La responsabilité financière des gestionnaires publics
Florent Gaullier-Camus, La responsabilité financière des gestionnaires publics, LGDJ, Bibliothèque Finances publiques et fiscalité, tome 69, 2020, 483 p.
C’est plus qu’un titre : c’est une thèse, une thèse véritable. L’ouvrage de Florent Gaullier-Camus n’est pas, en effet, une énième étude sur l’autre réforme d’un corps social que la LOLF a laissé unijambiste : c’est « l’introduction d’un concept de responsabilité financière » (p. 16), « concept émergent » écrit le professeur Jean-François Brisson dans sa préface, dont l’acte de naissance est pourtant bien là. Et le projet n’est rien moins que de « redonner du souffle » (p. 62) à cette « responsabilité pécuniaire qui a réussi » (p. 364).
Disons-le de suite : nous avons ici la vision moderne du « gestionnaire public ». Pour la situer simplement (du moins pour ceux qui la connaissent, elle), c’est l’individu justiciable de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF). Alors, certes, il faudra ajouter les ministres et les maires : leur injusticiabilité est en effet un « principe intenable » (p. 215) ! Le « gestionnaire public », donc, dépasse l’ordonnateur et embrasse le comptable. Deuxième idée : la « substance » de cette responsabilité est dans « la méconnaissance des règles du droit public financier », lesquelles comprennent des infractions qu’on ne retrouvera « nulle part ailleurs » (p. 39). Là non plus on ne saurait s’arrêter à la « dichotomie classique » (p. 58) entre la responsabilité propre aux comptables publics, leur « responsabilité personnelle et pécuniaire » (RPP), et les autres champs de la responsabilité financière. Troisième idée, certes moins évidente : « le juge financier fait partie intégrante de la définition de la responsabilité financière » (p. 47).
Sur ces fondations, Florent Gaullier-Camus construit une structure solide. On le sait, l’architecture est le premier art : le plan lui fait honneur. Mais la construction n’a pas que la beauté du temple grec : elle a la logique des philosophies antiques. La 1re partie est consacrée à « l’unité » de la responsabilité financière, unité des sujets (l’occasion d’insister sur la moderne collaboration des ordonnateurs et des comptables, déduite de l’interpénétration de leurs fonctions) et, ainsi, unité du juge (ce sont des juridictions administratives, seule unité organique pour l’heure — l’abandon du projet Seguin l’a prouvé, peut-on ajouter — aux instruments comparables), puis la 2nde partie à prouver son « autonomie » : à l’autonomie des éléments de la responsabilité financière (la « faute objective », son fondement, et le préjudice financier, son « élément central ») répond, enfin, l’autonomie de ses fonctions, que l’auteur équilibre entre l’idée de « réparation financière » et la technique de la « répression financière ». On ne saurait concevoir plus limpide.
Beaucoup jouissent de la force incontestable du constat : ainsi de « l’imbrication croissante des fonctions » et de « l’harmonisation du contentieux » (p. 68) ; ou de la « subjectivisation » de ce dernier sous l’influence de la Cour de Strasbourg (p. 181) et des récentes réformes législatives (p. 196). Mais on y trouvera des credo, aussi — point de haro sur la CDBF, par exemple, malgré l’appel à la fusion pour sauver « la bonne idée de 1948 » (p. 418) — et, au vrai, non moins forts. La thèse sous-jacente de cette recherche tient à l’utilité de la responsabilité financière, qui n’avait nul besoin d’être ainsi exprimée et ne pouvait former une 3e partie ! Notre auteur le dit d’emblée : la responsabilité financière est une émanation de la transparence ; et un reflet de la légitimité. Aussi l’article 15 de la Déclaration de 1789 court-il en filigrane, émergeant de temps à autre, à propos de la certification des comptes (p. 157), ou de la RPP (pp. 239, 360), de la CDBF (pp. 219, 235) ou encore de la protection des deniers publics (pp. 328, 330) et de l’ordre public financier (pp. 342, 348).
Une telle entreprise ne pouvait se conduire sans passages obligés, la séparation des ordonnateurs et des comptables, la LOLF — qu’on aurait peut-être tort, cependant, de croire à jamais parfaitement connus — la discussion toujours renouvelée sur la valeur normative ou la portée structurante de l’un, les réformes toujours renouvelables accompagnant l’entrée en vigueur de l’autre. Mais dans tout cela la pertinence l’emporte, et de loin, sans parler de l’impact sur l’objet même de la thèse des réformes de 2008-2012 et de la jurisprudence la plus récente. La place prise par le préjudice « financier » méritait ainsi d’être soulignée et son identité théorisée, sur une base nouvelle. Les démonstrations relatives à la faute du gestionnaire sont séduisantes. Et l’on n’oubliera pas de pointer tous ces petits rappels bienvenus, les allusions à Levallois-Perret (ainsi p. 407), la révocation des maires (p. 28), le livre blanc puis le livre beige du SJFU (pp. 94, 179), le compte financier unique (p. 114), la « police des deniers » d’Hauriou (p. 337), la « non-publication » du Règlement de comptabilité du Sénat (p. 99)…
Sur le fond, on peut évidemment ne pas tout agréer. Des détails, sans doute : l’expression initiale d’« exécutants financiers », par exemple, si elle reflète la notion classique (pour le juriste) d’exécution budgétaire, a le tort (comme souvent le vocable des spécialistes de finances publiques) de s’éloigner d’autant du français, voire du Français (pour qui l’exécutant n’est qu’un lampiste). Objection plus importante, l’obstacle à l’unité formelle de la juridiction financière tient vraisemblablement moins à l’existence de la CDBF, institution issue à la fois de la rue Cambon et du Palais-Royal, qu’aux CRC, dont la légitimité n’a jamais été pleinement acquise pour tout un chacun. Par exemple encore, opposer l’inexistence « juridiquement » de la responsabilité politique individuelle des ministres à sa réalité « dans la pratique » (p. 26), c’est traiter un peu légèrement la démission-révocation. Une piste intéressante, bien qu’incertaine, eut été de se lancer à la poursuite de la « gravité » comme vecteur, au-delà des circonstances, de classification des responsabilités…
Une belle controverse — elle est passionnante et Florent Gaullier-Camus l’aura lancée — tient à l’assimilation entre « responsabilité financière » et « responsabilité propre aux juridictions financières » : en somme, le périmètre du genre. Car faire de la compétence de celles-ci un élément de définition de celle-là peut sembler pétition de principe. Et l’on voit mal la pertinence d’un concept de responsabilité « financière » qui ne couvrirait pas la totalité du régime de la RPP des comptables publics, même si les voies administrative et juridictionnelle sont clairement asymétriques et la remise ministérielle tenue pour « la marque ponctuelle de son inadaptation et de son incomplétude » (p. 48). Mais l’essentiel est ailleurs car la querelle n’est pas qu’axiomatique, elle est téléologique : il s’agit de savoir si l’on veut sauver d’abord l’existence de ces juridictions hélas tellement malmenées que sont et la CDBF et les CRC ou bien d’abord l’effectivité de la responsabilité de nos gestionnaires publics, qu’on l’habille ainsi ou qu’on la nomme autrement.
Au français comme au droit, il manque assurément un mot, qui ne se réduise ni à la générale responsabilité, ni à la précise « redevabilité », ni à l’intraduisible « accountability ». Osons le néologisme répondance. C’est bien, en effet, un « principe de répondance », au champ large, à la nécessité profonde, aux manifestations diverses, qu’appellent les termes si simples de l’article 15 de la Déclaration de 1789 et le devoir de rendre compte(s) qu’il impose à tous les agents publics, élus et gouvernants inclus.
Si notre auteur, faisant de sa conclusion générale une utile recension de ses propositions, ne craint pas de raisonner de lege ferenda (par exemple en appelant à une « répression intelligente » (p. 382) : c’est aussi le rôle du juriste et la fonction d’une thèse), on ne confondra pas les deux acceptions de construire : créer et comprendre. Certes, son œuvre de conceptualisation joue d’abord de lege lata. Mais, conceptuellement, une autre dispute est possible. Car la responsabilité financière n’emprunte sans doute pas qu’aux logiques civile et pénale de la responsabilité, elle n’a sans doute pas que deux fonctions, certes autonomisées et imbriquées, la réparation et la répression financières : elle rejoint le ressort de la responsabilité politique, la confiance, donc l’édification et la vertu. La raison en est simple : dans une large mesure, c’est la séparation des pouvoirs — appliquée, ou limitée, à l’argent public : Florent Gaullier-Camus le glisse, en citant certains manuels (ainsi p. 123) — qu’elle met en œuvre, de façon tantôt rigide et tantôt souple…
Ce brillant plaidoyer pourra, c’est aussi sa force, être demain enrichi. Si cette « responsabilité financière » est bien la « garantie ultime » des articles 14 et 15 de la Déclaration de 1789 (p. 380), l’auteur devrait maintenant analyser leurs autres « véritables concrétisations » (p. 2) : l’article 15, si la doctrine et les juges le voulaient, pourrait fonder également le « droit commun de la responsabilité des agents publics » (p. 348) et s’avérer aussi riche que son autre voisin, l’article 16… Quant à notre thèse, ce ne sont pas ses récompenses (nombreuses, impressionnantes : la Cour des comptes, la Sorbonne, la SFFP), ces animaux fabuleux qui toujours risquent de vous dévorer, qui en font le prix : c’est l’ouverture d’un horizon.