Affaire Jubillar : quand la justice elle-même piétine la présomption d’innocence

Publié le 21/06/2021

Dans le cadre de l’enquête sur la disparition de Delphine Jubillar, le procureur de la République de Toulouse a organisé une conférence de presse vendredi 18 juin dernier dans le prolongement de la mise en examen de son époux pour meurtre aggravé. Selon l’article 11 du code de procédure pénale, ce type de prise de parole, exceptionnelle, a pour objet « d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes » ou bien de « mettre fin à un trouble à l’ordre public ». Toute la question est de savoir ce que l’on peut livrer comme informations sans nuire à l’enquête ou porter atteinte à la présomption d’innocence….Pour  notre chroniqueuse Me Julia Courvoisier, le procureur ici est allé loin, beaucoup trop loin.  

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Photo : ©AdobeStock/Bernard Girardin

 

 La présomption d’innocence, si chère à notre démocratie, ne date pas d’hier. Ce n’est pas une lubie d’avocat de la défense, bien au contraire, c’est un fondement de l’état de droit.  Or, je crains que nous n’ayons franchi, vendredi dernier, la ligne rouge et que nous ne soyons plus capables de revenir en arrière.

Entendons-nous bien : que la présomption d’innocence soit piétinée par certains journalistes, politiques, et autres personnalités médiatiques, c’est déjà une chose inacceptable. Mais qu’elle le soit aujourd’hui par un magistrat pour les besoins d’un dossier dans lequel une femme a disparu, c’est purement scandaleux.

C’est dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que ce grand principe du droit est apparu pour la première fois :

« tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi » (article 9).

La Convention européenne des droits de l’homme, puis la loi du 15 juin 2000 l’ont ensuite reprise !

Une question de pyjama sale

Le fait que tout homme suspecté soit considéré comme innocent tant qu’il n’a pas été définitivement jugé coupable fonde, dans la pratique, l’obligation pour l’accusation, représentée par le Procureur de la République, de recueillir des preuves solides afin que le suspect soit condamné.

L’idée est simple : si une personne est désignée coupable par l’opinion publique, quel est l’intérêt de chercher à savoir si elle est innocente ? Si le peuple détient le coupable sous la main, pourquoi faire une enquête ? Pourquoi organiser un procès ? L’idée même de justice et de procès n’a de sens que s’il existe une enquête. Et c’est parce que le suspect est présumé innocent qu’il y a une enquête.

La présomption d’innocence est ainsi non seulement la racine de notre justice, mais aussi la sève de notre état de droit.

Pour la préserver, le code de procédure pénale dans son article 11 prévoit que l’instruction est secrète. Mais « afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, le procureur de la République peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ».

C’est en se fondant sur cet article que vendredi soir (1), après la mise en examen et le placement en détention provisoire de Cédric Jubillar pour le meurtre de son épouse Delphine disparue en décembre dernier, le procureur en charge de ce dossier a tenu une conférence de presse. Il a indiqué dès le début qu’il intervenait « dans le cadre de l’article 11 du code de procédure pénale » et a rappelé que le mis en examen était « présumé innocent ». Merci à lui.

Puisqu’il faut regarder la justice pour avoir confiance en elle, j’ai donc sorti les popcorn. En bonne justiciable que je suis, je me suis installée devant ma télévision et j’ai regardé le spectacle.

Le Titanic, version présomption d’innocence.

Pendant plus d’une heure, nous avons eu droit à tous les éléments « graves ou concordants » qui auraient été obtenus contre le suspect par les gendarmes depuis 6 mois : la machine à laver à 4 heures 09 du matin, l’état de saleté de la maison familiale, la voiture garée dans le mauvais sens et la buée dans l’habitacle, les déclarations des uns et des autres, et notamment celles du fils de 6 ans, la personnalité jalouse et violente du suspect, la pause publicité des voisines qui auraient entendu des cris vers 23h07…

Et, cerise sur le gâteau : le suspect n’avait jamais lavé son pyjama. Oui, vous avez bien entendu : LE SUSPECT N’AVAIT JAMAIS LAVÉ SON PYJAMA !

(Je dois vous avouer qu’à ce stade, j’ai terminé mes popcorns et j’ai entamé l’apéritif).

Couette, traversin ou couverture, le doute subsiste

Visiblement, la précision sur l’état du pyjama du suspect met donc fin à un trouble à l’ordre public, comme le prévoit l’article 11 du code de procédure pénale. Ou alors des informations parcellaires ou inexactes sur ce pyjama tournaient dans la presse nationale sans que je ne le sache ! Il n’était donc pas troué ni vieux, comme l’avait annoncé tel ou tel article, mais sale !

Le procureur a également annoncé que des expertises étaient en cours, notamment sur la couette de la disparue, lavée dans la nuit par le suspect. En réalité, nous ne savons toujours pas si c’est une couverture, une couette ou un traversin puisque le Procureur s’est emmêlé les pinceaux à ce sujet, mais il a précisé qu’il s’exprimerait de nouveau en temps et en heure.

Une future conférence de presse sur une couette.

J’ai hâte.

Six mois d’enquête, « 2.500 actes », des « dizaines d’expertises », « tous les moyens utilisés », une « enquête prioritaire » ! Et un pyjama jamais lavé.

Ce matin, les voisins du suspect interrogés par les journalistes, étaient tous abasourdis et unanimes : « ah, si nous avions su qu’il était coupable ! », « jamais je n’aurai imaginé qu’il était coupable ».

Alors non, le suspect est à ce stade présumé innocent. Il est donc innocent. Lui-même précise d’ailleurs qu’il est étranger à la disparition de sa femme. Cédric Jubillard dispose de six mois pour contester sa mise en examen et peut, bien entendu, interjeter appel de son placement en détention. L’enquête va donc se poursuivre.

Et je m’interroge : de quoi la justice aura-t-elle l’air si finalement il est déclaré innocent ?

 

(1)L’intégralité de la conférence de presse peut-être consultée ici

 

 

 

 

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