Petit inventaire subjectif des palais de justice les plus « moches » de France
Un concours des plus beaux palais de justice a été lancé récemment sur Twitter. Nicolas Drancourt, avocat au barreau de Lille, a eu l’idée d’en lancer un deuxième consacré aux « palais moches ». Il en commente ici avec humour les résultats tout en dressant un portrait féroce des choix architecturaux parfois discutables en la matière…
La beauté est une dictature de tous les instants, d’autant plus terrible qu’elle est inconstante et que chacun à sa propre définition du beau.
Les hommes et femmes de justice de Paris viennent d’en faire l’expérience, en passant des ors de la République, sur l’ile de la Cité, à une abomination architecturale, fruit des amours interdits de Godzilla et d’un vitrier fou, le nouveau palais des Batignolles.
Alors, qu’est-ce qu’un beau Palais de justice ? Et, à l’inverse, qu’est-ce qu’un Palais moche ?
Twitter étant une mine d’idées biscornues, c’est très naturellement là que se sont organisés deux concours pour répondre à ces épineuses questions, avec toute l’objectivité propre aux membres de cet estimable puit de l’enfer.
Concernant les moches qui seuls ici nous intéressent, il faut bien avouer que les ministères de la justice successifs se sont révélés extrêmement imaginatifs dans la diversité des horreurs construites pour leur compte, que ce soit sur la forme, le matériau, l’ergonomie ou l’étanchéité.
Trente-six concurrents entrèrent donc en lice ; et les votes tombèrent, écartant au premier tour assez vite les architectures banales et cubiques d’un tribunal judiciaire de Nanterre, les courbes des palais des îles et le kaiju[1]parisien.
A l’occasion du deuxième tour, on vit les généreuses mochetés demeurées en lice se répartir en un certain nombre de groupes identifiés.
Dans la catégorie charmes de l’Est : Créteil, Nancy et Lille
Le premier est le syndrome « charmes de l’Est », qui rassemble notamment tous les édifices rendant hommage au communisme joyeux et champêtre des années 50. Ils se caractérisent par un amour immodéré du béton armé, une ressemblance troublante avec certains monuments aux morts et un goût prononcé pour les angles brutaux. Créteil, Nancy et Lille en sont des exemples parfaits.
Le deuxième groupe est le « bâtiment administratif français », forme mutagène propre à de multiples constructions censées abriter les courageux fonctionnaires de notre pays. Leur conception repose sur une absence totale d’imagination, un design cubique, une isolation aléatoire et une façon bien à eux de ne pas dire bienvenue aux visiteurs. Les tribunaux administratifs de Nice ou Lyon ou les Tribunaux judiciaires de Villefranche-sur-Saône et de Lyon (encore) adhèrent à ce groupe.
Le troisième groupe est le « bien tenté, mais raté », une bien belle tradition française qui vise à faire quelque chose de nouveau, d’innovant et à se rater totalement sur la réalisation, surtout sur la partie hors-eau. S’y nichent de magnifiques plantages comme les tribunaux judiciaires de Pontoise, du Mans, de Clermont-Ferrand, de Bordeaux ainsi que notre favori à tous, Bobigny, alias Boboche.
Enfin, le quatrième groupe rassemble les « Monstres », des abominations qui émergent dans le brouillard matinal et qui stoppent le justiciable sur place, pour lui laisser une chance de faire demi-tour. Ils sont, très certainement, des portes vers une forme d’enfer judiciaire. Ici se présentent les TJ de Mont-de-Marsan, de Senlis ou d’Evry.
Même un palais hideux suscite la passion…
C’est étonnant, mais même un Palais hideux suscite de la passion, de l’engouement et d’aucuns défendent, vantent avec acharnement la laideur du leur. Ils appellent à voter pour lui, à lui faire franchir les stades qui le séparent du rang de Palais le plus hideux de France.
Notre pays, qui a vu naître le centre Pompidou, Gainsbourg et le bouledogue français, sait donc donner sa chance aux produits les improbables, même s’ils sont des tribunaux.
Il y a une affection réelle pour un Palais qui a laissé les plus élémentaires normes incendie loin derrière lui et dont l’effondrement constituerait un progrès architectural.
C’est un amour que tous partagent pour le raté sympathique ou glorieux, incapable de finir une course autrement que dernier, mais avec la manière.
On peut aimer un Palais moche, mais il faut qu’il y mette les formes, que diable !
Les quatre cavaliers de l’apocalypse
Le deuxième tour a été sans pitié, il a vu tomber des champions déclarés, tels que Boboche, Lille ou Dijon. Plus de demi-mesure à l’issue de ce tour, à l’aube de la demi-finale, ce sont quatre cavaliers qui s’avancent, deux par deux.
Ceux qui le croisent sont frappés de terreur, il est supposé être la représentation d’un livre, symboliser la prééminence du droit du la force, mais tous ceux qui ont osé lever les yeux vers lui, dans la lueur blafarde du matin se sont dit que même les monuments de Corée du Nord ne sont pas aussi intimidants. Il est le dernier représentant de la ceinture des Palais de béton de la banlieue parisienne, il est le cavalier de la Guerre, le tribunal judiciaire de Créteil.
Face à lui se dresse, enfin, essaie de se redresser, un véritable survivant, un rescapé de l’arrêté de péril, un tribunal qui parvient à jongler entre le cancer du béton, les fissures structurelles et les remontées capillaires. Il a abandonné toutes les normes sanitaires d’accueil du public depuis longtemps et d’aucuns murmurent que le COVID-19 s’en est échappé. Il est le cavalier de la Pestilence, le tribunal judiciaire de Mont-de-Marsan.
« L’union d’une table basse et d’un malaxeur à ciment devenu fou »
Le second combat n’est pas moins brutal, venu d’un lieu que l’esprit de Valéry Giscard D’Estaing hante encore depuis sa mort[2] brutale en 1981. Il est dit que le soir, alors que les dernières chandelles sont couvertes, on entend encore murmurer sa complainte « Au revoiiiirrrr », effrayant les enfants jusque dans leurs lits. L’indigence de son architecture le fait ressembler à un lycée-orphelinat construit aux temps les plus durs du communisme en Albanie. Il est le tribunal du manque, le cavalier de la Famine, le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand.
Il va devoir affronter l’horreur des campagnes de l’Oise, la juridiction cernée par deux cimetières, l’union d’une table basse et d’un malaxeur à ciment devenu fou. Conçu pour résister au conflit final de la guerre froide, il peut encaisser sans broncher une frappe nucléaire de plein fouet. Son nom s’efface dans les limbes de l’histoire et les rigueurs du temps au nord de Paris, il est celui qui nous enterrera tous, après nous avoir consciencieusement mâchouillés. C’est le cavalier de la Mort[3], le Tribunal judiciaire de Senlis.
Les cavaliers sont assemblés et l’apocalypse peut débuter. Las ! Créteil et Clermont-Ferrand ont succombé. Le monolithe cristolien fut probablement achevé par une infection fulgurante, à moins que l’amiante dont il est perclus et qui empoisonne doucement ses habitants n’ait eu raison de lui. Le courageux lycée albanais a été solidaire de son équipe de rugby et perd en demi-finale pour ne pas lui faire d’ombre, mais que ses fans soient rassurés, il n’a jamais eu aucune chance de l’emporter.
Et le gagnant est…
C’est ainsi que s’affrontèrent au dernier tour les deux fiers représentants du groupe des « Monstres » : Mont-de-Marsan et Senlis.
Le premier en est devenu un, car il est l’image vivante de la justice en France, une absence totale d’entretien à deux doigts de l’arrêté de péril, suppléée par le sacrifice des gens de justice, chaque jour passé étant un répit avant l’effondrement total.
Le second en était un dès l’origine, sosie d’une table basse des années 80, il donne toute sa saveur à l’expression brut de décoffrage et le fait qu’il soit achevé presque en même temps que le siège du parti communiste français à Paris est sûrement une coïncidence.
Au terme d’une lutte sans merci, Senlis l’a emporté, alors que probablement une personne sur dix[4] sait placer la ville sur la carte. Ce n’est pas par défaut, pas parce que les votants ont écarté les autres mochetés ou ont cherché l’humiliation. Il a été choisi, parce qu’au-delà de l’appréciation totalement subjective et d’une mauvaise foi sans bornes de l’auteur du concours, il existe une vraie affection pour le moche, fusse-t-il un tribunal.
Esprit de clocher, attachement sincère, syndrome de Stockholm, les trois réunis ? On peut aimer son palais moche, non pas pour ses défauts architecturaux, mais pour ce qu’il vient à représenter, ce qu’il évoque, ce qu’il réveille en chacun d’entre nous, que nous soyons des gens de justice ou des moldus.
Il peut avoir été le premier palais, comme cette première voiture, un exemple rouillant de la nocivité des gaz d’échappement, mais synonyme d’épopées fantastiques.
Celui d’un événement précieux, qui fait que même les épais murs de béton armés de ce Palais, n’ont pu empêcher cette lumière, cette chaleur de vous inonder. Celui d’une vie, parce que pour moche qu’il était, il était le nôtre, celui de nos habitudes, de nos coups de gueule, de nos bonheurs, de nos tristesses, du café au sortir d’une salle ou de la clope à la suspension d’audience.
Alors aimons nos Palais !
[1] « Bête étrange » ou « bête mystérieuse » en japonais, le terme vise particulièrement les monstres géants des films japonais et certains hommes politiques français.
[2] Politique, la mort
[3] Qui est de sexe masculin, comme de grands auteurs le rappellent à juste titre.
[4] Oui, je suis optimiste, et alors ?
Référence : AJU67564