Philippe Bouchez El Ghozi : « Le PLF 2024 brandit l’arme pénale au soutien de l’arme fiscale »

Publié le 12/10/2023

La commission des finances examine actuellement le projet de loi de finances pour 2024. Parmi les mesures qu’il prévoit figurent notamment la création d’une nouvelle infraction, le délit de mise à disposition d’instruments de facilitation de la fraude fiscale et la création d’une sanction fiscale complémentaire « de privation temporaire du droit au bénéfice de réductions et crédits d’impôt sur le revenu ou d’impôt sur la fortune immobilière ». Si l’intention du législateur est louable, pour Me Philippe Bouchez El Ghozi, avocat au barreau de Paris, associé chez Jeantet en charge du pôle Droit pénal des affaires, Conformité et Enquêtes internes, le texte manque de précision et soulève l’inquiétude des professionnels du droit et du chiffre. Explications.

Actu-Juridique : Le projet de loi de finances pour 2024 prévoit une nouvelle infraction : le délit de mise à disposition d’instruments de facilitation de la fraude fiscale. En quoi consiste-t-elle ?

Philippe Bouchez El Ghozi : Cette nouvelle infraction est présentée comme une mesure phare, la tête de gondole du plan de lutte contre la fraude fiscale. Les pouvoirs publics sont partis du constat que lorsque des professionnels du droit ou du chiffre mettent en place une fiducie, un trust ou tout autre organisme ou institution comparable établis à l’étranger et que l’on découvre que le contribuable s’est servi de ce dispositif pour frauder, à l’heure actuelle, le professionnel ne peut être poursuivi qu’au cas par cas au titre de la fraude fiscale de son client. Ce nouveau délit, dit d’incitation à la fraude, est un délit autonome de mise à disposition d’instruments de facilitation de la fraude fiscale. Il donne la possibilité d’engager directement des poursuites pénales à l’encontre du professionnel du droit ou du chiffre qui aura mis en place le montage fiscal pour de multiples contribuables.

Seraient visées par le futur article 1744 du Code général des impôts les personnes physiques ou morales qui mettent notamment « à disposition, à titre gratuit ou onéreux, (…) un ou plusieurs moyens, services, actes ou instruments juridiques, fiscaux, comptables ou financiers ayant pour but de permettre à un ou des tiers de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts ». Cette mesure a pour but, selon l’exposé des motifs du texte, de permettre « d’engager directement des poursuites pénales à l’encontre de l’organisateur présumé d’un montage de fraude fiscale complexe ou aggravé [et] de mobiliser rapidement des moyens d’investigation judiciaire de nature à appréhender de manière plus efficace et exhaustive le schéma frauduleux concerné ».

AJ : En quoi ce nouveau délit inquiète les professionnels du droit et du chiffre ?

Philippe Bouchez El Ghozi : La nouvelle définition inquiète les professionnels du droit et du chiffre qui sont amenés à mettre en place des dispositifs fiscaux parfois complexes pour leurs clients. Entendez-moi bien il ne s’agit pas de défendre les personnes qui fraudent ! Le délit ne fait ainsi pas débat lorsqu’un contribuable effectue des fausses déclarations ou utilise une fausse identité. Mais le droit pénal est d’interprétation stricte et le texte actuel apparaît beaucoup trop flou.

Imaginons que je sois avocat fiscaliste et que vous me demandiez d’ouvrir un compte à l’étranger, ce que je fais. Si trois ans après, par le biais de ce compte, vous fraudez, je pourrai être considéré comme ayant facilité la fraude fiscale et, à ce titre, être poursuivi, sachant que les sanctions sont de 3 ans d’emprisonnement et de 250 000 € d’amende. Ces peines peuvent en outre être portées à 5 ans d’emprisonnement et 500 000 € d’amende lorsque la mise à disposition est commise en utilisant un service de communication au public en ligne et des peines complémentaires prévues à l’article 131-39 du Code pénal peuvent également s’ajouter (interdiction temporaire d’exercer, affichage de la décision…).

D’aucuns ont pu considérer que ce nouveau délit enlevait toute intentionnalité, élément de l’infraction indispensable en matière pénale (C. pén., art. 121-3) au motif notamment que l’article L. 227 du Livre des procédures fiscales est exclu par ce nouveau délit. Cependant, l’article L. 227 ne concerne que la charge de la preuve qui pèse sur le ministère public et l’administration fiscale du caractère intentionnel soit de la soustraction, soit de la tentative de se soustraire à l’établissement et au paiement des impôts mentionnés par les articles 1741 et 1743 du Code général des impôts. En outre, le futur article 1744 fait état de : « la mise à disposition, (…) ayant pour but de permettre à un ou des tiers de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts ». L’utilisation des termes « ayant pour but » et « frauduleusement », devrait ainsi permettre aux magistrats de retenir, certes largement, ou non, l’exigence d’un élément intentionnel.

Le risque est que l’interprétation de ce texte soit extensive et qu’on demande aisément des comptes aux professionnels ; tel est ce qui inquiète les professionnels du droit et du chiffre. Car si je suis, par exemple, avocat fiscaliste et qu’on me demande l’ouverture d’un compte à l’étranger, même si je demande à mon client de me faire une lettre d’engagement ou de couverture, quelles garanties ai-je, avec une telle rédaction, de ne pas être poursuivi quelques années plus tard au titre de l’utilisation frauduleuse de ce compte par mon client ?

L’objectif du législateur de lutter contre la fraude fiscale est louable mais il ne faut pas confondre objectif et moyens ! L’on peut ainsi légitimement considérer que la rédaction du texte est volontairement floue et insécurisante afin de contraindre les professionnels à multiplier les précautions, voire à s’autoréguler à l’excès.

AJ : Outre la création du délit de mise à disposition d’instruments de facilitation de la fraude fiscale, le PLF 2024 prévoit des peines complémentaires de privation de droits de réductions et de crédits d’impôts…

Philippe Bouchez El Ghozi : Effectivement l’article 21 du PLF 2024 prévoit que les personnes physiques condamnées pour des manquements graves à leurs obligations fiscales pourront se voir infliger une peine complémentaire de privation temporaire du droit au bénéfice de réductions et crédits d’impôt sur le revenu ou d’impôt sur la fortune immobilière. Cette peine peut être prononcée pour une durée de trois ans maximum, cette durée débutant à compter de l’imposition des revenus de l’année qui suit celle de la condamnation.

Cette peine d’indignité fiscale porte sur les réductions et crédit d’impôts sur l’IR ou sur l’IFI. Cette disposition élimine toutefois le cas des contribuables qui bénéficient de conventions fiscales internationales ayant pour objet l’élimination de la double imposition en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune. Ces contribuables continueront donc de pouvoir bénéficier des réductions et crédits d’impôts liés à ces conventions fiscales. L’indignité fiscale ne concerne donc en réalité que certains contribuables sélectionnés.

AJ : Le 9 mai dernier Gabriel Attal, alors ministre délégué chargé des Comptes publics, a annoncé la transformation du service d’enquête judiciaire des finances (SEJF) en Office national anti-fraude (ONAF)…

Philippe Bouchez El Ghozi : Le SEJF, créé le 1er juillet 2019, avait déjà fait beaucoup de bruit à l’époque car il dépend de Bercy. La transformation du SEJF en Office national anti-fraude est la consécration d’une véritable police fiscale qui va être complémentaire de la police judiciaire. En pratique, l’Office national anti-fraude interviendra sur les fraudes aux finances publiques d’ampleur, concernant potentiellement des grandes entreprises ou des personnalités publiques.

La police judiciaire fiscale ne sera pas concurrente de la police judiciaire traditionnelle mais complémentaire. Toutes deux disposent déjà des mêmes modes d’actions : géolocalisations, filatures, interceptions de correspondance, écoutes, perquisitions, gardes à vue,

L’objectif est de renforcer la lutte contre la fraude fiscale, les contrôles fiscaux ayant des limites fixées par le droit fiscal. Le passage du fiscal au pénal permet l’utilisation de moyens supplémentaires dont ne dispose pas l’administration fiscale.

Outre la transformation du SEJF en ONAF, il est prévu la création d’un véritable statut d’agent d’enquête judiciaire (APJ). L’objectif est que ce statut d’agent d’enquête judiciaire facilite, fluidifie, le travail d’enquête. Cette mesure fait suite à des remontées de terrain afin que l’enquête soit la plus efficace possible.

AJ : Les mesures prévues par le PLF 2024 vous inquiètent. Pourquoi ?

Philippe Bouchez El Ghozi : Le PLF 2024 brandit l’arme pénale au soutien de l’arme fiscale. Cette tendance ne date pas d’aujourd’hui. Elle s‘est en effet développée en 2010 avec le décret n° 2010-1318 du 4 novembre 2010 créant la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale puis en 2013 avec la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière créant notamment l’Office central de lutte contre la corruption et la fraude fiscale. Elle s’est accentuée avec la loi n° 2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la fraude qui a ouvert la possibilité de créer une nouvelle police fiscale dédiée aux affaires de présomption de fraude fiscale aggravée et de blanchiment de fraude fiscale. Cette loi a permis de renforcer la procédure judiciaire d’enquête fiscale en affectant des agents des services fiscaux, les officiers fiscaux judiciaires (OFJ), au sein d’autres ministères que celui de l’Intérieur et avec les mêmes pouvoirs que ceux des officiers de police judiciaire (gardes à vue, écoutes, perquisitions, géolocalisations, etc.).

Depuis 2010, et de plus en plus, le contribuable fiscal peut muer en justiciable pénal. Le souhait du législateur est de faire peur, de pénaliser la fraude fiscale pour dire : « Attention ! Vous ne risquez pas juste des peines financières mais aussi des peines privatives de liberté ! ». Ce risque pénal pèse également sur les clients étrangers qui ont acheté un bien en France via un trust par exemple.

Or, les articles 20 et 21 du PLF 2024 sont beaucoup trop larges et sources d’incertitudes. Ils donneront probablement lieu à des interprétations extensives, ce qui, avec une longue prescription de 6 années, sera source d’insécurité juridique.

Enfin, le PLF 2024 ne traite pas la question du cumul des sanctions fiscales et pénales. Selon la CJUE, le droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 52, § 1 de celle-ci, s’oppose à une réglementation nationale qui n’assure pas – dans les cas du cumul d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté, par des règles claires et précises, le cas échéant telles qu’interprétées par les juridictions nationales – que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée (CJUE, 5 mai 2022, n° C-570/20 ; v. égal. Cass. crim. 22 mars 2023, n° 19-81929 et Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-80689).

La volonté du législateur est claire. L’exposé des motifs de ces articles 20 et 21 du PLF 2024 souligne ainsi que : « Compte tenu du coût de la fraude fiscale pour les finances publiques et pour la cohésion sociale, une pénalisation accrue de la fraude fiscale est recherchée ». Le message est limpide ! Reste à savoir s’il sera efficace.

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