La commission d’enquête sur la justice en outre-mer : une nécessité pour répondre aux défis ultramarins

Publié le 06/06/2025 à 15h20

Jeudi 5 juin, l’Assemblée nationale a adopté une résolution portant création d’une commission d’enquête sur les dysfonctionnements de la justice ultramarine. Me Patrick Lingibé, qui appelait cette initiative de ses vœux, nous explique l’importance des travaux à venir. 

La commission d’enquête sur la justice en outre-mer : une nécessité pour répondre aux défis ultramarins
Vue aérienne de Cayenne (Guyane) Photo : ©AdobeStock

À notre grande satisfaction, l’Assemblée nationale vient d’adopter le jeudi 5 juin 2025 la résolution portant création d’une commission d’enquête, composée de trente membres, chargée d’étudier les dysfonctionnements rendant difficile l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins et entretenant une crise de confiance envers les institutions judiciaires.

Les travaux de cette commission d’enquête porteront notamment sur l’examen des sept points suivants  :

1° L’articulation entre règles coutumières et règles de droit commun ;

 2° La tradition orale et le multilinguisme ;

 3° L’éloignement géographique du juge ;

 4° La dématérialisation croissante ;

 5° L’attractivité des juridictions ultramarines ;

 6° Les frais de déplacement des avocats ;

 7° La crise de confiance dans la justice.

Il convient de rappeler que pour qu’elle soit créée une commission d’enquête doit préalablement satisfaire à trois conditions cumulatives :

La première condition tient à la nécessité de préciser l’objet de l’enquête. Celui-ci doit être clairement défini, centré sur l’étude des dysfonctionnements spécifiques à la justice ultramarine, à travers des axes précis (articulation entre droit coutumier et droit commun, tradition orale et multilinguisme, éloignement géographique, dématérialisation, attractivité des juridictions, frais de déplacement des avocats, confiance dans la justice).

La deuxième condition suppose l’absence de travaux similaires récents portant sur ce l’objet de l’enquête. Or, il ressort clairement qu’aucun travail parlementaire d’enquête n’a porté sur ce même objet au cours de l’année écoulée, même si des missions d’information ont effleuré le sujet sans l’approfondir.

Enfin, la troisième condition tient à l’absence de toutes poursuites judiciaires en cours. Sur ce point, le garde des Sceaux a confirmé qu’aucune procédure judiciaire en cours ne recouvrait le périmètre de la commission d’enquête envisagée.

Ces trois conditions de recevabilité étant satisfaites, il convient de préciser que cette commission d’enquête trouve son origine dans le rapport n° 1483, présenté à l’Assemblée nationale le 28 mai 2025 par Monsieur le député guyanais Davy Rimane, par ailleurs président de la délégation aux outre-mer, au nom de la commission des lois.

Ce document s’appuie sur un constat largement partagé par de nombreux acteurs institutionnels : le service public de la justice dans les outre-mer est en grande difficulté, avec des problématiques spécifiques qui aggravent les difficultés déjà présentes sur l’ensemble du territoire national.

Comme nous l’avons écrit dans cette même revue à travers notamment les trois articles suivants comportant par ailleurs des propositions concrètes (certaines ayant reprises par le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, la justice ultramarine se trouve sur certains territoires ultramarins dans un état comateux :

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? Partie I

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? partie II

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? partie III

Ces articles et autres contributions ont fourni des éléments objectifs pour notamment contribuer à la création de cette commission d’enquête qui n’était acquise au départ.

La proposition de résolution tendant à la création de cette commission d’enquête sera enregistrée à la présidente de l’Assemblée nationale le 10 mars 2025 et présentée par Davy Rimane et 30 autres députés.

Nous nous en réjouissons dans l’intérêt de la justice et des justiciables ultramarins.

Lors de la cérémonie institutionnelle des vœux du Conseil national des barreaux le mercredi 15 janvier 2025, la présidente Julie Couturier a fait sans dérobade un constat triste et objectif que nous ne pouvons que partager : les « territoires d’Outre-mer, sont abandonnés par la République. Les problèmes de la justice hexagonale se trouvent démultipliés dans les outre-mer. ».

Huit raisons ci-après justifiaient la création d’une telle commission d’enquête sur les dysfonctionnements obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins.

La première a l’accès au droit et à la justice qui reste défaillant en terre ultramarine face à des obstacles multiples (éloignement géographique, pauvreté, fracture numérique, multilinguisme, tradition orale, illettrisme, inadaptation des structures judiciaires).

La deuxième a trait aux moyens humains et matériels insuffisants, même nous devons reconnaître que des efforts ont été faits ces dernières années. Cependant, force est de constater que les juridictions ultramarines souffrent d’un manque d’attractivité, de postes non pourvus, d’une rotation rapide des personnels, de conditions matérielles dégradées et d’un recours accru à la visioconférence faute de moyens.

La troisième raison est liée à la défaillance de l’aide juridictionnelle qui ne prend pas en compte les réalités des territoires ultramarins. Ainsi, les frais engagés par les avocats sont souvent prohibitifs pour se rendre dans des lieux de justice sans être pris en charge par l’État, rendant ainsi l’accès à la défense difficile pour les justiciables.

La quatrième raison tient au sentiment de défiance envers l’institution judiciaire qui est une réalité que l’on doit affronter. La population ultramarine exprime une forte défiance envers la justice, perçue comme éloignée, inadaptée et parfois défaillante, jugée par certains comme coloniale, alimentant un sentiment d’injustice et d’abandon. Les données chiffrées que nous avions mises en exergue dans nos publications sont éloquentes : 58 % des justiciables ultramarins affirment qu’il est difficile de faire valoir leurs droits, contre 37 % dans l’hexagone[1]. Le taux de pauvreté, de chômage et d’illettrisme est bien supérieur à la moyenne nationale[2].

La cinquième raison tient à la nécessité de faire un état des lieux objectif et précis. En effet, malgré la multiplication des rapports, aucune étude approfondie et spécifique n’a permis de dresser sérieusement un état des lieux exhaustif des difficultés propres à chaque territoire ultramarin.

La sixième raison a trait à l’inadaptation totale des politiques publiques. Les réponses de l’État sont jugées à raison trop uniformes, calquées sur les besoins de l’Hexagone et peu adaptées aux réalités locales. Or, comme nous l’avons dit et écrit, il est indispensable de définir des politiques et des stratégies qui épousent les réalités sociétales et les bassins de vie ultramarins.

La septième raison tient à la nécessité impérieuse de définir urgemment une stratégie globale. En effet, il ressort que les initiatives existantes sont jugées trop éparses, non évaluées et insuffisantes. Elles relèvent du système D. Il manque donc une politique cohérente et ambitieuse pour garantir l’égalité réelle d’accès à la justice en mettant les correctifs nécessaires à cet effet.

La huitième raison renvoie à l’attente particulièrement forte des acteurs territoriaux. Les magistrats, avocats et justiciables ultramarins attendent ainsi une prise en compte réelle de leurs besoins et des solutions adaptées à leurs contextes spécifiques qui sont de très loin différents des référents hexagonaux.

Nous regrettons pour notre part que cette commission d’enquête sur un sujet aussi majeur qui porte sur l’un des fondements de notre République, la Justice, n’ait pas été adopté à l’unanimité des députés. Il y avait pourtant une nécessité impérieuse de reconnaître notamment la pluralité des situations, de prendre en compte le multilinguisme, le droit coutumier, la fracture numérique et les réalités sociales et économiques propres aux outre-mer. Vu l’état des outre-mer et des tensions qui irradient, cela aurait entraîner vote unanime transpartisan. Cela est d’autant plus très regrettable, que tous les groupes parlementaires s’accordaient sur la gravité des dysfonctionnements en outre-mer mais différaient sur les solutions à apporter.

Pour terminer, nous reprenons une phrase prononcée par le président Davy Rimane que nous partageons, lors de son intervention devant la commission des lois le 28 mai 2025, laquelle résume bien le défi de cette commission d’enquête pour renouer avec cette égalité républicaine que l’on cherche souvent outre-mer sans jamais la trouver réellement :

 « L’égalité devant la justice ne peut rester un idéal abstrait, car une justice maltraitée ne peut être que maltraitante. Elle suppose une adaptation sincère de nos institutions aux réalités ultramarines et une volonté politique forte, capable de dépasser l’habitude, l’oubli et les réponses ponctuelles. »

 

[1] Enquête réalisée par le cabinet 0doxa en 2021 par le Conseil national des barreaux.

[2] Article Les ultramarins seraient-ils des Français à part entière ?, Patrick Lingibé, 7 avril 2025.

 

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