« Contes juridiques » ou comment conter le droit pour « le penser mieux »

Publié le 02/12/2021

Le professeur François Ost fait paraître un second volume de fictions juridiques qui empruntent les formes du récit historique, de la fable animalière, de la dystopie ou encore du conte pour narrer et penser le droit autrement.

Conte
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François Ost, professeur émérite à l’université Saint-Louis de Bruxelles, membre de l’Académie royale de Belgique et fondateur de l’Académie européenne de la théorie du droit a produit tout au long de sa carrière de nombreux1 ouvrages remarqués offrant à ses lecteurs étudiants et à ses pairs des sujets de réflexions éclectiques2 et dépassant volontiers les frontières classiques de la théorie du droit3. Le juriste et philosophe a, en outre, contribué à permettre au courant « Droit et littérature » de commencer de se développer en Europe4, prenant lui-même la plume dans le prolongement de certains de ses écrits scientifiques consacrés notamment au théâtre5, pour écrire des pièces6 et des récits qu’il qualifie de contes juridiques venant enrichir des interrogations récurrentes sur les usages, fonctions et finalités du droit7 au moyen d’éclairages plus ludiques sur le plan formel que de classiques manuels juridiques ou essais intellectuels. Une autre manière de « raconter la loi »8, de donner à penser le droit, de « le raconter pour tenter de le penser mieux »9.

Ces récits, dans lesquels l’auteur semble se livrer quelquefois, confirment que le droit a toujours été pour lui l’objet de passions10, un engouement sincère aussi bien dans l’activité pédagogique que de recherche, mais à condition de considérer avant tout cette science juridique comme une culture, fonctionnant en résonance avec d’autres sciences, et non comme une pure technique. Seule cette approche qui accueille la trans et l’interdisciplinarité en ne rejetant, notamment pas, ni une approche éthique ni une approche politique, peut permettre de réfléchir globalement les questions de société, et d’accepter les apories, les failles, les espaces qui se prêtent à l’interprétation. De fait, de nombreuses interprétations sont permises dans les thématiques et situations choisies par l’auteur.

Si l’on exclut les récits en forme de cas pratiques (3, 2, 1…, 2019) que les enseignants juristes se délectent plus à rédiger que les étudiants à résoudre, maniant l’humour (les noms des collectifs, tel « Carrefours » en écho aux « Gilets jaunes » dans L’Arche et la tour, 2021) et multipliant les jeux de mots faciles (le « royaume de Nimportou » avec « Picflouz », « Diafoirus » et autres dans Les Sept Jours de Marianne, 2019), qui posent néanmoins des problématiques essentielles à l’heure du retour de la reconnaissance juridique de périodes d’exception (du type État d’urgence français), les récits de François Ost empruntent des formes littéraires répertoriées et variées pour correspondre au mieux aux sujets qui lui tiennent le plus à cœur.

Parmi les sources bibliques d’abord, l’Arche de Noé devient un « laboratoire juridique » permettant de confronter la loi naturelle à loi écrite (Un droit pour l’Arche de Noé ?, 2019), tandis que les conversations fictives entre Pilate et Jésus à l’occasion de son procès embrassent de vastes questions allant de l’ordre public au droit au procès équitable en passant par les tiraillements entre la justice populaire et la justice politique guidée par la commode « raison d’État » (Le Procès de Jésus ou la justice impossible, 2021). Quant au Jugement dernier (2019), il place la justice divine comme modèle potentiel suscitant du « Tribunal céleste » le recours à la voie préjudicielle afin de recueillir l’avis du « Très-Haut » sur ce que pourrait être un « jugement universel ».

Les îles désertes sont également des sources d’inspiration (Dessine-moi une île de justice. Songe cariocain, 2019 ; On the way back, 2021) afin de traiter de la colonisation, du rapport aux droits fondamentaux et notamment au droit de propriété. À l’opposé, les défis juridiques nouvellement produits par les évolutions techniques et technologiques du monde contemporain sont abordés dans une dystopie traitant de l’intelligence artificielle (Solange B., infanticide ?, 2019) et posant des questions inédites comme celui de la qualification juridique et de la sanction du meurtre de son propre clone.

La fonction de juger est mise sur la sellette dans des récits qui prennent la forme de véritables mini polars ouvrant des portes dissimulées et découvrant une justice parallèle à la justice officielle (Aux marges du Palais, 2019), sans résoudre tous ses mystères (On a volé Les juges intègres, 2021), sous le regard d’un panneau maudit du célèbre retable « l’Agneau mystique » des frères Van Eyck.

Un grand nombre de notions ou concepts résonnent en outre avec les thématiques principales d’ouvrages et d’articles scientifiques dont François Ost est l’auteur. Il en est ainsi en particulier de l’écologie11, à travers ses catastrophes bien connues comme la pollution marine engendrée par le naufrage de l’Amoco Cadiz (Fortune de mer, 2019) ou les questions les plus récentes et qui ont longtemps semblé de pures hypothèses d’école, telles les actions poussant à donner un statut juridique à des fleuves, des montagnes, voire même des robots et qui prolongent les débats sur la personnalité juridique de l’animal (Les Humains dénaturés. La nouvelle controverse de Vallodid, 2021) prenant le relai à quelques siècles d’intervalle de la tenue de procès d’animaux. Cette fois c’est le procès des humains organisés par les animaux qui est dressé avec ironie et distanciation, dans le prolongement d’une autre fable animale (Moi, Martin, ours à cinq pattes, 2019) venue sonder le rapport à l’altérité.

Enfin, c’est le récit à la manière de Kafka (Coimbra, le livre ultime. Variations kafkaïennes, 2021), qui est sans doute le plus marquant ou le plus touchant, avec La Bibliothèque libérée (2021), même si plus éloigné de la matière juridique pure, car est au centre l’objet livre, instrument de la passion notamment juridique de l’auteur, lequel incite ainsi ses lecteurs à découvrir ou redécouvrir des ouvrages aux titres familiers sous un éclairage nouveau – tel Les Juges intègres d’Anatole France).

François Ost n’est certes pas le premier à se servir de sa formation et son expérience de juriste pour nourrir son écriture littéraire12 et « faire du droit par la littérature »13, mais il est certainement le seul à le faire, peut-être même à son corps défendant, avec une telle pédagogie, désir d’instruire et faire réfléchir, comme en témoignent les encarts qui suivent chaque récit, comprenant des questions (dans une rubrique « Et si nous débattions… ») et une bibliographie qualifiée de « sommaire », mais très pointue sur les thématiques abordées.

Son approche sensible, audacieuse et inventive14, vient utilement compléter toutes les expérimentations des juristes venant puiser par des chemins divers dans l’« inépuisable richesse » du droit15.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Le dernier ouvrage de l’auteur a paru en même temps que ses « nouveaux contes juridiques » chez le même éditeur : Le Droit ou l’empire du tiers, 2021, Dalloz, Les sens du droit.
  • 2.
    Entre droit et non droit, l’intérêt, 1990, Facultés universitaires Saint-Louis.
  • 3.
    Par ex. : Sade et la loi, 2005, Odile Jacob.
  • 4.
    Il a initié les premiers travaux en langue française (v. aussi en France : P. Malaurie, Droit & littérature. Anthologie, 1997, Cujas) dans ce champ de recherche créé aux États-Unis, auquel il participe également sur un plan éditorial dans le comité scientifique de la Revue Droit & Littérature, chez Lextenso.
  • 5.
    Shakespeare. La Comédie de la loi, 2012, Michalon.
  • 6.
    Camille, 2011, Lansman ; Antigone voilée, 2004, Larcier.
  • 7.
    À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, 2016, Bruylant.
  • 8.
    Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, 2004, Odile Jacob.
  • 9.
    « Prologue », in Nouveaux contes juridiques, 2021, Dalloz, p. 11.
  • 10.
    Le Droit, objet de passions ? I crave the law, 2018, Académie royale de Belgique.
  • 11.
    La Nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, 1995, La Découverte ; « Personnaliser la nature, pour elle-même vraiment ? » in P. Descola, Les Natures en question, 2018, Collège de France.
  • 12.
    Parmi les auteurs à succès, on citera B. Shlink (Le Liseur, 1996, Gallimard), F. Von Schirach (tous ses recueils de nouvelles et son roman L’Affaire Colini, 2014, Gallimard) et P. Sands (Retour à Lenberg, 2016, Albin Michel ; La Filière, 2020, Albin Michel).
  • 13.
    « Prologue » in Si le droit m’était conté, 2019, Dalloz, p. 11.
  • 14.
    V., par ex., l’idée de coter en bourse les lois et règlements (Les Sept Jours de Marianne. Le moins mauvais des mondes I, 2021, p. 124) ou l’idée de punir sévèrement les baisers en public (p. 135) dans un état d’urgence sanitaire imposant le port du masque « en toutes circonstances ».
  • 15.
    Les Sept Jours de Marianne. Le moins mauvais des mondes I, 2021, p. 12.
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