Le Sénat veut réduire l’impact du numérique sur l’environnement
Adoptée par les sénateurs en première lecture, une proposition de loi (Proj. L. n° 3730, 12 oct. 2020) vise à maîtriser l’empreinte environnementale du numérique. Responsable de 2 % des émissions de gaz à effet de serre en France, la pollution causée par le numérique va s’accélérer durant les prochaines années. Elle pourrait être, dans 10 ans, « plus importante que celle causée par l’automobile et l’aérien combinés », selon Jérôme Torner, associé chez Magellan Consulting, un cabinet de conseil spécialisé dans la transformation digitale des entreprises.
Les Petites Affiches : Quelles sont les données dont nous disposons pour mesurer réellement l’empreinte environnementale du numérique en France ?
Jérôme Torner : Nous avons pour habitude de mesurer l’empreinte environnementale du numérique selon les gaz à effet de serre (GES) qu’ils génèrent, en équivalent CO2. Un ordinateur de 3 kg va nécessiter plus de 600 kg équivalent CO2 pour sa construction, ensuite il va nécessiter de l’électricité pendant ses 4 à 6 ans d’utilisation, puis en fin de vie, il va générer un déchet électronique complexe à recycler.
« Le numérique est responsable de près de 4 % des GES émis dans le monde, le trafic aérien commercial 2,5 %, le secteur automobile 6 % »
Ainsi, l’ensemble additionné, nous considérons que le numérique est responsable de près de 4 % des GES émis dans le monde. À titre de comparaison, le trafic aérien commercial, sur lequel la société a tendance à se focaliser, représente 2,5 % des GES mondiaux. Le secteur automobile quant à lui concentre 6 % du total planétaire.
Nous savons que les constructeurs automobiles et les législateurs cherchent à baisser drastiquement la part de la pollution due à l’automobile. Celle du numérique, moins visible que les gaz des pots d’échappement, attire moins l’attention. Or l’empreinte environnementale du numérique est celle qui progresse le plus fortement : + 9 % par an. Et il n’y a pas de raison pour que cela change. La numérisation de nos modes de vie ne va pas s’arrêter. En 2030, la pollution du numérique pourrait, d’après les prévisions, être plus importante que celle de l’automobile et de l’aérien combinés. C’est donc un enjeu majeur qui s’installe progressivement dans les débats et dans la société. Les premiers smartphones n’ont même pas 15 ans. L’automobile a quant à elle une histoire séculaire.
LPA : Le cadre législatif actuel est-il adapté à cette réalité ?
J.T. : Légiférer a un premier avantage, c’est de permettre la prise de conscience. Cela doit également favoriser l’encadrement des pratiques, ne pas « laisser faire » même s’il n’est pas possible, ni souhaitable, de stopper ou ralentir la numérisation.
Aujourd’hui, en France, 3,5 millions d’ordinateurs sont utilisés, et 8 500 nouveaux ordinateurs sont achetés tous les jours. 75 % de la population française est équipée d’un smartphone.
« En France, 8 500 nouveaux ordinateurs sont achetés tous les jours »
En Allemagne, ou en Angleterre, il y a même plus de smartphones en circulation que d’habitants. Et il est probable que cela soit bientôt le cas en France. Pourtant, malgré de telles données, moins de 10 % des terminaux sont réutilisés et intègrent le marché circulaire. À cela s’ajoutent des habitudes de consommation qui nous poussent à changer de téléphone, quand bien même il serait fonctionnel, en moyenne tous les 2 ou 3 ans. Ce renouvellement est une problématique essentielle pour l’empreinte environnementale du numérique puisque plus de 50 % de la pollution générée par un smartphone ou un PC portable, l’est à sa création. Les puces électroniques, les disques durs, les batteries, nécessitent beaucoup d’énergie à leur fabrication dans des pays où cette énergie est, qui plus est, très carbonée. Cette accumulation de chiffres et de réalité justifie ainsi la volonté de mieux encadrer l’impact environnemental du numérique.
LPA : La proposition de loi portée par le Sénat vise, notamment, à « limiter le renouvellement des terminaux ». La lutte contre « l’obsolescence programmée » est-elle la priorité ?
J.T. : Les sénateurs préfèrent parler d’obsolescence marketing, ce qui me semble être un meilleur terme que « programmée ». C’est en effet une priorité, pour éviter ce remplacement perpétuel de nos objets numériques. Les sénateurs souhaitent également prendre des dispositions pour éviter les mises à jour forcées des logiciels et pour augmenter à 5 ans, contre deux actuellement, la durée de la garantie légale de conformité pour les équipements numériques.
Le débat autour de la 5G est aussi lié à cette question de l’obsolescence. Le Haut conseil pour le climat (HCC), qui a été saisi de ce sujet par le Sénat, a bien montré que le déploiement de cette nouvelle technologie entraînera une hausse importante de l’empreinte carbone du numérique. Et ce pour la simple raison que nos terminaux de communication actuels ne sont pas compatibles avec la 5G. Vous et moi, et l’ensemble des citoyens, vont donc être soumis à des campagnes marketing pour nous inciter à changer nos smartphones, notamment. Cela induira bien sûr une pollution, pour un gain technologique au quotidien assez limité. Gagner quelques secondes sur le téléchargement d’une vidéo sur un smartphone n’est pas réellement un besoin. Nous serons donc davantage poussés à changer nos mobiles pour des raisons marketing et non pour des raisons d’usage.
LPA : N’est-ce donc pas contradictoire de déployer la 5G tout en cherchant à réduire l’impact environnemental du numérique ?
J.T. : Le législateur n’a pas pour vocation, ni les capacités, de limiter les évolutions technologiques et scientifiques. Aussi, la 5G n’est pas utilisée seulement pour les portables, elle aura d’autres utilités concrètes. Elle permettra aux objets connectés de mieux communiquer entre eux. Les voitures autonomes pourront ainsi proposer une plus grande sécurité aux usagers de la route. Dans le secteur médical, cela facilitera également les opérations à distance. Un chirurgien basé à New York sera en mesure, grâce à l’utilisation de la 5G, d’opérer un patient qui se trouve à Sydney. Plus généralement, la 5G profitera au développement économique des pays qui l’utiliseront. Pour autant, cela ne doit pas empêcher le législateur de faire prendre conscience de la pollution engendrée par le remplacement évitable d’équipements.
LPA : Les sénateurs souhaitent également soutenir les PME pour réduire leur consommation numérique. Un crédit d’impôt « à la numérisation durable » est envisagé. Est-ce une bonne mesure d’après vous ?
J.T. : Les entreprises ont déjà, dans leur grande majorité, conscience de la problématique numérique. Tous les clients avec lesquels Magellan Consulting coopère mettent en place des actions pour réduire l’empreinte environnementale du numérique. Et ce dans la lignée, notamment, des engagements pris par les signataires du manifeste Planet Tech’Care. Manifeste par lequel les entreprises, comme Suez, Crédit Agricole et beaucoup d’autres – elles sont plus de 200 – s’engagent à mesurer puis réduire les impacts environnementaux de leurs produits et services numériques.
Pour les PME, l’essentiel est de combler la fracture numérique existante. Un tel crédit d’impôt aura des avantages aussi bien économiques qu’environnementaux. En investissant dans le numérique vous gagnez en performance évidemment, mais vous adoptez également de nouvelles méthodes de travail. La visioconférence, le télétravail ou encore une salle de réunion connectée, permettent par exemple de réduire les déplacements. De la même manière, la dématérialisation des processus réduit les impressions et donc l’utilisation du papier.
LPA : Le télétravail, qui s’est fortement développé depuis la crise du Covid, a-t-il un impact positif ou négatif sur l’empreinte environnementale numérique du travail ?
J.T. : Les premières études qui se sont intéressées à ce sujet, bien que nous manquions encore de recul à ce propos, montrent que le télétravail a plutôt un effet neutre sur l’empreinte environnementale des entreprises. Les déplacements en voiture sont certes réduits ainsi que les consommations en électricité et en chauffage au sein de l’entreprise, mais ces gains sont en partie compensés par un surplus de consommation domestique. Pour télétravailler, un salarié a besoin du courant et du chauffage à domicile, et d’un espace supplémentaire qui va inciter à acheter des appartements plus grands. C’est pour cette raison qu’il faut encore rester prudent quant aux conséquences environnementales du télétravail. De nouvelles données viendront étayer ces indications.
LPA : In fine, faut-il envisager le numérique comme un partenaire ou un obstacle à la transition écologique ?
J.T. : La réalité est que le numérique est à la fois un partenaire et un obstacle à la transition écologique. L’enjeu, d’après moi, est surtout de prendre conscience qu’il peut être les deux et de ne pas croire aux seuls arguments des « pro » et des « anti ».
Si nous avons besoin du numérique pour le futur de la médecine, notamment pour les zones rurales, devons-nous pour autant changer nos portables à chaque évolution technologique ? Les avantages du numérique ne doivent pas occulter les conséquences négatives pour l’environnement et inversement.