission du dossier à la Commission d’instruction qui elle-même à la fin de ses investigations rendra soit une ordonnance de non-lieu soit une ordonnance de renvoi devant la Cour de justice de la République.
Elle est composée de sept membres en tout, dont trois magistrats issus de la Cour de cassation, deux conseillers d’État et deux conseillers maîtres à la Cour des comptes (article 12 de la loi organique du 25 novembre 1993). Elus pour cinq ans, les premiers sont avertis des pièges de l’interprétation de la norme juridique, les seconds habitués aux modes de fonctionnement de l’action gouvernementale et administrative.
Une lourde responsabilité
C’est donc sur la Commission des requêtes que pèse la lourde responsabilité d’initier ou non des poursuites contre les ministres visés dans les plaintes dont elle est saisie.
Il s’agit bien là, comme l’avait souligné le Garde des Sceaux Pierre Mehaignerie lors des débats ayant présidés à la création de la Commission de la République en 1993, d’un rôle « essentiel » de filtrage des plaintes, surtout lorsque l’on considère les conséquences politiques, pour un ministre, de voir son affaire renvoyée devant la Commission d’instruction de la Cour de Justice de la République.
Quoique la Commission des requêtes rende des décisions insusceptibles de recours, celle-ci dans son analyse n’est pas livrée à un arbitraire qui l’autoriserait à tenir un trop grand compte de considérations politiques ou médiatiques. Les magistrats qui composent la Commission sont en effet tenus dans l’analyse des dossiers qui leur sont soumis, de respecter des principes fondamentaux posés par la procédure pénale classique. Il revient en effet à la Commission des requêtes « d’apprécier tant en opportunité qu’en légalité les conditions dans lesquelles la responsabilité pénale d’un membre du Gouvernement peut être engagé » (Journal officiel, Assemblée nationale CR 6 octobre 1993, pages 39 à 50).
Le respect du principe de légalité, plus particulièrement, renvoie d’ailleurs à l’article 16 de la loi du 23 novembre 1993 qui prévoit qu’en cas de décision de saisine de la Commission d’instruction la Commission des requêtes est « tenue dans sa décision de qualifier pénalement les faits à raison desquels il y a lieu de poursuivre ».
A ce stade, la Commission des requêtes, qui dispose d’un pouvoir d’investigation similaire à ceux qui sont dévolus au Parquet en matière d’enquête préliminaire de droit commun, devra ainsi à partir des éléments fournis pas le plaignant, ou résultant d’une éventuelle enquête supplémentaire, mettre en lumière non point les preuves certaines de l’éventuelle culpabilité du ministre, mais en tout cas les indices qui rendent « susceptible » de constituer à l’encontre de ce dernier les crimes ou délits dont on accuse le membre du gouvernement et sa responsabilité personnelle.
Des indices graves et concordants ?
Cependant, compte-tenu de la gravité de sa décision, et de ses conséquences politiques quant au ministre mis en cause, la Commission des requêtes ira sans doute plus loin dans son analyse et s’efforcera, même à ce stade préliminaire, de rechercher et de mettre en lumière, non point de simples indices, mais des indices graves et concordants permettant la transmission du dossier à la Commission de l’instruction de la Cour de Justice de la République.
En tout état de cause, au cours de ce travail de rationalité juridique, la Commission des requêtes vérifiera en premier lieu la recevabilité de la plainte au regard de la compétence de la Cour de Justice de la République : elle s’interrogera sur le fait de savoir si les faits invoqués ont bien été commis par un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions.
La Commission des requêtes en deuxième lieu, comme l’article 16 de la loi de 1993 l’exige, s’efforcera de procéder à la vérification de la qualification des faits allégués par la norme de droit pénal invoqué et, ce pour chacun de ses éléments constitutifs, ce qui constitue la démarche traditionnelle, démarche juridico-rationnelle, de tous les magistrats à la recherche de la vérité.
La Commission des requêtes examinera en troisième lieu le lien de causalité entre les faits et l’action positive ou par abstention volontaire du ministre ; la question de l’étendu des délégations politiques et/ou administratives, intellectuelles et/ou décisionnelles revêt une importance capitale dans la mesure ou un ministre ne peut être responsable pénalement que de son fait personnel.
Enfin, la Commission des requêtes devra apprécier en dernier lieu, si l’infraction l’exige, la nature intentionnelle de l’action du ministre.
Pas d’accès au dossier
Tous les éléments du dossier, après investigations supplémentaires ou vérifications sont délibérés par les membres de la Commission des requêtes après audition du Conseiller rapporteur : la commission pourra décider un classement de la procédure ou sa transmission au Procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisine de la Cour de justice de la République (Constitution, article 68-2 nouveau, alinéa 3). Le plaignant est avisé de la suite réservée à sa plainte même s’il n’a pas la possibilité de se constituer partie civile.
Durant cette phase procédurale, le ou les ministres visés n’ont pas d’autres droits que ceux d’un éventuel prévenu lors d’une enquête préliminaire de droit commun. Bien que nommément mis en cause, et souvent mis au pilori médiatique, l’intéressé n’a pas accès au dossier de la Commission des requêtes. Il ne peut donc faire valoir aucune observation sur les détails d’une accusation qui, en tout cas dans la première année de l’enquête, ne lui est pas communiquée à moins de s’en trouver informé par de regrettables fuites dans les médias.
Rien n’empêche toutefois le mis en cause d’éclairer la Commission des requêtes sur différents points, voire de soulever les moyens d’irrecevabilité des demandes formulées contre lui, ou même encore de démontrer que les éléments qualifiants du crime ou du délit dont on l’accuse ne sont pas constitués. Mais la Commission des requêtes ne sera pas tenue de répondre à ses arguments, dans la mesure où à ce stade, l’intéressé n’est pas encore partie à la procédure. Il n’a pas plus, et pas moins de droits qu’un citoyen confronté à une enquête préliminaire.
Ainsi, dans son rôle essentiel de filtrage des plaintes qui lui arrivent, la Commission des requêtes, même si elle est souveraine dans l’appréciation des suites qu’elle peut y donner, est invitée par les textes à raisonner en droit, ce qui la protège de céder aux préjugés, aux pressions politiques ou à celle de l’opinion publique, médias et réseaux sociaux confondus.
La fermeté d’âme des magistrats, telle que décrite par d’Aguesseau dans l’une de ses « Mercuriales » constitue à ce stade la meilleure des garanties. La Cour de Justice de la République, en effet, ne peut devenir la forme laïcisée de l’autel où l’on sacrifierait les boucs émissaires…
Référence : AJU67034