Aristote au prétoire : la rhétorique plus que jamais d’actualité
Me François Martineau vient de publier la 9ème édition de son Petit traité d’argumentation judiciaire (1). Le livre a enthousiasmé son confrère Georges Teboul.
Tous les praticiens savent que la vérité est une notion relative, et qu’il ne lui suffit pas de paraître pour s’imposer ou pour dicter son évidence. La vérité se construit et pour cela, le discours doit être ordonné, clair, en utilisant des mots corrects et bien placés.
Aristote et les émoticônes
Un livre important publié tout récemment par Me François Martineau nous donne les clefs pour comprendre et appliquer les règles de la rhétorique. Elles sont plus que jamais à la mode comme le démontrent les différentes oeuvres (ouvrages, films…) qu’on lui consacre depuis quelques temps. Mais on oublie trop souvent de retourner à la source. Il est vrai qu’à l’heure des réseaux sociaux et des émoticônes, il peut sembler audacieux de remettre en lumière les principes d’Aristote. Son oeuvre est pourtant d’une parfaite modernité.
Rappelons que le philosophe a conçu son ouvrage « la Rhétorique » vers 330 avant notre ère pour enseigner l’art oratoire, c’est-à-dire la capacité de discerner ce qui peut être persuasif. Cet art prend en compte la psychologie des interlocuteurs en utilisant des effets de style qui ont été décrits avec le plus grand soin. Aristote s’est aussi intéressé à la justice, à une époque où il convenait de s’interroger sur la différence entre le droit naturel à vocation universelle, et la loi particulière propre à un peuple. Ces principes restent actuels.
D’une manière plus large, l’éloquence a toujours été mise au service du pouvoir car une pensée bien ordonnée et bien exprimée a le don de convaincre, ce qui est l’essence même de l’autorité.
L’art d’exposer une thèse et de convaincre
François Martineau nous rappelle qu’une synthèse argumentative ne va pas de soi et qu’il convient de fondre des éléments de fait et de droit dans des conditions qui peuvent paraître éloignées de celles que nous imposent les réformes successives du code de procédure civile, essentiellement orientées vers une justice rapide, voire expéditive. Il est à cet égard significatif, comme le relève l’auteur, de constater que le code de procédure civile ignore le terme d’argument et lui préfère la notion beaucoup plus obscure de moyen.
Le traité recense et explique l’ensemble des procédés qui peuvent être utilisés pour exposer une thèse et convaincre l’interlocuteur de son bien-fondé. L’exercice serait prodigieusement aride, si François Martineau ne prenait soin d’illustrer son propos et, ce faisant, de distraire le lecteur, à l’aide d’exemples savoureux puisés tant chez les classiques que parmi les contemporains. C’est ainsi qu’il cite Moro-Giafferi à qui un président de cour d’assises demandait d’estimer son temps de parole. L’éminent avocat répondit : « le temps que la cour comprenne : cela peut être long …». Plus récemment, lorsqu’il était encore avocat, Eric Dupond-Moretti avait commencé l’une de ses plaidoiries devant une cour d’assises par cette saillie : « il m’est désagréable de plaider devant vous car je vous déteste ! ».
À une époque où l’avocat doit être bien conscient de ses limites, dès lors que la jurisprudence tend à les tracer d’une manière de plus en plus restrictive, notamment à l’égard du secret professionnel, l’ouvrage aborde également les questions de déontologie et d’immunité judiciaire. De même, il n’élude pas les défis que posent certaines innovations comme le recours de plus en plus fréquent à la visioconférence qui prive l’orateur de l’influence de sa présence physique, alors que celle-ci enrichit de multiples façons le travail de la parole.
Haute couture
La richesse de l’ouvrage, sa précision et la multiplicité des exemples concrets et actuels qu’il contient en font un outil précieux pour le praticien et un sujet d’étude utile pour tous ceux qui s’interrogent sur l’institution judiciaire et son fonctionnement.
Il réussit la synthèse difficile entre les rappels historiques, le dépoussiérage de règles très anciennes et l’exposé de nos problèmes du jour. Nous savons que l’évolution du système judiciaire comporte de nombreux périls : le divorce entre le juge et l’avocat dans un contexte de manque de moyens, le formatage de la parole et du temps d’étude et d’écoute qui peut aboutir à une restriction de nos libertés, l’appauvrissement des anciennes valeurs et les contraintes créées par les nouvelles technologies qui ont sans doute tendance à déshumaniser en recherchant un traitement de masse.
C’est la raison pour laquelle, en matière d’art oratoire comme ailleurs, l’étude des procédés de la haute couture reste si importante dans notre monde de prêt-à-porter.
720783_Praxis Dalloz_PTAJ_9e éd. 2021
(1) « Le petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie, Praxis Dalloz 2022/2023 publié en 2021, 9ème édition.
Référence : AJU269908