P. Lingibé : « Il est urgent de penser le paradigme Outre-mer au sein de la Chancellerie »

Publié le 20/03/2024

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, organise le mardi 26 mars prochain une journée outre-mer à la Chancellerie sur le site Olympe de Gouges. Me Patrick Lingibé, très investi sur ce sujet, a publié en janvier 2023 sur Actu-Juridique 18 propositions pour sauver la justice Ultramarine (1). Il nous explique les enjeux de cette journée qu’il a appelée de ses voeux. 

P. Lingibé : « Il est urgent de penser le paradigme Outre-mer au sein de la Chancellerie »
Vue aérienne de Cayenne (Guyane) Photo : ©AdobeStock

Actu-Juridique : Qu’attendez-vous de la journée outre-mer du 26 mars ? 

Patrick Lingibé : J’attends de cette journée que les acteurs du monde judiciaire ultramarin abordent les problématiques de leur territoire respectif sans tabou et sans langue de bois. Il y a beaucoup de problèmes en outre-mer. Poser déjà les questions c’est un pas pour y répondre.

Je remercie d’ailleurs Monsieur le ministre Éric Dupond-Moretti pour avoir organisé cette manifestation nationale inédite qui regroupera à Paris en un même lieu, comme je l’avais proposé, les chefs de cour, les chefs de juridiction, les bâtonniers en exercice et les parlementaires d’outre-mer. Nous aurons ainsi un temps d’échange, d’écoute et de réflexion pour aborder les problématiques de la justice ultramarine qui sont notamment mises en exergue furtivement dans les deux pages et demi sur deux cent seize que lui consacre le rapport Sauvé, remis en avril 2022 au président de la République. L’institution judiciaire doit inspirer confiance aux justiciables et citoyens ultramarins. Or, les statistiques démontrent au contraire qu’il y a une certaine défiance en outre-mer, laquelle est aggravée par un arrière-fond sociétal de désespérance : le taux de pauvreté et de cherté de vie est 4 à 8 fois supérieurs à celui de l’hexagone. Non seulement en outre-mer on est plus pauvre mais le coût de la vie est plus élevé qu’en France hexagonale. Ainsi, selon un sondage réalisé en 2021 par le cabinet ODOXA pour le Conseil national des barreaux intégrant pour la première fois l’outre-mer, plus de 58 % des Ultramarins indiquent qu’il est difficile de faire valoir leurs droits là où ils habitent alors que ce chiffre n’est que de 37 % pour les hexagonaux. De même, 84 % des Ultramarins ont le sentiment que les libertés et les droits fondamentaux ont reculé. Ces chiffres font écho à un constat que faisait le 21 novembre 2019 devant la délégation sénatoriale aux outre-mer l’ancien défenseur des droits Jacques Toubon : « on a le sentiment qu’à beaucoup d’égards les habitants des départements et territoires d’outre-mer n’ont pas le même accès au droit. Ils ont un accès au droit inférieur à ce qui existe en métropole ». Cette problématique qui n’est pourtant pas nouvelle puisque j’en parlais déjà en 2015 au Conseil national des barreaux sans qu’aucune suite ne soit donnée au niveau du ministère de la Justice.

Pour s’intéresser à la Justice, il faut avant tout satisfaire à des besoins primaires, notamment l’accès à la nourriture. Or, aujourd’hui, nous savons qu’en outre-mer, les personnes ont de plus en plus de mal à se nourrir. La grande pauvreté y est 5 à 15 fois plus fréquente et beaucoup plus intense qu’en France hexagonale. C’est encore en outre-mer que l’accès à l’eau et à l’électricité se pose avec une acuité très forte. Il s’évince donc que la Justice, son accès ou encore l’accès au Droit tout court ne sont pas la priorité des Ultramarins. Le Droit est considéré par un certain nombre comme un Luxe, les préoccupations quotidiennes prenant le dessus. C’est d’ailleurs ce qui doit expliquer que l’aide juridictionnelle est davantage utilisée en outre-mer pour se défendre que pour faire valoir ses droits, contrairement à ce qui se passe dans l’hexagone. Donc ce qui m’intéresse avant tout c’est de replacer les marqueurs et les valeurs de la République et du Droit de chaque territoire ultramarin. Nous avons des territoires où il n’y a pas d’avocat et comme palliatif l’État a recouru à un système inventé de toutes pièces faisant appel à des personnes qui tiennent en réalité le rôle d’avocat sans pour autant être des avocats. Cette situation est indigne de notre État de droit et l’on doit y mettre fin en adoptant des dispositifs particuliers. Il n’y a pas de véritable État de droit sans avocat qui en est un des marqueurs indélébiles.

Actu-Juridique : De toutes les mesures que vous avez proposées dans votre série d’articles publiés sur notre site, lesquelles sont à votre avis les plus urgentes ?

PL : Je crois qu’il est urgent de penser le paradigme Outre-mer au sein de la Chancellerie. Cela doit passer par la création d’une véritable direction transversale entièrement dédiée à l’outre-mer. Il ne s’agit de faire ici de la discrimination mais d’avoir une direction qui cerne en temps réel les réalités singulières ultramarines qui n’existent pas dans l’hexagone. En effet, affecter un magistrat, un greffier ou un personnel de justice en outre-mer n’est aucunement comparable à une affectation faite dans l’hexagone. Les codes, l’environnement notamment sont différents. De plus, l’expérience démontre très clairement que si la Chancellerie affecte des personnes inexpérimentées en outre-mer, cela se termine par des problèmes et on court à l’échec. Une direction outre-mer justice travaillant au besoin avec le ministère des outre-mer permettrait réellement d’avoir une politique ciblée et efficace à l’égard des justiciables de chaque territoire ultramarin.

Actu-Juridique : Les instances de la profession jouent-elles un rôle dans l’organisation de cet événement ?

PL : En fait, au départ cela provient de propositions que j’ai formulées dans la presse juridique parmi lesquelles figurait l’organisation d’états généraux de la justice outre-mer. Je dois remercier sur ce point les trois présidents qui se sont succédé : le président Jérôme Gavaudan, la présidente Hélène Fontaine et le président Bruno Blanquer. Ils ont tenu particulièrement à mettre en exergue les problématiques ultramarines, notamment dans leurs discours prononcés à l’occasion des assemblées générales statutaires. Le président Bruno Blanquer n’a pas hésité à dénoncer avec force lors de ses interventions le traitement inégalitaire qui était réservé aux justiciables de certains territoires d’outre-mer (Wallis et Futuna et Saint-Pierre et Miquelon par exemple). Le président Jean-Raphaël Fernandez qui est également vice-président de droit du Conseil national des barreaux et anime le collège ordinal province issu de la Conférence des bâtonniers dont je fais partie est un soutien pour mes actions. La Conférence des bâtonniers c’est d’abord et avant tout une famille qui réunit des personnalités de différents territoires de la province. Le Conseil national des barreaux est l’organe représentatif de la profession et l’interlocuteur légal des pouvoirs publics. La présidente Julie Couturier pour la connaître est très impliquée dans les questions de garantie des droits et de protection des libertés. Elle est très attentive sur ce point aux problématiques ultramarines et elle sera présente in personam à cette manifestation. Je sais que je peux compter sur elle pour faire avancer les problématiques ultramarines au sein de l’Institution représentative qui n’a pas dans son ADN intuitivement de réflexe outre-mer. Je sais également que pour elle la France n’est pas limitée au seul territoire hexagonal. Elle a annoncé lors de l’assemblée générale du CNB qui s’est tenue le vendredi 15 mars 2024 la tenue de cette journée outre-mer. Elle a précisé que le CNB sera bien présent à cette manifestation au travers de plusieurs élus. Une partie de cette journée devrait être consacrée à l’accès au droit. Il faut rappeler que la commission accès au droit du Conseil national des barreaux présidée anciennement par Bénédicte Mast et présentement par Anne-Sophie Lépinard a travaillé sur la modification de textes législatif et réglementaire concernant l’aide juridictionnelle pour l’outre-mer, travaux auxquels j’ai participé. La présidente Anne-Sophie Lépinard interviendra avec Yannick Louis-Hodebard sur ce sujet. Pour ma part, je devrais intervenir sur la partie prospective et la question de l’adaptation des normes dans les territoires ultramarins dans une optique d’assurer une efficacité tout en conservant les garanties des droits des justiciables et des citoyens sur le plan juridique et judiciaire. En effet, il convient de préciser que les réponses à apporter aux outre-mer doivent nécessairement être plurielles et répondre surtout aux problématiques sociétales du territoire ultramarin donné.

Actu-Juridique : Le ministre a-t-il d’ores et déjà annoncé un plan d’action ou quelque chose d’équivalent ?

PL : Je sais que le garde des Sceaux s’est intéressé à plusieurs de mes propositions. Il m’a été indiqué qu’il fera un certain nombre d’annonces sur lesquelles je n’ai aucune information. Je pense qu’il devrait y avoir un plan d’action pour la justice en outre-mer qui en a bien besoin, sachant que les situations des juridictions ultramarines ne sont pas les mêmes. Ce serait une grave erreur que d’avoir une approche uniforme pour l’outre-mer alors que chacun des territoires appelle au contraire une approche et des réponses propres et adaptées aux problématiques qui s’y posent. Coller à la réalité du terrain c’est ce qui doit guider la politique de la justice en outre-mer. S’adapter à ces réalités multiformes exige des réponses inédites et parfois disruptives car on confond souvent en outre-mer égalité et uniformité. À force de rechercher une uniformité dans l’application de l’égalité on aboutit à des égalités inversées qui sont des inégalités. C’est pour cela que je plaide pour que le regard constitutionnel à l’égard de l’outre-mer change de paradigme, de focale. Les Ultramarins vivent dans des bassins de vie qui sont radicalement différents des hexagonaux. Or, il est évident que les personnes sont forgées dans leurs actions et dans leurs pensées par l’environnement dans lequel elles évoluent. Or, pour moi, tout système juridique n’a de pertinence et n’inspire la confiance que s’il répond aux doléances sociétales. Il s’agit en fait d’apporter des réponses concrètes à des questions touchant au sens large la citoyenneté.

 

(1) Lire les 18 propositions pour sauver la justice Ultramarine :

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? avec les propositions d’organisation d’états généraux de la justice outre-mer et les propositions n° 1 et 2.

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? avec les propositions n° 3 à 8.

Une justice ultramarine en état de grande fragilité : que faire après le rapport Sauvé ? avec les propositions n° 9 à 18.

 

 

 

 

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