Police judiciaire : « Nous demandons la modification de cette réforme ! »

Publié le 19/06/2023

Malgré les moratoires réclamés notamment par le Sénat, la réforme de la police judiciaire (PJ) suit son cours. La création des directions départementales de la police nationale (DDPN) sera opérationnelle le 30 juin et la fusion des polices interviendra 1er janvier 2024. La réforme a soulevé une vague inédite de protestations, tant au sein de la police que du côté des professionnels judiciaires. Elle signe selon ses détracteurs la disparition annoncée de l’expertise en matière d’enquête de la PJ, qui sera absorbée et diluée dans les fonctions de sécurité.  Stéphanie Caprin, membre du bureau de l’Union syndicale des magistrats (USM) et vice-présidente en charge de l’instruction au tribunal judiciaire de Pontoise, rappelle les risques attachés à cette réforme.

Police judiciaire  : "Nous demandons la modification de cette réforme !"
Photo : ©AdobeStock/Florence Piot

 L’USM se mobilise depuis juillet 2022 face à la réforme de la police menée par le ministre de l’Intérieur. L’inquiétude est partagée tant par les syndicats et associations de magistrats, que par des autorités et instances de poids (le Conseilsupérieur de la magistrature, François Molins, procureur général près la Cour de cassation, les conférences des procureurs généraux et procureurs de la République…), mais également par le Sénat qui a émis toute réserve sur le projet mené et sollicité a minima un moratoire d’ici les jeux olympiques 2024.

Le ministre de l’Intérieur s’apprête à mettre en œuvre une départementalisation des services de police à compter de ce mois de juin, en unifiant le commandement des différents services de police (police judiciaire – « PJ », police auxfrontières, sécurité publique, renseignement) sous l’autorité d’un directeur départemental de la police nationale(DDPN), appelé à devenir le seul interlocuteur du préfet sur les questions touchant à la sécurité intérieure. Le ministre de l’Intérieur a précisé envisager un découpage avec un échelon interdépartemental (DIPN) et zonal (DZPN), prétendant ainsi sauvegarder l’organisation actuelle. Cependant, lorsque l’on regarde dans le détail, il apparaît que ces derniers n’auront pas compétence sur les effectifs du département voisin ; cette adaptation n’est que cosmétique pour faire passer la réforme dans les rangs des personnels des services de PJ tellement vent debout contre cette dernière qu’ils ont créé une association ad hoc afin de porter leur voix : l’ANPJ, Association Nationale de la Police Judiciaire.

Le sacrifice d’une filière hautement spécialisée

Derrière cette réforme présentée comme une simple réorganisation, se dissimulent donc des bouleversements majeurs de nature à porter gravement atteinte à l’efficacité des enquêtes et à l’indépendance de la justice. Elle conduit àl’absorption de la PJ par la sécurité publique et sacrifie une filière hautement spécialisée sur l’autel du traitement de masse de la délinquance du quotidien. Outre le fait que la délinquance s’arrête rarement aux limites du département, des critères d’opportunité pourront guider la répartition des moyens par le DDPN : exigences statistiques, pression des élus, spécificités de la délinquance locale…

L’enjeu est également celui de la protection du secret des enquêtes : les enquêtes sensibles seront suivies en temps réel par l’autorité préfectorale, mais aussi par le ministre de l’Intérieur sous l’autorité duquel il se trouve. À l’inverse,l’organisation actuelle de la PJ met les policiers à distance des partenaires locaux en préservant leur impartialité. La culture de la sécurité publique est au contraire celle du partenariat et des échanges permanents avec tous les interlocuteurs institutionnels. Cette proximité, indispensable en sécurité publique, est très problématique en matière de police judiciaire.

Enfin, le libre choix du service d’enquête par les magistrats, inscrit dans le Code de procédure pénale, sera mis à néant, le DDPN devenant le seul décisionnaire de la répartition des moyens entre ses services et, de fait, seul maître de lapolitique pénale. Le Conseil constitutionnel a pourtant récemment rappelé que la police judiciaire devait être placée sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire (DC n° 2021-817).

« Les retours des expérimentations sont alarmants »

Les retours des expérimentations menées sont en outre alarmants : l’autorité judiciaire est identifiée comme simple gestionnaire de flux, les priorités de politique pénale définies par les procureurs ne sont pas respectées, et la justice aperdu ses interlocuteurs spécifiques à la police judiciaire. Ces constats et l’hostilité que la réforme suscite chez les magistrats et services de police judiciaire ont conduit le Parlement à lancer des missions d’information.

Alors qu’il faudrait combattre la crise des vocations dans l’investigation et doter la justice et la filière investigation de lapolice de moyens supplémentaires pour mener des enquêtes de qualité contre des formes de grande criminalité enmutation permanente, cette réforme vient sonner le glas de la police judiciaire et priver l’autorité judiciaire de cet outil essentiel.

Nous demandons la modification de cette réforme et que la PJ ne soit pas concernée par la départementalisation, que les moyens de lutte contre la grande criminalité et la délinquance économique et financière soient préservés et que l’indépendance des enquêtes judiciaires soit assurée.

Neuf années comme juge d’instruction, ce sont plusieurs dizaines de procédures traitées avec la police judiciaire ! Avecles enquêtes de la PJ de Bayonne, de Creil, d’Amiens, de Bordeaux, de Toulouse, de Versailles, de Cergy. Des trafics internationaux de stupéfiants, cocaïne, héroïne, cannabis par dizaines de kg, en provenance des Pays-Bas, d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Des milliers et milliers d’euros brassés, des règlements de comptes violents, des « têtes » de réseau à aller chercher parfois à l’étranger. Des trafics d’armes lourdes pour alimenter ces réseaux souterrains. Des meurtres sanglants, des viols sériels… Des mois, voire des années, d’enquêtes minutieuses pour identifier le/les auteur/s. Pour mes collègues en « écofi », il s’agit d’enquêtes concernant des fraudes d’ampleur, des détournements d’argent public ou d’actifs sociaux, des infractions à l’impact criminogène moins visible mais qui déstabilisent fondamentalement le pacte social.

La lutte contre la délinquance de haut spectre est fondamentale 

Leur point commun ? Il s’agit d’enquêtes avec des techniques d’investigation complexes, des écoutes, des sonorisations,des surveillances longues, des recoupements divers… sur tout le territoire français et à l’étranger. Il faut des policiers spécialisés pour ces enquêtes, cela prend du temps, c’est un travail rigoureux, long, minutieux… « coûteux » en temps et en personnel. Néanmoins, tout n’est pas pure gestion budgétaire dans une société comme la nôtre. Résoudre cesenquêtes visant la délinquance de « haut spectre » est fondamental pour notre état de droit. À la fin ce n’est « qu’un bâton »dans les statistiques des affaires résolues, mais quelles affaires !

Allons-nous cesser de lutter contre le gros trafiquant qui brasse des millions pour se concentrer uniquement contre le revendeur de deux barrettes de cannabis ? Allons-nous cesser de rechercher les auteurs de crimes de sang/de sexe lorsqu’ils ne sont pas arrêtés immédiatement en flagrance ? Allons-nous laisser les délinquants en col blanc s’enrichir sur le dos des citoyens ?

Les policiers de proximité au sein de la sécurité publique souffrent d’un manque chronique de moyens. On dénombre par exemple 283 000 procédures en cours dans les commissariats de sécurité publique du ressort de la cour d’appel deVersailles contre moinsde 20 000 en zone gendarmerie où le ratio de procédure par enquêteur est de 30/1. Dans  le département le département du Val d’Oise, chaque policier-enquêteur doit traiter 250 procédures, dans les Hauts-de-Seine, 500 ! Il faut procéder à des recrutements dans la police de proximité chargée de la délinquance du quotidien, des violences intrafamiliales, des trafics locaux, etc. Mais il ne faut pas utiliser les effectifs de la PJ pour cela, ce serait une grave erreur

Mathématiquement parlant c’est déjà une hérésie : ils sont environ 5 000 enquêteurs en PJ sur tout le territoire, leur renfort ne sera pas suffisant pour apurer ces stocks ! Mais, , ce n’est pas leur domaine d’action. Nous devons pouvoirlutter contre tous les niveaux de délinquance, pour agir sur la délinquance du quotidien qui impacte nos concitoyens dansleur vie de tous les jours, il faut aussi lutter contre les réseaux qu’ils ne voient pas mais qui l’abondent !

« Nous avons impérativement besoin de préserver une filière d’enquête spécialisée »

Comparons avec des métiers que nos concitoyens perçoivent peut-être mieux que ceux de l’investigation : les médecins. Va-t-on demander aux cardiologues de cesser de soigner les pathologies cardiaques pour aller faire de la médecine générale et lutter contre la grippe dans les déserts médicaux ? Se préoccuper de la santé des Français, c’est faire en sorte qu’il y ait autant de généralistes et de spécialistes que de besoins.

Nous avons donc impérativement besoin de préserver une filière d’enquête spécialisée, avec des compétences de pointe pour les procédures d’ampleur qui le nécessitent. Et il faut que la Justice puisse les saisir librement. Il faut aussi des juges d’instruction et des procureurs en nombre suffisant pour diriger ces enquêtes et, évidemment, des magistrats et greffiers pour ensuite pouvoir juger dans des délais raisonnables les procédures qui en découlent.

Maintenir cette réforme, c’est privilégier l’arrestation du petit trafiquant, aussitôt remplacé, plutôt que le démantèlement des réseaux, ou du vendeur à la sauvette plutôt que de ceux qui l’exploitent ; c’est porter un coup fatal à la lutte contre la criminalité organisée ou contre la délinquance économique et financière déjà si mal en point ; c’est faire un beau cadeau aux délinquants, et porter bien peu de considération à leurs victimes, finalement ! C’est pourquoi nous demandons solennellement aux autorités de retirer la PJ du champ de la réforme qu’elles mènent.

 

À lire sur le même sujet : la mise en garde lancée il y a un an dans nos colonnes par le commissaire divisionnaire honoraire Julien Sapori, la position des avocats, hostiles à cette réforme, la montée en puissance de la mobilisation au sein du monde judiciaire ces derniers mois, l’analyse de la crise des vocations qui frappe la police, et l’interview du vice-président de l’ANPJ.   

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