Attentats de janvier 2015 : à la barre, les veuves Kouachi affirment qu’elles n’ont rien vu

Publié le 26/09/2020

Au 18e jour du procès des attentats de janvier 2015, les veuves des frères Kouachi sont venues témoigner à la barre. Elles n’ont, affirment-elles, pas vu que les deux frères se radicalisaient au point de commettre des attentats. 

Attentats de janvier 2015 : à la barre, les veuves Kouachi affirment qu'elles n’ont rien vu
Salle d’audience 2-02 Tribunal judiciaire de Paris (Photo : ©O. Dufour)

L’une s’appelle  Izzana, l’autre Soumia, elles étaient mariées respectivement à Cherif et Saïd Kouachi. Lors de cet après-midi du  18e jour de procès, la cour a décidé de les entendre. Les témoins d’un procès n’ont pas tous le même statut dans l’esprit de ceux qui y assistent. Cela dépend de l’idée que l’on se fait de ce qu’ils savent et dans quelle mesure cela va contribuer à la manifestation de la vérité. S’agissant des veuves Kouachi, l’attente est forte. Ces deux femmes ont partagé le quotidien des tueurs, elles étaient à leurs côtés les jours précédents les attentats, elles ont dormi avec eux la nuit du massacre. Ceci en fait les dépositaires d’un savoir dont tout le monde a besoin. Les victimes pour comprendre pourquoi leur vie a basculé à tout jamais, la justice pour effectuer son patient travail de vérité.

Et soudain, un nouvel attentat

Le matin, on a auditionné un policier. Ou plutôt, sécurité oblige,  on a observé une brume grise  sur un écran raconter d’une voix claire et dynamique comment le manque de moyens, la nécessité de respecter les libertés publiques et le nombre de gens à surveiller – 8 0000 radicalisés – comment tout cela a abouti à l’abandon de la surveillance des frères Kouachi quelques mois avant qu’ils ne passent l’acte. C’est étrange une visioconférence sans image. Absurde même. On a entendu aussi la voix mais cette fois nouée confier la passion de ces policiers pour leur métier et leur désespoir quand ils ne parviennent pas à empêcher une action terroriste. Comme une sinistre farce orchestrée par un destin diabolique, soudain  les bancs de la presse se sont agités, des journalistes ont quitté la salle précipitamment. La nouvelle vient de déchirer la bulle du procès :  des personnes attaquées à l’arme blanche rue Nicolas Appert. Dans la salle chacun connait par coeur l’adresse de Charlie, elle est au coeur de l’attention depuis le 2 septembre, et donc tout le monde a compris. La réalité, ce 25 septembre est en train de plagier les attentats de janvier 2015. Charlie n’y est plus, mais le sort a voulu que parmi les victimes figurent encore des journalistes.  A l’extérieur du tribunal sous une pluie rendue glaciale par le vent, le dispositif policier a été immédiatement renforcé. Au traditionnel contrôle des sacs et de l’identité, s’ajoute une vérification des personnes qui entrent par des gendarmes munis de tablettes.

C’est dans ce contexte sinistre que l’audience reprend à 14h30. Personne n’y fait allusion mais l’événement est dans tous les esprits. Izzana s’avance à la barre. C’est la veuve de Chérif Kouachi, le plus jeune frère mais celui qui est considéré comme le meneur. Il a été endoctriné en 2000 par le chef du groupe des Buttes Chaumont, Farid Benyettou. Ce-dernier, en liberté, devait être entendu la veille mais le malaise de l’un des accusés a bouleversé le planning et reporté sine die son audition, au grand dam des parties civiles. Izzana est née en 1980 au Maroc. Elle porte une tunique longue beige rosé ceinturée à la taille, sur un pantalon et un pull noirs. Une écharpe dans la même tonalité entoure sa tête et son cou. On aperçoit sous celui-ci un autre tissu, noir, qui descend bas sur son front. Les deux mains nouées appuyées sur la barre, elle débute son récit d’une voix incertaine.

« A quel moment j’ai loupé quelque chose d’important ? »

« — Cela faisait 7 ans, il y avait beaucoup d’amour entre nous, je pensais qu’il y avait aussi » …silence…., elle reprend péniblement « excusez moi, j’ai beaucoup d’émotion, c’est dur pour moi de parler de Cherif, je lui faisais confiance » silence….. « Est-ce que je pourrais avoir de l’eau ? – on lui en apporte –  Depuis le 7 janvier c’est difficile pour moi, j’ai beau refaire le film, j’ai du mal, qu’est-ce que je n’ai pas vu ? On avait des projets, on voulait déménager, à quel moment j’ai loupé quelque chose d’important ? ». Quand elle rentre le soir du 7 janvier chez elle les enquêteurs sont déjà sur place  elle n’y croit pas, pour elle il ne s’agit que d’une simple vérification. « J’avais tellement avancé avec lui, c’était un homme joyeux, un jeune homme respectueux, j’ai encore du mal à comprendre ce qu’il s’est passé, est ce que depuis le début il avait ça en tête, est-ce que c’était au milieu, je n’arrive pas à comprendre ». Au fil des questions d’un assesseur, on apprend qu’elle l’a rencontré via une amie de son frère Saïd, ils se sont mariés religieusement à Charleville-Mézières en 2008. La radicalisation de Chérif ? Elle n’a rien vu. Les caricatures l’avaient bien choqué, elle s’en était quand même rendu compte, mais il n’avait proféré aucune menace précise-t-elle. Ses voyages en Tunisie, puis en Turquie et à Oman ? Il voulait prendre l’air, il est parti là-bas sans elle. Ce n’est qu’un banal problème conjugal. Le couple vit dans un studio de 20m2. Alors il y a des tensions, « comme dans tous les couples », relativise-t-elle.  A ce moment là, elle incarne à la barre le rôle banal d’une jeune femme qui tente de faire rentrer un ancien condamné dans le droit chemin et d’en faire un mari et un père pour ses futurs enfants. Si c’est de la comédie, la fameuse taqiya décrite le matin même par le policier, elle a beaucoup de talent.

« On va faire les soldes sur Paris »

Concernant les quelques jours qui ont précédé les attentats, Izzana ne s’est aperçue de rien non plus. Le dimanche 4 janvier, Saïd est venu leur rendre visite. Le lundi, elle et son mari sont allés en repérage au centre commercial pour les soldes. Le mardi, Chérif a refusé de manger, le midi et le soir, prétextant un mal de ventre.« Le matin, on s’est réveillés vers 8h30 ou 9h en même temps, il n’a pas voulu prendre son petit-déjeuner, je l’ai vu aller plusieurs fois à la fenêtre, je lui ai demandé s’il attendait quelqu’un » raconte-t-elle. L’interphone sonne, Chérif descend, remonte avec Saïd, elle ne l’a pas vu. « Cherif et moi on avait un islam assez rigoriste, si son frère vient, je ne dois pas être dans la même pièce » explique-t-elle.  Les deux hommes s’en vont. « On va faire les soldes sur Paris», lui dit simplement Cherif.

Interrogée sur sa pratique religieuse, Izzana explique que dans sa famille il n’y a jamais eu d’islam radical, rigoriste, corrige-t-elle. Trop tard, le lapsus est est sorti. Chérif était religieux, quant à elle, elle « se cherchait au niveau de sa pratique », et confie qu’elle s’est retrouvée prise dans un effet de groupe.  Izzana n’est peut-être pas radicalisée, mais elle prend quand même à l’époque des cours de boxe et de taekwondo avec son amie Hayat Boumedienne, la femme d’Amedy Coulibaly partie en Syrie faire le djihad.…  Saïd ? Elle le connait peu ; contrairement  à Chérif qui aime parler et « faire le clown », l’aîné de la fratrie était plutôt silencieux. En revanche, elle aime beaucoup Soumia sa belle-soeur. « Elle a beaucoup souffert après le 7 janvier et sa maladie, moi j’ai avancé un peu grâce au travail, mais c’est difficile de gérer toutes ces émotions, la colère, la tristesse ». A ceux qui lui demandent  ce qu’elle pense des actes commis par son époux. « Je condamne son acte monstrueux sans hésitation ». Aujourd’hui, elle affirme avoir évolué, renoncé à la pratique « rigoriste » de sa religion,  elle assure aussi qu’elle peut rester dans la même pièce qu’un homme désormais et lui serrer la main aussi. Mais elle n’est pas remariée : « je veux refaire ma vie, mais c’est très difficile ». Elle a perdu une partie de son identité, n’est plus que la veuve de Chérif Kouachi. Ce doit être, en effet, assez lourd à porter. Elle le dit, sans toutefois oublier de relativiser sa situation par rapport à celle des victimes.

Il est 16h15, Izzana sort du prétoire en laissant derrière elle un sillage de questions sans réponses. N’a-t-elle vraiment rien vu, celle qui pratiquait un islam si « rigoriste » qu’elle ne pouvait pas demeurer dans la même pièce qu’un homme ? N’a-t-elle rien vu la femme qui prenait des cours de sport de combat avec une amie qui, elle, était radicalisée ? N’a-t-elle rien vu ou dissimule-t-elle le fait qu’elle et tout leur entourage savait et approuvait ?

Sa belle-soeur Soumia arrive à son tour à la barre. Elle n’a pas besoin de masque, la chape de tissu vert foncé et noir qui l’enveloppe toute entière ne laisse apparaitre que le haut de son visage. Un bonjour jeune et rieur éclate dans le micro.  L’énergie qui s’en dégage est à la fois séduisante et totalement déplacée au regard de la gravité des débats. Comme elle fixe le président, l’un des assesseurs attire son attention.

« — C’est moi qui vous parle madame, même si ça ne se voit pas avec le masque ».

Elle rit de sa confusion. Et de nouveau surgit cette légèreté inopportune qui n’est peut-être que l’expression de sa gêne mais qui sonne comme le bruit d’un crachat dans le prétoire.  Izzana vient de la décrire en grande difficulté, en réalité  la femme qui est à la barre semble faire partie de ses heureux élus qui n’aperçoivent jamais dans leur sort que ce qu’il y a de positif. Elle a rencontré Saïd en 2007, ils se sont mariés religieusement et ont eu un petit garçon. Elle évoque comme seule ombre au tableau « un petit souci de santé ». Il s’agit d’une sclérose en plaques. Il apparait qu’elle minimise tout, jusqu’aux choses graves qui lui arrivent.

« — On vivait comme un couple normal, pas strict ou bizarre, on était comme tout le monde, je ne sais pas trop quoi dire en fait….».

Et c’est avec votre allocation adulte handicapé qu’il achetait des armes ?

Des Kouachi, elle dit aussi que c’était une famille normale. Or, ils ont d’abord perdu leur père, puis leur mère, qui se prostituait, et dont on pense qu’elle s’est suicidée aux médicaments.  Le parking de leur immeuble dans le 19e était un repaire de pédophiles de sorte que la fratrie a pu être victime de violences sexuelles. On a déjà vu des famille au profil plus ordinaire. Toujours aussi décalée elle confie « Avec sa soeur (celle de Saïd) je suis très proche, on rigole beaucoup, on a plein de points communs comme deux copines ». S’agissant de la pratique religieuse de son mari, elle la trouve « normale » : cinq prières par jour et le vendredi à la mosquée. Ce n’est pas ce que dit leur soeur Aïcha, et que rappelle un magistrat. Interrogée en 2015, Aïcha n’aime pas le mot radicalisé mais convient que ses frères étaient sectaires et que la religion comptait plus que tout. Soumia non plus n’est pas d’accord avec le terme radical ;  pour elle cela implique de prier toute la journée, ne pas sortir, ne pas rire. Or chez eux on faisait des soirées cinéma et Play Station. La Play Station, c’était la passion des deux frères qui passaient des heures au téléphone à ce sujet, selon elle. Et la preuve visiblement aux yeux de leur entourage qu’ils n’étaient pas radicalisés. Concernant les jours ayant précédé l’attaque, Soumia explique que la veille toute la famille souffrait de gastroentérite. Elle vomissait, son fils vomissait, Saïd aussi. Le matin il s’est levé très tôt comme à son habitude et a dit à Soumia qu’il allait faire les soldes à Paris avec son frère. Il a pris le train de 7h12 pour Paris. Sans son portable, qu’il a oublié dans l’appartement. Elle n’a évidemment là encore, rien vu que de « normal ».

De quoi viviez-vous ? demande une partie civile.  Saïd ne travaillait pas en 2015, répond Soumia, mais son allocation adulte handicapé suffisait.

« On vivait bien, on ne manquait de rien.

— Et c’est avec cette allocation qu’il achetait des armes ? cingle une partie civile.

— Non, je m’en serais rendue compte, c’est moi qui gérais ».

En garde à vue le jour des attentats, Soumia a refusé de répondre aux questions et n’a témoigné aucune émotion, rappelle un magistrat. « En fait, je suis sous le choc, j’ai l’impression que ce n’est pas vrai, c’est irréel ce n’est pas la personne avec laquelle je suis mariée. J’ai pris peur, j’étais choquée, j’étais pas bien » explique-t-elle. Comme sa belle soeur, elle ne reconnait pas dans les actes commis par Saïd l’homme qui s’occupait d’elle, la soignait et la lavait quand la maladie la clouait sur un fauteur roulant. Lorsqu’on l’interroge sur les attentats aujourd’hui elle répond : « c’est grave, je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils ont fait. Je trouve ça grave et c’est malheureux d’en arriver là ». Aujourd’hui, elle a refait sa vie, mais c’est chacun chez soi. Elle n’en dira pas plus. Sur sa pratique religieuse, « je n’ai pas changé, rien de plus, rien de moins, je stagne, 5 prières par jour et même pas de jeûne à cause de ma maladie ». Le président la libère. On n’a appris rien de plus que ce que les procès-verbaux racontaient déjà.

« Je vous remercie bien et bon courage » lance-t-elle avant de quitter la salle. Comme si au fond, tout ça ne la regardait pas, ou plus.

 

* Les compte-rendus d’audience précédents sont consultables ici.