Budget de la justice : seulement +3,4% de crédits supplémentaires pour les juridictions en 2022
Certes, l’augmentation du budget de la justice 2022 est importante : 8%. Mais elle ne suffit pas a rattraper l’immense retard de la France en la matière, tant au regard de ses besoins que par rapport aux autres pays européens. Par ailleurs, la croissance des crédits alloués au fonctionnement des tribunaux n’est que de 3,4%. Explications.
Il fut un temps où les ministres présentaient leur budget annuel à la presse. C’était même un rendez-vous attendu, chaque mois de septembre. Et puis l’exercice s’est peu à peu réduit à un pur moment de communication. Eric Dupond-Moretti-Moretti a franchi une étape supplémentaire en s’adressant non plus à la presse pour présenter son budget mais directement au public via Facebook. L’intérêt de la méthode saute aux yeux : annoncer des chiffres en s’épargnant les questions des journalistes (souvent nourries par les professionnels) et donc les nuances et mises en perspective. La vidéo date du 26 aout, mais c’est seulement le 27 octobre, soit deux mois après, que le Syndicat de la magistrature a disposé des documents et du temps nécessaire pour publier une analyse approfondie du projet de budget 2022. Laquelle relativise singulièrement l’augmentation annoncée de 8%…(document consultable en fin d’article).
S’agit-il bien de 8% d’augmentation ?
Oui : Le projet de budget pour 2022 s’élève à 8 861,8 millions d’euros (hors compte d’affectation spéciale pensions). C’est même, selon les calculs du SM, 561,3 millions de plus que ce qui était prévu dans la loi de programmation 2018-2022. En 2021, on pouvait penser que l’augmentation exceptionnelle, déjà de 8%, consistait à faire en un an ce qui était prévu sur deux, autrement dit jusqu’à la fin du quinquennat. En, réalité, non, il s’agit bien de deux augmentations de 8% de suite. Ce qui est totalement inédit et supérieur aux annonces.
Est-ce historique ?
Oui. Les augmentations généralement tournent autour de 4% depuis deux décennies. Avec une exception : les trois budgets historiquement bas sous Christiane Taubira. (Ci-dessous le tableau des augmentations annuelles réalisé par Guillaume Didier, ancien porte-parole du ministère).
[Budget Justice]
Rappel des augmentations du budget du ministère de la Justice depuis 25 ans.
Avec +8%, le budget 2021 marque la plus forte augmentation.#PLF2021 🇫🇷⚖️🇪🇺 pic.twitter.com/nuWyKJqWyB— Guillaume DIDIER (@GuillaumeDIDIER) September 29, 2020
La justice du quotidien va-t-elle fonctionner mieux et plus vite puisqu’elle a 33% de moyens en plus ?
C’est là que les choses se compliquent. Car non, la justice de tous les jours n’a pas bénéficié d’un tiers de moyens supplémentaires en 5 ans. En effet, quand on parle du budget de la justice, il faudrait en réalité dire « de la justice et de l’administration pénitentiaire » et ça change tout.
Le poids de la pénitentiaire
Depuis 1911, les prisons sont intégrées au budget du ministère de la justice. Auparavant, elles relevaient de l’intérieur. Celles-ci bénéficient de 4 584 millions sur les 8 861,8 millions du budget 2022, soit plus de la moitié des crédits. La progression par rapport à 2021 est de 7,4%. C’est justifié. Au 1er octobre, on dénombrait 69 173 personnes détenues pour 60 372 places, soit un taux de surpopulation carcérale de 114,6% en moyenne mais susceptible d’atteindre 200% dans certains établissements. Cela a notamment pour conséquence que ce mois-ci, 1408 personnes dorment sur un matelas au sol.
D’où la nécessité, soit de construire de nouveaux établissements, soit de développer des mesures alternatives au choix mais en tout cas de faire quelque chose. Pas seulement pour la surpopulation d’ailleurs. Le manque d’effectifs a un impact direct sur l’exercice par les détenus de leurs droits. Faute d’escortes suffisantes, nombre d’entre eux ne peuvent assister par exemple à l’enterrement d’un proche alors que le juge a donné son autorisation. C’est aussi une question de sécurité. Il peut arriver en effet dans des situations extrêmes qu’ils ne puissent pas se rendre aux convocations de la justice, voire à l’audience de jugement elle-même. Cela peut entrainer une nullité de procédure et donc des libérations immédiates.
Seulement + 3,4% pour les juridictions
Le budget de la justice cette année s’élève, selon les calculs du SM à 3 849,1 millions, soit une croissance de 3,4%. Les embauches sont toujours inférieures aux besoins. Il faut dire que les récents efforts de recrutement ont payé : avec 9 090 magistrats, dont 8 399 exerçant en juridiction au 1er janvier, il n’y a plus de vacances de postes. Mais le SM note que ça reste « très faible au regard de la population française et du volume d’affaires enregistrées chaque année (2 255 753 d’affaires civiles nouvelles ont été enregistrées en 2019, et 4 496 208 en matière pénale) ». En d’autres termes, l’effectif théorique que l’on se félicite de posséder enfin au complet demeure sous-évalué par rapport aux besoins réels. Si l’on compare les chiffres français par rapport aux autres pays européens, cela apparait nettement. Le rapport 2020 de la CEPEJ évoque une moyenne de 21,4 juges pour 100 000 habitants au sein du Conseil de l’Europe, la médiane se situe à 17,7. En France, on en compte…. 10,9.
Des greffes en détresse
La situation est encore pire du côté des personnels de greffe. Le taux de vacance de postes s’élève à 6% en moyenne nationale, mais cela ne reflète pas la situation de certaines juridictions à qui il manque la moitié voire plus des effectifs. (Voir à ce sujet l’interview d’Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSA Services judiciaires). En outre, en termes d’évaluation des besoins réels, le raisonnement est le même que pour les magistrats, 6% c’est sur un effectif théorique sous-estimé par rapport aux pays voisins. Le ministère ne peut pas forcément faire mieux car la capacité de l’école des greffes est limitée. Mais tous protestent contre les « sucres rapides » que constituent les assistants de justice. Du personnel de renfort recruté en urgence mais pour une durée limitée et qu’il va falloir former. Cet argent aurait mieux été employé dans des embauches classiques. Pire, il se pourrait que cela entraine en pratique des diminutions de postes dans les greffes. Le SM note à ce sujet « Pour exemple, alors que le garde des Sceaux peut mettre en avant la création de 47 postes de greffiers et de 50 postes de personnels encadrants (qui comprennent en réalité principalement des juristes assistants, recrutés pour 3 ans renouvelables une fois seulement) pour l’année 2022, le projet annuel de performance prévoit dans le même temps de diminuer de 107 le nombre d’agents de catégorie C, si bien que dans les greffes, le nombre d’emplois diminuera en réalité de 10 personnes (et même de 60 si l’on exclut les juristes assistants qui ne réalisent pas du travail de greffe) ».
La question de la sous-consommation de crédits
Le 28 septembre dernier, à l’occasion de l’examen du projet de loi « confiance dans la justice », le président de la commission des lois du Sénat Philippe Bas a dénoncé la sous-consommation des crédits de la mission « justice ». Il l’évalue à 378 millions en crédits de paiement sur la période 2018-2020 et à 652 millions en crédits d’investissement sur la même période. En clair, des centaines de millions d’euros sont alloués, votés, mais pas dépensés. « Un tiers des crédits d’investissement de ces trois années n’a pas été engagé. C’est très grave […] Le compte n’y est pas. » commente Philippe Bas.
Frais de fonctionnement
Outre les frais de personnel, un autre poste est important mais oublié de tous, celui des frais de fonctionnement. Comme le notaient en 2017 l’inspection générale des finances et l’inspection des services judiciaires dans leur rapport sur les dépenses de fonctionnement courant des juridictions, celles-ci représentaient, en 2016, 4% de l’ensemble du budget, autrement dit l’épaisseur du trait. Pourtant, soulignent les auteurs du rapport, c’est capital car ces dépenses correspondent au quotidien des magistrats et des fonctionnaires, mais aussi par ricochet, à l’image renvoyée par les juridictions aux justiciables. Et pour cause, c’est cela qui permet de payer le papier, les crayons, le fioul, l’affranchissement, l’électricité…..L’insuffisance des ces crédits alimente donc le sentiment de pénurie. Seulement voilà, ce petit morceau de l’enveloppe n’intéresse guère l’administration centrale qui ne planche sur sur les grandes masses budgétaires. Résultat, les crédits affectés à ce poste n’augmentent que de 0,8% en 2022, moins que l’inflation (estimée à 1,4% pour l’année prochaine), « ce qui revient concrètement à diminuer le budget alloué pour le fonctionnement quotidien des juridictions » déplore le SM. Une solution très simple pour donner de l’oxygène tout de suite aux juridictions et un vrai sentiment qu’on les aide serait d’augmenter significativement ces crédits. Jean-Jacques Urvoas avait beaucoup travaillé ce point lorsqu’il était garde des sceaux ; il semble qu’après son départ plus personne n’y ait pensé. Conséquence : le ressenti du manque de moyens dans les juridictions va s’aggraver l’an prochain.
Conclusion
Les moyens de la justice du quotidien n’ont pas bondi de 33% en 5 ans, loin de là. Si les croissances régulières de budget ne semblent jamais améliorer la situation c’est pour deux raisons essentielles. D’abord, parce que l’insuffisance est profonde et structurelle. Il faudra donc beaucoup de temps pour la combler. Ensuite, parce que les augmentations sont le plus souvent absorbées par les réformes votées sur la même période. Elles ne suffissent d’ailleurs généralement même pas à financer les nouvelles mesures. Résultat, le problème s’aggrave d’année en année et les juridictions appellent au secours. Ce fut le cas notamment ces derniers mois à Soissons et à Niort. Du côté de l’Élysée, on ne voit pas du tout les choses ainsi. Ce renforcement des crédits est considéré comme suffisant. Au point que les États généraux ont pour but, maintenant que la justice est réputée sauvée du naufrage, de travailler sur son avenir. Les professionnels de justice eux pensent qu’on est loin d’être sorti des difficultés et que les millions dépensés dans les États généraux auraient sans doute été mieux employés à secourir les juridictions….
Pour en savoir plus : Olivia Dufour – Justice, une faillite française ? Lextenso 2018.
Référence : AJU252204