Inquiétudes autour du projet de réforme de la police nationale : 3 questions à Benjamin Alla, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Saintes

Publié le 04/10/2022

Le projet de réforme de l’organisation de la police nationale est source d’inquiétudes pour de nombreux acteurs du monde judiciaire : policiers, magistrats, avocats. Inscrite dans le cadre d’un rapport annexé au projet de loi de programmation du ministère de l’Intérieur présenté le 7 septembre 2022, cette nouvelle organisation territoriale de la police nationale vise, aux termes même du rapport, « à rendre plus efficace le pilotage de proximité par la création, à l’échelon départemental, d’une direction unique de la police nationale, dont le directeur pourra allouer les forces en fonction des priorités opérationnelles : sécurité du quotidien, démantèlement des trafics, lutte contre l’immigration clandestine ». Si le renforcement d’une filière de l’investigation est l’un des objectifs affichés de cette réforme, sa mise en œuvre n’est pas sans poser des interrogations au regard de la direction de la police judiciaire qui incombe au procureur de la République. Benjamin Alla, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Saintes, évoque pour Actu-Juridique les doutes et les préoccupations des magistrats.

Actu-Juridique : Pourquoi ce projet de réforme suscite-t-il tant de remous ?

Benjamin Alla : Le projet de réforme en cours de l’organisation de la police nationale est source d’inquiétudes pour de nombreux acteurs du monde judiciaire : policiers, magistrats, avocats.

Il faut d’abord redonner quelques éléments de contexte. L’essentiel de l’activité de la police nationale est une activité de police judiciaire, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la constatation des infractions pénales, le rassemblement les preuves et la recherche des auteurs. Dans ce cadre, la police judiciaire est placée sous la direction du procureur de la République.

Cette activité judiciaire, elle prend la suite et elle est complémentaire de l’activité de sécurité publique, c’est-à-dire des patrouilles de police sur le terrain, des appels à Police-Secours, des actions de sécurisation ou d’ordre public et d’autres missions de nature administrative. Mais dès qu’on part dans des opérations de contrôle, dès qu’on constate une infraction, on bascule sur une activité de police judiciaire.

Se pose donc très rapidement la question de l’équilibre entre les moyens alloués aux missions de sécurité publique et les moyens alloués aux missions de police judiciaire : combien de policiers on déploie sur le terrain d’une part et combien de policiers on affecte au traitement des plaintes, à la conduite des enquêtes et à l’élucidation des infractions.

Depuis des années, on constate une désaffection pour le judiciaire au sein de la police nationale. Il n’y a pas assez d’officiers de police judiciaire (OPJ) dans les services ou, quand il y a des OPJ, nombre d’entre eux préfèrent aller dans les services de voie publique. Cela peut s’expliquer par différents facteurs : les contraintes de service, le poids et la complexification de la procédure pénale notamment.

Il en résulte une baisse de la qualité des procédures et une augmentation des stocks.

À fin juin 2022, le ministère de l’Intérieur estimait qu’il y avait environ 1,5 million de procédures en stock dans les services de police. Pour les deux commissariats qui sont sur mon ressort (Saintes et Royan), cela fait environ un stock de près de 3 500 procédures, qui vont des petites dégradations ou du vol à l’étalage, aux plaintes pour agression sexuelle, viol ou violences conjugales. En face, il y a au total 24 OPJ dans les deux « sûretés urbaines », le nom du service qui gère les enquêtes judiciaires dans un commissariat.

Quand on dresse ce constat, on comprend que tout se gère alors par priorité et par priorisation.

Priorité dans le traitement de la délinquance et priorisation dans le traitement des procédures. Aujourd’hui, on privilégie très clairement les enquêtes pour les atteintes aux personnes (violences, notamment conjugales et intrafamiliales), les stupéfiants et on laisse les enquêtes d’atteintes aux biens (dégradations, escroqueries sur internet, petits cambriolages…) prendre du retard, surtout si les indices pour les élucider sont minces.

C’est pour cela qu’en tant que procureur, je dois être attentif à tout ce qui touche à l’organisation de la police nationale sur mon ressort. Si, d’un côté, les priorités de sécurité et de voie publique portent sur certaines thématiques (démantèlement des points de deal, rodéos urbains) et qu’on met plus de policiers sur le terrain, il y aura nécessairement moins d’enquêteurs pour traiter les autres dossiers.

Actu-Juridique : Il semble que le débat porte plus spécifiquement sur le sort réservé à la police judiciaire ?

Benjamin Alla : Ce qui m’inquiète particulièrement, et cette inquiétude est partagée par nombre de mes collègues procureurs, c’est que le projet de réforme vise à réunir, au sein d’une unique direction départementale de la police, tous les services de police qui, jusqu’à présent, étaient organisés en directions séparées : la sécurité publique, le renseignement, la police aux frontières et la PJ.

La PJ, la police judiciaire, c’est une direction de la police spécialisée dans les enquêtes judiciaires complexes et graves. Ce sont eux dont on entend parler dans les séries. « C’est la criminelle, c’est la financière, ce sont les stups… », au sens de : la brigade criminelle, la brigade financière, la brigade des stups. Cette PJ a été réformée il y a peu pour lui donner une organisation zonale, sur un large territoire de compétence car les phénomènes criminels ou de délinquance organisée ne se déroulent pas à l’échelle d’un département.

En Charente-Maritime, il y a un service de PJ à La Rochelle avec 14 OPJ. Mais dès lors qu’il y a une enquête d’ampleur, ce service bénéficie des moyens humains et matériels de sa direction zonale à Bordeaux. Il y a une capacité de projection importante lorsqu’il faut réaliser des investigations loin des bases du service.

La crainte, si demain ces enquêteurs sont rattachés à une direction départementale, c’est qu’ils se retrouvent noyés dans la masse des procédures et détournés de leur mission première.

Bien sûr, un enquêteur de PJ ne se retrouvera pas sur la voie publique dans une patrouille de Police-Secours pour aller interpeller un voleur à l’étalage dans un supermarché mais, face à la masse des procédures, face à certaines priorités nationales assignées à la police (mettre en place dans tous les commissariats 3 contrôles anti-rodéo par jour par exemple), il faudra bien que le directeur départemental de la police priorise l’emploi de ses effectifs.

C’est donc la crainte que cette filière d’excellence qu’est la PJ voit sa compétence et ses effectifs totalement dilués. En matière financière par exemple, les commissariats locaux ne sont pas outillés pour traiter des abus de biens sociaux, des fraudes aux marchés publics, des atteintes à la probité. Si la PJ est mobilisée sur des affaires de moindre ampleur, elle n’aura plus le temps de traiter ces dossiers pourtant essentiels.

Il faut savoir qu’aujourd’hui, on demande déjà aux procureurs de classer sans suite, en masse, un certain nombre de procédures dans les commissariats qui n’ont pu être élucidées ou pour lesquelles les investigations nécessaires à l’élucidation seraient trop importantes par rapport au préjudice de la victime. Cela revient, de fait, à faire assumer par l’autorité judiciaire une absence de réponse à des faits pénaux, avec des victimes, liés à l’incapacité matérielle des services d’enquête à tout traiter.

Cela pose enfin une question générale mais non moins essentielle sur le contrôle que l’autorité judiciaire doit conserver sur la police judiciaire au sens large (service de PJ et activité générale de police judiciaire). Les procureurs ont bien conscience qu’un préfet ne viendra pas nécessairement s’intéresser aux enquêtes criminelles mais, par exemple, lorsqu’un préfet demande aux services de police de renforcer les contrôles sur la voie publique, ces mêmes services de police se tournent alors vers le procureur de la République pour qu’il leur délivre des réquisitions les autorisant à monter ces points de contrôle d’identité et de vérification des véhicules et des automobilistes… Entre fixer des priorités d’action en matière de sécurité publique (compétence du préfet) et donner les moyens juridiques aux officiers de police judiciaire de conduire leurs contrôles et les enquêtes, notamment pour répondre à ces priorités (compétence du procureur), il y a des compétences administrative et judiciaire qui doivent s’articuler et coexister dans le strict respect des attributions de chacun. Dans ce cadre, quelle autorité, fonctionnelle et hiérarchique, un procureur pourra-t-il avoir sur le futur directeur départemental de la police nationale de son département ? Répondre à cette question est un moyen de désamorcer nos inquiétudes.

Actu-Juridique : À quelle condition cette réforme vous semblerait-elle acceptable ?

Benjamin Alla : Comme procureur, je ne conteste pas la nécessité de réformer l’organisation de la police nationale. Cela relève de choix gouvernementaux que je n’ai pas à commenter. En revanche, à l’instar de mes collègues, j’appelle de mes vœux un juste renforcement de la filière de l’investigation, avec des OPJ correctement formés et en nombre suffisant pour traiter les plaintes et les procédures.

Encore une fois, la PJ a déjà connu récemment une réorganisation territoriale. Aussi, tout fondre dans une direction départementale unique me laisse craindre une perte sur la capacité de la PJ à continuer à traiter le haut de spectre de la délinquance et de la criminalité sans être tirée ou happée par une participation à la petite et moyenne délinquance qui ne pourra être correctement jugulée que par une présence suffisamment nombreuse d’enquêteurs dans les services.

Quels que soient les contours de cette réforme, il faut pouvoir garantir l’indépendance des enquêteurs et le secret de l’enquête par rapport à l’autorité administrative dès lors que la police judiciaire est placée sous la seule direction du procureur de la République et il faut aussi que le procureur puisse continuer à saisir le service de police judiciaire qu’il estime le plus adapté pour conduire l’enquête.

Derrière ces sujets qui peuvent sembler de simple organisation ou un peu « techno », il y a des enjeux pour nos concitoyens, pour le traitement des plaintes des victimes et pour l’élucidation des enquêtes.

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