Rodin : une importante affaire de contrefaçon jugée au tribunal correctionnel de Paris

Publié le 18/05/2021

Quelle différence entre un plâtre original et un plâtre de fondeur ? A qui appartiennent-ils ? Peut-on reproduire n’importe comment un Rodin sous prétexte qu’il est tombé dans le domaine public ? Autant de questions sur lesquelles s’est penchée la 31e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris les 10 et 11 mai derniers.

Rodin : une importante affaire de contrefaçon jugée au tribunal correctionnel de Paris
Le Penseur – Musée Rodin (Photo : ©AdobeStock/Ekaterina Belova

Le petit homme aux cheveux gris s’avance, un peu bancal dans son costume marron, jusqu’à la barre. Malgré ses 81 ans, Monsieur L. refuse la chaise que son avocat, Me Jean-Loup Nitot lui désigne. Il tient visiblement à faire face dignement  aux trois magistrates qui composent la 31 e chambre correctionnelle de Paris, ce lundi 10 mai. Tout juste s’accoude-t-il au pupitre pour ne pas trop fatiguer, agrippant les bords de celui-ci entre ses deux mains crispées. Le manque de moyens rend la justice si lente qu’il arrive parfois que les gens meurent avant d’être jugés. L’autre prévenu dans ce dossier, Monsieur C., est décédé. Monsieur L. devra donc répondre seul des accusations de contrefaçon, faux et tentative d’escroquerie.  Son procès est censé durer deux après-midis. Un luxe pour la justice correctionnelle parisienne constamment débordée. Mais Auguste Rodin le vaut bien.

Beaucoup de plâtres et un bronze

Dans les années 2000, Monsieur L a eu une idée géniale avec M. C, utiliser les plâtres de fonderie en possession de M. C pour développer un commerce de bronzes de Rodin aux Etats-Unis et en Chine.  Les deux hommes pensent sans doute tenir un filon : l’œuvre est tombée dans le domaine public en 1987 et ils ont plusieurs plâtres  du célèbre Rudier, le fondeur historique de Rodin. Ambitionnent-ils seulement à l’époque comme ils l’ont affirmé lors de l’instruction de faire commerce de reproductions ou bien pensent-ils réaliser des copies et les vendre pour des originaux ? La vérité se situe peut-être entre les deux : après tout, fabriquer des bronzes à partir des plâtres de fonderie du fondeur de Rodin, n’est-ce pas quelque part l’équivalent d’originaux ? Quel acheteur fera la différence outre-atlantique ?  Toujours est-il qu’ils rassemblent plâtres de fonderie, moules en élastomère fabriqués sur la base de ces plâtres et surmoulages et envoient plus de 70 pièces à leur fondeur américain. Ce « trafic » est la première infraction reprochée à Monsieur L.

Car si l’œuvre est tombée dans le domaine public en 1987, cela ne permet pas de faire n’importe quoi. Le droit moral de l’artiste suppose que son œuvre ne soit pas modifiée d’une part et, d’autre part, qu’on ne fasse pas passer une copie pour un original.  Or, s’agissant des plâtres, le prévenu cumule les fautes. Les plâtres de fonderie appartiennent à l’artiste ou en l’espèce à son ayant-droit, ils ne devraient donc pas circuler. C’est en tout cas ce que soutient le musée. Sur cette base, il a été tiré de nouveaux plâtres, et moultes moules en élastomère, des copies en somme, mais aussi des plâtres modifiés, ici on a baissé un bras, là, ajouté une jambe. Enfin, les perquisitions ont permis de saisir des surmoulages, or ceux-ci  dénaturent l’œuvre en ne rendant pas le niveau de détail souhaitable. A l’audience, on se dispute sur les termes, avant de tomber à peu près d’accord : le plâtre original, c’est celui qui est moulé directement sur l’œuvre de l’artiste, le plâtre d’atelier ou de fonderie, celui réalisé par le fondeur pour faire son travail, et le surmoulage, une pratique consistant à mouler l’œuvre en bronze.  Toutes ces copies fidèles ou non s’engouffrent dans une faille liée à la spécificité de la sculpture en métal : contrairement à un marbre façonné directement par l’artiste, ici il faut faire un moule sur la base de l’original en terre, ce qui permettra d’éditer la statue dans le métal choisi…et de la reproduire un nombre infini de fois (sous réserve de l’usure du moule). Pour tenter d’y mettre un peu d’ordre et de sécurité, la loi française pose le principe selon lequel le tirage original est de 8, auxquelles s’ajoutent  4 épreuves d’artiste. Sauf à ce que l’artiste lui-même en décide autrement, ce qui ne saurait être le cas d’Auguste Rodin puisqu’il est mort. Précisons encore qu’à son époque cette limite n’existait pas, ce qui complique un peu plus la gestion de son droit moral par le musée car il était très prolixe et que beaucoup d’oeuvres originales ne comportent aucune numérotation.

Un âge d’airain numéroté 8/88 pour plaire aux clients chinois

La justice a par ailleurs mis la main sur un bronze. Et c’est le deuxième chef de prévention : tentative d’escroquerie. Monsieur L. a tenté de vendre à un courtier qui agissait pour le compte de clients chinois une copie de L’âge d’airain pour la somme de 125 000 euros. La pièce était numérotée 8/88 pour plaire aux acquéreurs, le 8 étant considéré en Chine comme un chiffre de chance. C’est d’ailleurs ce qui leur a mis la puce à l’oreille et les a fait renoncer à leur achat.  Le prévenu assure qu’il n’avait pas d’autre intention que de vendre une reproduction, preuve en est que la mention reproduction figurait en bas à l’arrière de l’œuvre, sur la terrasse. Le Musée Rodin  objecte que la mention est si minuscule qu’elle témoigne davantage d’une volonté de tromperie que d’une attention au respect de la réglementation. D’ailleurs, l’intéressé est également poursuivi pour faux. Il a en effet imité la signature d’un historien d’art afin authentifier un plâtre de reproduction de L’âge d’airain ayant servi à fondre cette pièce et supprimé la mention précisant que  la statue ne figurerait pas au catalogue.

La présidente égrène la liste des œuvres concernées par les plâtres et surmoulages, elle donne le vertige  ! Plus de 70 pièces parmi les plus connues du sculpteur : Balzac en robe de dominicain, Pierre Wissant, Torse d’Adèle, Grande main de Dieu et bien sûr le légendaire Penseur.  Sur les bancs des parties civiles, le musée Rodin est représenté par sa directrice, une élégante femme brune en tailleur pantalon ; à ses côtés est assis l’expert dont l’avis a été falsifié. Si le musée est partie au procès, c’est que Rodin a fait don de ses œuvres à la France en 1916. L’Etat a acheté à l’époque l’Hôtel Biron (1) qui est devenu le musée. Ce-dernier est titulaire de tous les droits sur l’œuvre de l’artiste. Y compris celui d’éditer de nouveaux tirages à partir des plâtres quand ceux-ci n’ont pas encore atteint la limite de 8 + 4 .  C’est ce qu’il fallait comprendre lorsque le musée a indiqué à l’été 2020 qu’en raison de ses difficultés financières liées à la crise sanitaire, il envisageait de vendre des œuvres originales pour compenser la perte des recettes liées au confinement : il ne s’agissait pas de mettre sur le marché une oeuvre de la collection exposée au musée, mais de procéder à de nouveaux tirages des oeuvres n’ayant pas encore atteint la limite de 8+4.

Menaces et tentatives de corruption

Dans cette affaire, c’est le musée qui a alerté la justice, laquelle a décidé d’ouvrir une information judiciaire, pilotée par la juge d’instruction Aude Burisi.  « Je suis tout prêt à m’expliquer » assure le prévenu d’entrée de jeu. Ingénieur Supelec, il a commencé dans la banque, puis il est devenu restaurateur avant de se lancer dans l’immobilier puis de devenir « éditeur d’art » spécialisé dans les estampes en 1987. Il assure qu’il n’a jamais rien envisagé d’autre que de vendre des reproductions.  L’ennui pour lui, c’est qu’il a fait deux ou trois choses qui mettent à mal sa théorie. Pour booster son commerce, Monsieur L.  a cherché en effet l’appui de grands spécialistes de l’œuvre de Rodin. L’un d’entre eux, qui s’est constitué partie civile,  raconte à la barre qu’il s’est laissé convaincre au départ par le prévenu de l’aider,  car il croyait à la thèse des reproductions. « Je suis favorable aux reproductions car cela permet de faire connaitre l’oeuvre » explique-t-il.  L’intéressé prépare le catalogue critique, il  a déjà authentifié 5 000 bronzes sur les quelque 8 000 produits par Rodin. On dénombre également 15 000 plâtres, 500 à 600 marbres ainsi que des statues en cire, terre cuite, bois et même céramique. Comme l’expert ne cède pas à tous les desiderata des deux marchands, ils deviennent plus que pressants. « Il (NDLR : le prévenu) a tenté à plusieurs reprises de me faire changer d’avis j’ai reçu des tentatives de menaces, et même de corruption, il m’a proposé de m’associer à une édition de la Grande main de Dieu « nous allons gagner de l’argent » » explique l’intéressé à la barre. « C’était des menaces de procédures pour plusieurs millions de dollars, mais pas des menaces physiques » tient-il à préciser. Monsieur L. ne parvenant pas à faire écrire aux experts ce qu’il voulait pour conforter sa vente de L’âge d’airain aux chinois, a tout bonnement décidé de modifier lui-même le texte des documents dans le sens qui lui convenait.

La présidente le rappelle à la barre.

« — Reconnaissez-vous avoir supprimé la mention selon laquelle l’œuvre ne serait pas intégre au catalogue critique ? interroge-t-elle ?

— Oui, c’est une grosse erreur de ma part.

— Reconnaissez-vous avoir signé le certificat d’authenticité à la place de Monsieur B. ?

— Oui, il m’avait dit par téléphone de le faire, c’était un ami ».

Pour le reste, Monsieur L. nie tout en bloc. Jamais il n’a vendu de plâtres,  ils n’étaient destinés qu’à l’édition de bronzes. Des reproductions, évidemment. Quant à la tentative de vente relative à L’âge d’airain qui fonde l’accusation de contrefaçon et d’escroquerie, il a toujours été clair dans son esprit que c’était également une reproduction, assure-t-il.

Chevelure blanche, silhouette à la Giacometti, Régis Cusinberche, l’avocat du musée Rodin, ronge son frein depuis la veille, alors quand vient son tour de parler, il démonte chaque affirmation du prévenu.  S’agissant des plâtres de fonderie, la question de savoir s’ils appartiennent au titulaire du droit moral, ou bien au fondeur ne se pose pas :  « les plâtres je les paie, donc ils sont à moi » assène l’avocat. La défense invoque un arrêt Giacometti qui a jugé que les plaques gravées étaient la propriété de l’imprimeur. Rien à voir avec le travail d’un fondeur, estime Régis Cusinberche.  « C’est un abus de confiance de ne pas les restituer », affirme-t-il.

Les plâtres n’appartiennent pas à la fonderie

S’agissant des autres plâtres,  « ce sont des copies de copies, le musée n’en veut pas, en revanche, il faut y faire figurer la mention reproduction » explique-t-il car contrairement à ce qu’affirme Monsieur L. il existe un marché des plâtres.  Mais ce qui met aussi l’avocat en colère ce sont les retouches. Ici on remonte le bras gauche, là on ajoute une cuisse. « Monsieur L. Lui-même reconnait « un faux artistique !  Le comité Rodin avait signalé que c’était un fragment non pensé par Rodin, il a quand même fait son faux. Il présente ces plâtres comme des plâtres originaux, ce qui fonde ma plainte ». Quant aux bronzes, le musée est convaincu que Monsieur L. avait l’intention d’entretenir un certain flou sur leur carcatère original. Certes, la mention « reproduction » figure sur L’âge d’airain, mais il s’agit d’un cachet gros comme une pièce d’un centime alors que la statue fait 1m78. L’avocat, qui mesure à peu près la même taille, s’avance au pied des juges et pose une feuille au sol avec le dessin minuscule pour illustrer son propos. L’une des magistrates se penche, visiblement impressionnée par la démonstration. « La visibilité s’entend comme immédiate, sans qu’il soit besoin de rechercher la mention reproduction. Nous soutenons que l’absence de visibilité équivaut à l’absence de mention » .  S’il y a contrefaçon aux yeux de la partie civile, ce n’est pas seulement pour ça, mais en raison d’un faisceau d’éléments : la référence à Rudier, fondeur de Rodin, les documents commerciaux qui ne comportent pas le mot « reproduction », le choix du bronze quand le musée se limite à la résine précisément pour éviter la confusion, de même que la numérotation et les certificats altérés.  Certes, au final, le prévenu n’a vendu aucun bronze, mais il a envoyé des plâtres aux Etats-Unis. Qui sait à quoi ils vont servir ? Le musée craint que l’on inonde le marché de faux.

Tomber dans le domaine public ne signifie pas être en dehors du droit

Le parquet est exactement sur la même ligne que la partie civile. Certes, Monsieur L. a admis les faux et promis qu’il ne toucherait plus jamais à Rodin, mais cela n’attendrit pas l’accusation. « Je suis sensible au fait que l’on reconnaisse les faits, mais ici on reconnait le matériel mais on conteste la qualification cela m’inquiète sur la façon dont il (NDLR : Monsieur L.) compte à l’avenir respecter la loi, constate la procureure. Il me semble que ce n’est pas Rodin qu’il faut qu’il supprime mais le fait de ne pas respecter le droit moral de l’auteur ». M. L. encourt 3 ans de prison pour la contrefaçon et les faux, 5 ans pour escroquerie. Il n’a pas de casier judiciaire.  Le parquet requiert deux ans intégralement assortis du sursis, une interdiction de gérer de 5 ans et la mention de la condamnation dans une revue d’art.

« Mon client n’est pas responsable de ce que font les américains ! »

« Faisons du droit ! » tonne Me Nitot qui s’est avancé au milieu de la salle pour porter la voix de la défense.  La constitution de partie civile du musée Rodin ? Il la balaie en trois phrases. « C’est l’Etat qui est titulaire de ce droit et il est incessible. C’est donc lui qui devait se porter partie civile ». Si la jurisprudence jusqu’ici rappelle inlassablement que le Musée est titulaire du droit moral et donc habilité à agir en justice, comme vient de le rappeler son confrère Me Cusinberche c’est que, assure-t-il, personne n’a jamais contesté cette histoire de droit moral. Me Nitot demande donc au tribunal de se prononcer pour la première fois sur cette question. A supposer que l’avocat obtienne l’irrecevabilité de la constitution de partie civile dans cette affaire, cela embarrassera juridiquement le musée mais sera sans effet sur le fond car le ministère public partage entièrement l’analyse de la partie civile.  Alors, l’avocat s’attaque au fond.  L’absence de mention « reproduction » sur les plâtres ?  « Un plâtre d’atelier n’est pas une œuvre de l’esprit, il n’y a pas donc lieu d’inscrire cette mention » assène Me Nitot. L’âge d’airain ?  Il comporte bien la mention « reproduction ». Mieux, selon la défense, elle ne mesure pas la taille d’une pièce d’un centime sur une statue de 178 centimètres, mais de 2,5 centimètres sur 104. Seule solution pour départager les deux avocats, ouvrir les scellés. Hélas, personne n’ayant demandé à ce qu’ils soient apportés à l’audience, la preuve dort quelque part dans un placard du tribunal. Même l’argument de la numérotation 8/88 présentée par le musée comme l’un des indices d’une volonté de contrefaçon se retourne : « les tirages c’est 8+4 donc 8/88 c’est forcément une reproduction ». Les certificats ? Leur modification ne vise pas à tromper mais à retirer une mention qui n’est pas utile et nuisible pour le commerce. Quant au prix, 125 000 euros, il attesterait encore de l’absence de volonté de tromper car un vrai Rodin vaut au minimum dix fois plus. Reste l’accusation d’avoir envoyé des dizaines de plâtres aux Etats-Unis susceptibles d’alimenter un important trafic de faux. « Mon client n’est pas responsable de ce que font les américains ! » s’exclame l’avocat.

Le jugement sera rendu le 1er septembre à 13h30.

 

(1) Confisqué par l’Etat en 1905 aux religieuses de la société du Sacré cœur de jésus, il tombe en ruines et devient la résidence de nombreux artistes dont Rodin qui, au moment où il fait don à l’Etat de son œuvre, demande que celle-ci soit abritée dans cet hôtel.