Abus de droit et fait générateur
Le Conseil d’État prend position sur la notion de fait générateur de l’impôt dans le cadre de l’article L. 64 du LPF qui sanctionne les montages abusifs.
Dans un arrêt de confirmation, le Conseil d’État précise qu’en matière d’abus de droit, l’administration fiscale doit, pour établir l’impôt qui aurait été dû, se placer non pas à la date de l’acte qu’elle a écarté, mais à celle de l’opération dont elle entend tirer les conséquences et qui constitue le fait générateur de l’imposition1.
Dans cette affaire, la société Financière Giraudoux Kléber, anciennement société Vuitton Holding, a fait l’objet du 13 septembre 2004 au 22 novembre 2005 d’une vérification de sa comptabilité portant sur ses exercices clos au 30 juin 2002 et 30 juin 2003. Par une proposition de rectification en date du 15 décembre 2005, l’administration fiscale l’a informée, selon la procédure de répression des abus de droit prévue par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF), des rehaussements envisagés de son résultat imposable au titre des exercices concernés. Le 22 novembre 2005, s’est tenue une réunion de synthèse en présence des mandataires de la société. Par ailleurs, l’Administration a, postérieurement à l’achèvement de la vérification de comptabilité, procédé, le 25 novembre 2005, à une visite sur le fondement de l’article L. 16 B du LPF, lors de laquelle diverses pièces ont été saisies. Les rehaussements d’imposition procédaient, notamment, de la remise en cause d’une opération d’incorporation au capital de la réserve spéciale des plus-values à long terme, suivie, peu après, d’une réduction de capital.
La SAS Cannes Évolution, venant aux droits de la SAS Financière Giraudoux Kléber, a demandé au tribunal administratif de Paris la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contributions additionnelles à cet impôt auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2002 et 2003, ainsi que des pénalités correspondantes. Le 5 juillet 2011, le tribunal administratif de Paris a fait droit à sa demande en ce qui concerne les cotisations supplémentaires et les pénalités correspondantes relatives à la réintégration dans sa base d’imposition des dividendes placés sous le régime des sociétés mères et l’a rejetée en ce qui concerne les cotisations supplémentaires et les pénalités correspondantes relatives à la réintégration dans sa base d’imposition de la somme prélevée sur la réserve spéciale des plus-values à long terme2. Le 26 novembre 2013, la cour administrative d’appel de Paris a fait droit au recours du ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État dirigé contre ce jugement en tant qu’il lui est défavorable et rejeté l’appel formé par la SAS Cannes Évolution contre ce jugement en tant qu’il lui est défavorable3. La SAS Cannes Évolution s’est pourvue devant le Conseil d’État pour obtenir l’annulation de cet arrêt. Le 22 juillet 2015, le Conseil d’État, statuant au contentieux, a prononcé l’admission du pourvoi de la SAS Cannes Évolution contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris en tant seulement que cet arrêt a statué sur les cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contributions additionnelles et sur les pénalités correspondantes relatives à la réintégration dans sa base d’imposition de la somme prélevée sur la réserve spéciale des plus-values à long terme4. En revanche, l’autre motif de rectification sur le caractère abusif de distribution de dividendes a fait l’objet d’un refus d’admission de pourvoi. En effet, aux termes de l’article L. 822-1 du Code de justice administrative, « le pourvoi en cassation devant le Conseil d’État fait l’objet d’une procédure préalable d’admission. L’admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n’est fondé sur aucun moyen sérieux ».
La notion d’abus de droit
Aux termes de l’article L. 64 du LPF dans sa rédaction applicable aux faits de l’espèce, « ne peuvent être opposés à l’administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses : (…) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus (…). L’Administration est en droit de restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse ». Il résulte de ces dispositions que, lorsque l’Administration use de la faculté qu’elles lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors que ces actes ont un caractère fictif, ou que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. Ce texte est lourd de conséquences puisque l’abus de droit est sanctionné par le rétablissement de l’impôt éludé majoré des pénalités de retard (4,8 % par an) et par l’application d’une pénalité spéciale égale à 80 % des droits rappelés. En revanche, il s’accompagne d’un cadre juridique précis protecteur pour le contribuable. En cas de désaccord sur les redressements notifiés sur le fondement de l’article L. 64 du LPF, le litige est soumis, à la demande du contribuable ou à celle de l’Administration, à l’avis du Comité consultatif pour la répression des abus de droit (CCRAD, devenu, depuis la réforme de l’abus de droit, le CADF). Les avis rendus font d’ailleurs l’objet d’un rapport annuel publié. Si l’avis du Comité est favorable à l’administration fiscale, la charge de la preuve pèse sur le contribuable. À l’inverse, si l’avis conforte la position du requérant, l’Administration doit apporter la preuve du bien-fondé du redressement.
Sur la régularité de la procédure
L’indépendance de la procédure de visite et de saisie instituée par l’article L. 16 B du LPF par rapport à la procédure de vérification de comptabilité concernant le même contribuable, qui constituent deux étapes distinctes de la procédure d’imposition, ne saurait avoir pour effet de réduire dans chacune d’entre elles les garanties accordées au contribuable. L’Administration, lorsqu’elle saisit des pièces et documents, notamment comptables, dans le cadre d’une opération de visite domiciliaire, est tenue de restituer ces documents au contribuable en principe avant l’engagement de la vérification de comptabilité, en tout état de cause dans les six mois de la visite, et, avant ce terme, dans un délai permettant au contribuable d’avoir, sur place, un débat oral et contradictoire avec le vérificateur, eu égard à la teneur de ces documents, à leur portée et à l’usage que l’Administration pourrait en faire à l’issue de la vérification de comptabilité. S’il est constant qu’aucun débat oral et contradictoire n’a pu avoir lieu sur les documents saisis le 25 novembre 2005, puisque cette date est postérieure à celle de l’achèvement de la vérification de comptabilité, la cour administrative d’appel de Paris a pu, sans commettre d’erreur de droit, rejeter le moyen soulevé devant elle par la SAS Cannes Évolution tiré de ce que la SAS Financière Giraudoux Kléber, aux droits de laquelle elle vient, aurait été privée d’un débat oral et contradictoire sur ces pièces, en se fondant sur la circonstance qu’elle ne contestait pas que le redressement en litige n’était pas fondé sur des éléments recueillis au cours de cette visite.
Une opération d’incorporation au capital de la réserve spéciale des plus-values à long terme suivie d’une réduction de capital
L’instruction a montré qu’au bilan d’ouverture du premier exercice soumis à vérification de la société Financière Giraudoux Kléber (1er juillet 2001-30 juin 2002) figurait une somme de 25 428 814 € inscrite à la réserve spéciale prévue par les dispositions alors en vigueur de l’article 209 quater du Code général des impôts (CGI), à laquelle étaient portées les plus-values soumises à l’impôt au taux réduit de 19 % prévu par l’article 219, I, du CGI, diminuées du montant de cet impôt. Les associés de la société Financière Giraudoux Kléber, réunis en assemblée générale le 24 juin 2002, ont décidé de prélever sur cette réserve spéciale, en vue de son incorporation au capital, une somme de 25 428 784 €.
En application des dispositions alors en vigueur de l’article 209 quater du CGI, les sommes ainsi prélevées sur cette réserve pour être incorporées au capital n’ont pas été rapportées au résultat imposable de l’exercice en cours de la société Financière Giraudoux Kléber. Postérieurement à l’entrée, le 2 décembre 2002, des sociétés Tampico et Bunbury au capital de la société Financière Giraudoux Kléber, les associés de cette dernière ont décidé, au terme d’une assemblée générale en date du 23 décembre 2002, de procéder à une réduction de capital d’un montant de 22 356 000 € et à la distribution de la somme correspondante entre ses associés.
Une opération abusive
La cour administrative d’appel a retenu, d’une part, qu’il résultait des travaux préparatoires de la loi du 12 juillet 1965 modifiant l’imposition des entreprises et des revenus de capitaux mobiliers que le législateur a eu pour objectif, en instituant le régime spécial d’imposition des plus-values à long terme, de faire bénéficier du taux réduit d’imposition de ces plus-values celles qui sont réinvesties dans l’entreprise. Ainsi, l’opération par laquelle des sommes figurant à la réserve spéciale des plus-values à long terme étaient, dans un premier temps, incorporées au capital social puis, au terme d’un bref délai, réparties entre les associés à la suite d’une réduction du capital, allait à l’encontre de cet objectif. Les juges du fond ont retenu, d’autre part, que le ministre rapportait la preuve que l’incorporation au capital de la somme prélevée sur la réserve spéciale des plus-values à long terme de la SAS Financière Giraudoux Kléber, suivie de la réduction de capital opérée moins de six mois après et du désinvestissement des sommes correspondantes, était constitutive d’un montage artificiel qui n’avait pas d’autre motif que d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que la société aurait supportées si elle n’avait pas effectué ces opérations. La cour administrative d’appel de Paris en a déduit que l’Administration était fondée à regarder comme ne lui étant pas opposable la décision par laquelle la SAS Financière Giraudoux Kléber avait décidé d’incorporer à son capital social la somme de 25 428 784 € et, par suite, à rapporter à son résultat imposable la somme de 22 356 000 € comme ayant été prélevée sur la réserve spéciale en application des dispositions précitées du 2 de l’article 209 quater du CGI, quand bien même elles n’y figureraient plus à la date à laquelle elles ont été réparties entre les associés.
Quel fait générateur pour le rappel d’imposition ?
La SAS Cannes Évolution avançait que le rappel devait être effectué non pas au titre de l’exercice 2003, soit l’année de la réduction de capital, mais au titre de l’année 2002, dès lors que le prélèvement opéré sur la réserve spéciale des plus-values à long terme aux fins d’incorporation de la somme correspondante au capital avait été décidé par une assemblée générale des actionnaires antérieure au 30 juin 2002, date de la clôture de son exercice social.
Or, précise le Conseil d’État, lorsque l’Administration entend écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, après avoir établi que ces actes ont eu un caractère fictif ou tendaient à obtenir le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, dans le seul but d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il ne les avait pas passés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles, elle doit, pour établir l’impôt qui aurait été dû en leur absence, se placer non pas à la date de l’acte qu’elle a écarté, mais à celle de l’opération dont elle entend tirer les conséquences et qui constitue le fait générateur de l’imposition.
Ainsi, la cour, après avoir constaté, d’une part, que la SAS Financière Giraudoux Kléber clôturait ses comptes au 30 juin, d’autre part, que l’Administration avait entendu écarter comme ne lui étant pas opposable la décision du 24 juin 2002 par laquelle l’assemblée générale de cette même société avait incorporé au capital social des sommes figurant sur la réserve spéciale des plus-values à long terme et, enfin, que la répartition des mêmes sommes entre les associés avait été décidée le 22 décembre 2002, a pu, sans commettre d’erreur de droit, déduire de ce que le fait générateur de l’imposition en litige était intervenu à cette dernière date, que cette imposition devait être établie au titre de l’exercice clôturé le 30 juin 2003.