Droit foncier : des mesures pour lutter contre la spéculation

Publié le 21/07/2020

Reprenant les pistes de réforme du rapport présenté au gouvernement en novembre dernier, la proposition de loi Lagleize visant à rendre le logement plus abordable aux classes moyennes et aux ménages modestes propose d’importants aménagements au droit foncier afin de lutter contre la spéculation foncière.

La commission des affaires économiques du Sénat a détricoté plusieurs des mesures phares du texte adopté en première lecture par l’Assemblée nationale.

Début mars, le Sénat a entamé l’examen de la proposition de loi visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles aux Français (www.senat.fr, texte n° 367), adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale le 28 novembre 2019. La proposition de loi vise à rendre le logement plus abordable aux classes moyennes et ménages modestes, en luttant contre la spéculation et la rareté du foncier.

Le texte traduit une partie des 50 propositions contenues dans le rapport que Jean-Luc Lagleize, député de Haute-Garonne, a remis à Julien Denormandie, chargé de la Ville et du Logement auprès de la ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, sur « la maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction », le 6 novembre dernier (Rapport au Premier ministre, « La maîtrise des coûts du foncier dans les opérations de construction »). N’y figurent pas les mesures fiscales qui ne peuvent s’inscrire que dans un projet de loi de finances.

Selon Jean-Luc Lagleize, « le prix du foncier a augmenté de 71 % sur ces 10 dernières années, pendant que le prix de construction global d’une maison a augmenté de 24 % sur la même période ». Dans son ensemble, le rapport recommande un changement complet de paradigme face à l’urgence de la situation. Pour casser l’engrenage infernal de la hausse des coûts du foncier, il retient plusieurs axes comme libérer le foncier et améliorer la constructibilité, optimiser le foncier disponible, attirer les investisseurs dans le logement locatif et stopper définitivement la spéculation foncière,estimant qu’une petite révolution dans le droit foncier était nécessaire.

D’après le calendrier parlementaire arrêté avant la crise du Covid-19, le texte, validé par le ministère du Logement, devait être adopté avant la fin de l’année pour une entrée en vigueur début 2021. La commission des affaires économiques du Sénat s’est penchée sur le texte proposant quelques modifications à la marge sur la proposition adoptée par les députés.

L’engrenage de la hausse des prix

Partant du constat que la demande de logements n’a cessé d’augmenter dans un contexte de pénurie d’offres, de paupérisation des centres‑villes, d’étalement urbain et de hausse des prix du foncier, les députés auteurs de la proposition de loi pointent l’augmentation des prix fonciers et immobiliers qui fait que de nombreux ménages à revenus modestes ou moyens ne parviennent pas à réaliser leur souhait d’accéder à la propriété ou dans des conditions d’endettement ou de localisation peu satisfaisantes.

En cause : la spéculation foncière, qui engendre l’envolée du prix des logements. Le poids moyen du foncier dans le bilan d’une opération d’aménagement atteint régulièrement 30, 40, voire 50 % dans les zones les plus tendues que sont la capitale, la région parisienne, les grandes agglomérations, les zones transfrontalières, mais aussi plus largement les villes et zones touristiques, particulièrement sur le littoral et la montagne, mais également outre-mer. Face à ce phénomène, les élus locaux ne sont dotés que d’outils peu connus, trop complexes pour être utilisés et insuffisamment sécurisés.

Les auteurs de la proposition de loi se sont donc concentrés sur la lutte contre la spéculation foncière et le renforcement du pouvoir des élus locaux en replaçant ces derniers au cœur de l’acte de construire la ville, et en leur donnant des outils et des pouvoirs nouveaux et complémentaires.

De nouveaux outils pour lutter contre la spéculation

La proposition de loi modifie les conditions de vente de foncier public par l’État ou les collectivités territoriales. Le texte initial proscrit le recours à la vente par adjudication afin de prévenir les achats purement spéculatifs du foncier issus de leur domaine privé en favorisant une approche par projet (art. 1er). La cession n’aurait donc plus lieu que de gré à gré (après consultation d’experts fonciers tel que le service des Domaines) ou sur concours à prix fixe portant sur le programme, l’architecture, l’intégration paysagère ou encore l’écologie des bâtiments. La commission du Sénat a adopté un amendement limitant cette interdiction à l’État et à ses établissements publics.

Droit foncier : des mesures pour lutter contre la spéculation
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La piste des offices fonciers libres écartée par le Sénat

En outre, pour que les prix de vente reposent sur une analyse précise et objective du marché, la proposition de loi prévoyait la création d’offices fonciers libres (OFL), sur le modèle des offices fonciers solidaires (OFL) pour les logements sociaux (art. 2) ainsi que d’observatoires fonciers locaux, à titre optionnel dans les zones détendues mais de façon obligatoire dans les zones de tension (art. 3). Ce dispositif avait pour objectif d’exercer une pression sur les prix en procédant à une analyse des opérations de vente en dressant des bilans des transactions passées, dont les résultats seraient mis à disposition du public.

La création des OFL a d’abord été repoussée par amendement du gouvernement qui préfère, par souci de sécurité juridique, procéder par ordonnance, pour créer ce nouveau régime d’OFL et un nouveau bail réel. Les OFL auraient été détenus à majorité par des personnes publiques et auraient pour objet d’acquérir et de gérer du foncier pour réaliser tous types d’opérations immobilières (logements, commerces, bureaux, équipements publics) en vue de la location ou de l’accession.

Quant au bail réel libre (BRL), il aurait organisé la séparation du foncier et du bâti et serait prorogeable sans condition de loyer ou de prix de cession y compris lors des mutations successives, à l’exception des zones tendues. Il était également envisagé de fusionner avec ce nouveau bail les régimes du bail réel solidaire (BRS) et du bail réel immobilier.

Selon la commission des affaires économiques du Sénat, « il s’agit de la disposition la plus importante du texte. Elle a une grande portée car elle rend possible une profonde transformation du droit de la propriété dans notre pays avec pour objectif d’abaisser le coût des logements en les séparant du foncier qui serait porté sur la longue durée ». Il était prévu que l’ordonnance soit prise dans le délai d’un an à compter de l’adoption de la proposition de loi.

Toutefois, la commission du Sénat propose la suppression de cet article, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle considère que la voie de l’ordonnance n’est pas appropriée. Surtout, parce qu’elle considère que l’OFL ne constitue pas l’arme définitive contre la spéculation foncière, la rente et en faveur du logement abordable. Elle évoque l’existence de nombreux outils pour garantir la maîtrise publique du foncier et faciliter la production de logements abordables : baisse du prix du foncier via des cessions à prix minoré par les collectivités ou l’État, via le fonds de minoration foncière des EPF, via le plan local d’urbanisme ou encore les chartes promoteurs, qui tout en n’ayant pas de cadre réglementaire, sont largement pratiquées. Il est également possible de différer l’acquisition du foncier dans le temps comme le portage foncier qui permet de reporter l’achat des terrains au-delà du remboursement des prêts pour la construction du bâti, ou le prêt social location-accession (PSLA).

Enfin, la commission rappelle l’existence du démembrement du droit de propriété, avec le dispositif d’usufruit locatif social (ULS), qui permet de lever des fonds pour réaliser des logements sociaux. La commission déplore qu’aucun de ces dispositifs, ni les baux réels, en dehors du BRS, n’aient fait l’objet d’une évaluation.

Par ailleurs, la commission s’interroge sur la constitutionnalité du dispositif envisagé. « Le rapport Lagleize estime que le foncier est un bien public et assume le fait qu’il doive être retiré du marché pour permettre une forte régulation des transactions immobilières. Il observe lui-même qu’il s’agirait d’une véritable révolution allant à l’encontre du droit de propriété tel qu’il est conçu en France depuis la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 », relève la commission. Sauf motif d’intérêt général et compensations appropriées, le foncier public ne peut être cédé en deçà de sa valeur réelle. Ensuite, la commission demande à ce qu’il soit démontré que la séparation du foncier et du bâti est réellement la martingale contre la hausse des prix de l’immobilier. Enfin, la commission relaie les inquiétudes du mouvement HLM, qui observent que leur statut non lucratif ou à lucrativité limitée leur interdira d’être parties aux OFL ou même d’en être des prestataires. Il craint que ce dispositif ne soit en réalité la porte ouverte à des foncières privées qui, s’assurant des financements avantageux sur les marchés, viendraient pallier puis remplacer des opérateurs HLM fragilisés et en manque de soutien public.

Partant du principe qu’il n’est pas besoin d’un nouvel outil (OFL) tant que l’OFS ne s’est pas pleinement développé, la commission propose de conforter et élargir la mission des OFS. Elle souhaite voir étendues ses compétences aux locaux commerciaux et professionnels accessoires aux immeubles d’habitation, aux opérations de réhabilitation et de rénovation et à les autoriser à vendre des logements existants dans le cadre du bail réel solidaire (art. 2 bis).

Aujourd’hui, les OFS ne peuvent prendre en charge que des logements à usage de résidence principale ou mixte et des équipements publics.

Bail réel solidaire

Par ailleurs, la commission, après avoir supprimé l’article relatif au bail réel libre, propose de faciliter l’augmentation du plafond de ressources pour accéder au bail réel solidaire (BRS), dans la limite de l’intérêt général (art. 2 ter). Le BRS est actuellement réservé à un public disposant de faibles ressources et respectant le plafond du prêt social location-accession (PSLA).

La commission a également adopté un article visant à permettre aux bailleurs sociaux de vendre une partie de leurs logements sous la forme de BRS (art. 2 quater). Le BRS permet la dissociation du foncier et du bâti par la seule cession de droits réels immobiliers sur des logements avec rechargement de la durée initiale du bail à chaque cession.

Quant aux observatoires de l’habitat et du foncier, le Sénat retient la proposition d’instauration de l’article 3 tout en proposant quelques modifications, dont celle de laisser la liberté aux collectivités de constituer ces observatoires en fonction des besoins locaux et de supprimer le recensement des surélévations potentielles de la mission des observatoires.

Libérer le foncier

Plusieurs pistes sont proposées pour libérer plus de foncier et optimiser le foncier disponible en donnant aux maires les outils permettant l’optimisation de leur politique de logement. Tout d’abord, il était envisagé de créer un fonds national pour la dépollution des zones urbaines et industrielles en friche, qui pourrait être géré par Action logement groupe. Ce fonds aurait eu pour mission de libérer les friches urbaines et industrielles, en les dépolluant et en leur assurant un nouvel usage (art. 4). La commission du Sénat a supprimé cet article au motif qu’Action logement n’est pas compétent en matière de dépollution et la création d’un fonds public doit être mûrement réfléchie pour ne pas affaiblir le principe pollueur-payeur et ne pas se priver des fonds européens.

Ensuite, il serait donné aux maires, la possibilité, dans le cadre de leurs opérations de cessions et d’acquisitions immobilières, de recourir à l’avis d’experts privés inscrits sur les listes des experts judiciaires dressées par les cours d’appel en substitution des services de l’État « afin de renforcer l’objectivité et la transparence des données » (art. 5). Le Gouvernement a fait voter un amendement qui maintient la consultation obligatoire des Domaines. De son côté, la commission du Sénat étend la liste des experts privés agréés aux experts en estimation foncière et aux experts fonciers.

En outre, le texte initial de la proposition de loi procédait à la généralisation de certaines possibilités de déroger au plan local d’urbanisme (PLU) en zone tendue (art. 6). Elle inversait ainsi le principe de la règle et de l’exception dans les opérations de construction et d’aménagement pour les communes appartenant à une zone d’urbanisation continue de plus de 50 000 habitants ou dans celles de plus de 15 000 habitants en forte croissance. Il ne s’agissait donc plus de permettre aux autorités compétentes pour délivrer le permis de construire de décider des dérogations mais bien de prévoir que ces possibilités ne relèvent plus de la dérogation et deviennent la règle de droit commun. Les députés en première lecture ont écarté cette évolution en ce qu’elle pourrait contredire la force obligatoire de nombreuses dispositions du PLU. Selon le rapporteur de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, « les possibilités juridiques d’accompagnement et de soutien aux projets de densification sont déjà trop peu utilisées. Il faudrait donc, avant toute chose, favoriser une véritable sensibilisation des maires à ces possibilités, en diffusant plus généralement une véritable culture du foncier ».

Par ailleurs, l’Assemblée nationale a supprimé le caractère d’urgence dans les procédures de déclaration d’utilité publique (DUP) pour la création de réserves foncières afin de faciliter le recours à cet outil (art. 6 bis), mais la commission sénatoriale a supprimé cette mesure, car le caractère d’urgence est une condition jurisprudentielle qui a disparu depuis 2014. Elle invite plutôt le gouvernement à diffuser les nouvelles règles en vigueur auprès des préfectures. Pour la commission du Sénat, il n’est pas nécessaire de supprimer par la loi un critère jurisprudentiel qui n’est plus appliqué depuis 2014 et qui ne figure pas dans les Codes de l’urbanisme ou de l’expropriation.

Enfin, il est proposé que soit publié, annuellement et en conseil municipal, un compte rendu de la création de logements et lien entre PLU et le plan local de l’habitat (PLH), ce, afin d’impliquer plus étroitement les communes dans les politiques du logement (art. 7). La commission du Sénat a donné à cette délibération un caractère facultatif.