Le narcotrafic en France : 3,5 à 6 milliards de chiffre d’affaires
« Le trafic de drogue est le premier marché criminel au monde. » C’est à Stéphanie Cherbonnier, la cheffe de l’Office antistupéfiants (Ofast), que les sénateurs doivent ce constat. Les travaux de la commission d’enquête qu’ils ont menés de novembre à mai révèlent un phénomène inquiétant. La France est « à un point de bascule », submergée surtout par la cocaïne et gangrenée par les tueries. État des lieux.
« Soit on l’a sous-estimé, soit quelqu’un voulait le faire taire », résume l’un des quelque 350 enquêteurs qui traquent Mohamed Amra, 30 ans, depuis son évasion en mode commando mardi 14 mai 2024 au péage d’Incarville (Eure). Les cinq ou six assaillants des deux véhicules pénitentiaires ont tué à l’arme lourde les agents Arnaud Garcia, 32 ans, et Fabrice Moello, 52 ans, chargés d’une extraction judiciaire avec trois collègues, gravement blessés. L’opération « d’arrachage », minutieusement organisée et impliquant des moyens hors du commun, laisse en effet perplexe : « la Mouche », un alias du fugitif, n’était pas un trafiquant de drogue, même s’il « trempe dans ce milieu ». Condamné 13 fois en correctionnelle, il était connu pour des vols en bande organisée, extorsion, association de malfaiteurs, violences.
Des délits graves, mais ne plaçant pas Amra au sommet d’une hiérarchie de type “Mocro Maffia” qui sévit aux Pays-Bas*. D’où les questions que se pose la police. Certes, il était mis en examen à Marseille pour complicité d’enlèvement, de séquestration, d’assassinat en 2022, après « le barbecue » d’une victime liée au trafic de stupéfiants, qu’il aurait commandité. Il était aussi poursuivi pour tentative d’extorsion et d’assassinat commise en 2021 en Seine-Maritime. C’est dans le cadre de ce dossier que le juge l’entendait avant la fusillade.
« On ne peut pas se limiter à des opérations “Place nette” médiatisées »
L’évasion est-elle en rapport avec l’une de ces deux affaires – auquel cas la dangerosité et les connexions d’Amra sont passées sous les radars ? A-t-il été kidnappé pour l’empêcher de balancer ou lui régler son compte ? Seule certitude : si « la Mouche » opérait, de sa cellule, avec des têtes de réseaux marseillais, alors tout est possible, comme le confirme le rapport publié, le jour du drame de l’Eure, par les sénateurs Jérôme Durain (président, SER) et le rapporteur (LR) Étienne Blanc. Ils indiquent que « la violence des réseaux de narcotrafic [en France] est sans limite, sans conscience, sans échappatoire pour ceux qui en sont la cible ».
Constat que partage l’ANPJ (Association de la police judiciaire) : elle alerte depuis l’été 2022 sur l’extension du crime organisé et l’affaiblissement des solutions de lutte contre ce fléau. La réforme contestée de la PJ a « dilué » les effectifs, les missions, les expertises au sein d’un grand tout généraliste et peut avoir accentué le sentiment d’impunité des narcos **. Car, qui est en capacité de les combattre ? Et l’économie souterraine qui en découle ? « La PJ », répond Frédéric Péchenard, ex-DGPN (notre tribune du 14 mai ici). « On ne peut pas, on ne peut plus se limiter aux opérations “Place nette” ultra-médiatisées qui démontrent leur inefficacité publique face aux criminels aguerris », a réagi l’ANPJ après la tuerie du 14 mai.
L’Union syndicale des magistrats (USM) ne dit pas autre chose lorsqu’elle dénonce « le manque cruel de moyens » des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) de Marseille, Lille et Nancy, « arrivées au bout de leurs possibilités ». Isabelle Couderc, juge d’instruction au pôle criminalité des Bouches-du-Rhône a résumé le ressenti général lors de son audition par la commission d’enquête : « Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille. » Propos considérés comme « défaitistes » par le garde des Sceaux.
La « bonne fortune » des narcos explique la hausse des crimes
À y bien regarder, qu’ont à craindre les trafiquants quand on sait que, du 25 septembre 2023 au 12 avril, 473 opérations « Place nette » n’ont abouti qu’à la saisie de 3 tonnes de cannabis, 38 kg de cocaïne, 31 d’héroïne et quelques millions d’euros, quand jusqu’à 62 000 gendarmes et policiers se sont mobilisés ? Que seuls 728 délinquants (sur 3 200 gardés à vue) ont été déférés et 204 écroués (128 incarcérés pour 451 déférés après les opérations XXL). Qu’enfin, certains parquets n’ont même pas été associés en amont à ces initiatives ordonnées par les préfets…
Si en 2023 les « pilonnages » (alors ainsi désignés) ont permis de récupérer 1 tonne de cannabis, 425 kg de coke et 117 millions, on est loin des 3,5 à 6 milliards de profits que génère le narcotrafic en France. Les confiscations, trop faibles, n’atteignent pas les “boss”. Leur « bonne fortune » explique la hausse des crimes et des « jambisations » (tir dans le genou), technique de plus en plus pratiquée pour marquer son territoire.
Plus un jour ne s’écoule sans que la rubrique des faits divers ne rapporte des règlements de comptes ou la mort de « petites mains » : 315 homicides et tentatives en 2023, 418 victimes, dont 85 morts – 49 à Marseille – au point que l’ex-procureure Dominique Laurens, aujourd’hui procureure générale près la cour d’appel de Reims, a inventé le néologisme « narchomicide ». Un bond de 57 % par rapport à 2022 !
La Seine-Saint-Denis est également très exposée au trafic de stupéfiants, le département francilien compte près de 300 points de deal. Les 3 et 5 mai, une fusillade entre bandes rivales a fait trois morts et six blessés à Sevran. Scène de guerre près d’une aire de jeux pour enfants. Le chiffre d’affaires des narcos y est évalué à 600 millions.
Un « tsunami », y compris dans les zones rurales
Nîmes, Beauvais, Dijon, Nice, Saint-Michel-sur-Orge (Essonne), Grenoble, Nantes, Toulouse, Valence, les dossiers s’accumulent. À telle enseigne que, dans cette dernière ville de 64 483 habitants, « les violences assimilables à des actes de barbarie sont traitées en comparution immédiate », révèle le rapport sénatorial. En 2023, les infractions liées à la grande criminalité ont progressé de 25,6 %. À Verdun (Meuse), les 16 700 résidents ont assisté à des enlèvements en plein jour, à des « rafalages » d’immeubles abritant les dealers. Le phénomène n’épargne plus les petites villes, ni la campagne.
« Les produits toxiques ont envahi la ruralité la plus reculée », constate le président de la Fédération Entraid’addict, Auguste Charrier. L’ubérisation (livraison à domicile via les réseaux sociaux ou les messageries cryptées) contribue à l’essaimage dans les secteurs protégés. L’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT) a même relevé l’apparition, à Paris, de “cocaïne call centers” ! Karine Malara, la procureure de Bourg-en-Bresse (Ain), témoigne de l’afflux des trafiquants lyonnais qui « se mettent au vert dans un village pour se rapprocher de la clientèle » et « bénéficier d’un relatif anonymat » : « Les zones rurales servent aussi de bases arrière en matière de stockage. » Exemple fourni par Actu17 : à Avon, bourg de Seine-et-Marne, les policiers ont découvert le 2 avril dix armes lourdes, 5 kg de cocaïne, 60 kg de résine de cannabis, 210 000 € en cash. D’où l’utilisation par les parlementaires, sept fois, du terme « tsunami », qu’ils accompagnent souvent de l’adjectif « blanc » tant la cocaïne fait rage.
Le trafic induit « 21 000 emplois à temps plein » et 240 000 profiteurs
Si le cannabis reste la drogue la plus répandue, avec 209 millions d’usagers dans le monde selon l’office des Nations unies, et 5 millions en France, c’est le déferlement de coke qui inquiète le plus : l’offre et la demande ont augmenté « de façon massive », notent unanimement les experts, estimant à 600 000 le nombre d’acheteurs sur le territoire. Toutes les classes sociales sont concernées. La PJ a même arrêté en mars, au Fort du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), un militaire de carrière soupçonné d’avoir piloté deux « mules » ayant ingéré, à Cayenne, 114 et 62 ovules de coke, soit 1,7 kg. Il a été incarcéré.
Payés jusqu’à 3 000 € le transport, ces passeurs de la filière du Suriname – via la Guyane et Orly – tombent plus souvent depuis 2022. Cette année-là (seulement), ont été instaurés les contrôles à 100 % des passagers. Entre la mise en place et le 1er janvier 2024, 1 tonne de cocaïne a été saisie, 680 mules interceptées. Les trafiquants, qui savent s’adapter, privilégient maintenant le vecteur maritime : 800 à 1 000 tonnes de cocaïne débarquent sur le Vieux Continent tous les ans (estimation basse). En France, 78 % des saisies sont opérées sur le port du Havre (7,1 tonnes en 2022).
L’ampleur de l’importation s’explique par la rentabilité : 4 000 à 6 000 % ! « Un kilo de cocaïne s’achète entre 28 000 et 30 000 € en France hexagonale, avant d’être vendu 65 à 70 € le gramme », précise Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Ofast, Office antistupéfiants qui est, à la drogue, ce que la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) est au terrorisme. Elle alerte : « La menace atteint un niveau historiquement élevé. » Le « commerce » est si lucratif qu’il a créé « 21 000 emplois à temps plein. Et 240 000 personnes en vivent directement ou indirectement », ajoute-t-elle. Un bon point, tout de même, pour ses 104 cellules de renseignement opérationnel (Cross) : en 2023, elles ont confondu 1 265 individus (emprisonnés), identifié 290 réseaux, saisi 16 tonnes de cannabis, 721 kg de coke, 11 millions d’avoirs.
« Un blanchiment tentaculaire » et « le danger de la corruption »
« La mobilisation sans faille et de tous les instants », que reconnaît le Sénat aux policiers, gendarmes, douaniers et magistrats ne suffit cependant pas « face à la marée montante du narcotrafic ». Ils manquent d’outils qui leur permettraient de contrer l’ingéniosité des criminels qui usent des systèmes cryptés, rendent intraçables leurs flux d’argent, ayant recours par exemple à la hawala (transfert instantané de fonds d’un pays à l’autre). La méthode du blanchiment jugé « tentaculaire » varie selon le portefeuille des narcos. Le milieu de gamme investit localement dans les kebabs, ongleries, bars à chicha, etc. Le plus riche mise sur Marbella (Andalousie), dite « l’ONU du crime » – les Marseillais y disposent d’activités de façade –, ou sur Dubaï (Émirats arabes unis) et son parc immobilier, son secret bancaire, ses taux d’impositions, sa coopération limitée. Deux des plus puissants narcos de France, arrêtés fin 2023 dans l’émirat, y ont été relâchés bien qu’ils fassent l’objet d’une demande d’extradition par Paris…
Leur richesse les incite à soudoyer des agents publics ou privés, avec pour conséquence de déstabiliser des institutions. Si la France n’est pas encore gangrenée, « le danger de la corruption » apparaît nettement. « Aucune profession n’est épargnée », convient la cheffe de l’Ofast : ports, aéroports, forces de sécurité, justice, « elle peut être subie, avec des menaces contre les familles, ou reposer sur la promesse d’un gain ».
Au port du Havre, un agent a perçu 10 000 € pour connecter une clé USB à son ordinateur qui gérait l’arrivée des conteneurs. Dans cette enceinte normalement ultra-surveillée, pour faciliter une sortie, un chauffeur peut toucher 20 000 €, un opérateur de cavalier 50 000 €, « jusqu’à 100 000 euros dans certains dossiers », signale Virginie Girard, une procureure adjointe de Lille. L’Ofast complète : 150 000 € à qui communique les codes d’accès au logiciel de gestion des flux, 40 000 € au douanier qui ferme les yeux, 60 000 € au docker qui « perd » son badge. Des notaires et avocats sont aussi achetés : les uns pour ne pas dénoncer leurs clients à Tracfin, les autres pour faire fi du secret professionnel.
Ces éléments justifient le titre du rapport – « Un nécessaire sursaut [pour] sortir du piège du narcotrafic » – des sénateurs dont les recommandations sont multiples (elles figurent sur le site). Ils suggèrent en priorité de créer un parquet national antistupéfiants, un fichier de la criminalité organisée, d’adapter les moyens au niveau de la menace, de transformer l’Ofast en « DEA*** à la française » qui lui donnerait la pleine autorité sur l’ensemble des services de terrain.
* Nos articles des 18 octobre et 30 novembre 2022, des 19 juin et 18 décembre 2023 et du 14 mai 2024
** La “Mocro Maffia” est une organisation néerlando-marocaine d’une dangerosité extrême. Elle tue à tour de bras, dont le journaliste Peter R. de Vries, le frère et l’avocat d’un repenti, menace les ministres, les juges qui portent des cagoules aux audiences, terrorise la Belgique. La Mocro a des ramifications dans le sud de la France. Son chef, Ridouan Taghi, a été condamné à la prison à perpétuité le 27 février 2024.
*** Drug Enforcement Administration
Référence : AJU439857