Tribune des 3000 : « J’ai pu enchaîner jusqu’à 24 jours de travail non-stop » témoigne une magistrate du parquet

Publié le 10/12/2021

Suite à la publication de la tribune des 3000 le 23 novembre dernier, les témoignages de magistrats sur l’état de l’institution continuent d’affluer. Nous publions aujourd’hui celui d’une magistrate du parquet qui raconte son quotidien épuisant dans une petite juridiction. Il nous a été transmis par l’Union syndicale des magistrats. 

Tribune des 3000 : "J'ai pu enchaîner jusqu'à 24 jours de travail non-stop" témoigne une magistrate du parquet
Photo : @AdobeStock/Dom

« Ecrire ce que j’ai traversé au cours des derniers mois est important pour moi, afin qu’enfin notre ministère comprenne que le droit du travail s’applique également à lui.

J’ai obtenu mon premier poste dans une juridiction appartenant au groupe 4 ; ces petites juridictions dont on parle peu. Peu de magistrats, peu de personnel de greffe et donc peu de poids dans l’opinion publique ou auprès des chefs de cour. Et pourtant, le moindre poste vacant, la moindre personne absente pour congé maternité, congé maladie ou autre motif a un impact considérable. En effet, dans une juridiction où il n’y a qu’un juge d’instruction, que deux ou trois parquetiers, un unique greffier pour les audiences correctionnelles, une absence et notre charge de travail s’en trouve vite doublée. Dans un parquet à deux ou trois, lorsque l’un est absent, l’autre doit assurer H24 la permanence, prendre les audiences, gérer les problèmes administratifs, les réunions… seul.

Une charge croissante de travail

Au cours de mes trois années de fonction dans cette juridiction, j’ai constaté une charge croissante de travail. En trois ans, la politique pénale nationale en matière de lutte contre les violences intrafamiliales (que je ne critique pas car en effet les mesures mises en place viennent au secours de nombre de victimes et leur permet de sortir plus facilement du silence) a accru le nombre de défèrements. Or, dans un petit parquet, il n’y a pas de greffier assistant le parquetier de permanence. Il faut soi-même préparer les procès-verbaux, prévenir avocat, association d’aide aux victimes, juge d’application des peines, juge des libertés et de la détention, requérir l’association réalisant l’enquête sociale rapide. Alors passer de un défèrement par jour à deux voire trois, c’est rapidement très prenant. Et qui dit plus de défèrements dit plus d’audiences de comparution immédiate, tout en continuant à assurer la permanence à côté puis après l’audience ; d’où des journées très denses, très longues. A côté de cela, il a fallu ingurgiter une réforme du droit de la peine, faire face à la réorientation des procédures à cause du confinement et autres réformes.

Alors que l’on devrait être de permanence une semaine sur deux, et ne faire presque que cela, on est obligé régulièrement d’assurer la permanence H24 mais aussi les audiences, l’autre magistrat étant en congé, en réunion, en formation.

Combien de fois ai-je du tenir la permanence tout en assurant huit heures d’audience à la suite ; puis une fois l’audience terminée à 21h, finir de traiter les gardes à vue en cours, préparer le défèrement du lendemain, répondre aux mails de la permanence.

La réalité est que j’ai pu enchaîner jusqu’à 24 jours de travail non-stop. Point de repos compensateur, point de repos hebdomadaire de 35 heures consécutives comme le prévoit la loi. Rien. Pendant les périodes de « service allégé » (les vacances), une audience de comparution immédiate peut être organisée tous les jours si besoin, afin de ne pas solliciter le juge des libertés et de la détention. Il est alors impossible de s’organiser, de prévoir un temps personnel le soir, de voir sa famille.

Un jour, mon corps a lâché

Alors un jour, ce dont mes proches n’arrêtaient pas de m’avertir face à ma fatigue croissante, à un stress démesuré, est arrivé. Burn out… Mon corps m’a lâché. Au départ, il y a eu de premiers courts arrêts de travail mais la culpabilité d’accroître la charge de travail de mes collègues faisait que j’en ai refusé, malgré la volonté répétée de mon médecin de m’arrêter face à mon état d’épuisement. Alors mon corps m’a dit stop. S’en est suivi un long arrêt.

Et là, à mon retour, rien. Rien n’avait été fait. Pas de réunion du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), pas d’entretien avec mes supérieurs hiérarchiques à ce sujet, pas de réflexion organisée sur les failles dans l’organisation de la juridiction. Tout a continué comme si de rien n’était. J’ai ressenti beaucoup de colère et j’ai compris que dans la justice, alors que nous faisons face à l’humain au quotidien, nous magistrats, greffiers, nous ne sommes pas vus ainsi. Ce que j’ai vécu, comme nombre d’autres collègues (petit à petit les langues se délient et on ose dire être victime d’épuisement, de burn out), aurait dans une société privée fait l’objet d’une visite de l’inspection du travail, de Retex, voir même aurait pu conduire l’employeur devant le conseil des prud’hommes. Moi je n’ai même pas pu voir le médecin de la cour car, soi-disant, ce que j’avais vécu n’en méritait pas la peine.

« Je fais souvent les 35 heures en trois jours »

Non, au sein de notre ministère, on vous fera croire que vous n’êtes pas assez forte et on préfèrera ne pas interroger notre mode de fonctionnement. Si vous avez besoin de vous dégager du temps de cabinet pour régler un dossier conséquent, avec multiples détenus, on vous dira qu’il faut vous débrouiller. Traduisez : travailler le soir, les week-ends et pendant ses congés.

N’oublions pas de parler des congés ! Je n’ai jamais réussi à poser l’ensemble de mes congés et RTT. En effet, à deux ou trois dans un parquet, il est difficile de poser des jours hors période scolaire car le collègue doit sinon tout assurer. On a même pu me dire qu’il était préférable que je n’en pose pas car il y avait beaucoup d’activité en ce moment.

Quant aux horaires de travail, même si je ne compte pas mes heures, même si je travaille régulièrement le soir chez moi et le week-end, que je fais souvent les 35 heures en trois jours, le jour où j’aurai le malheur de partir tôt du tribunal, j’aurai droit à une réflexion.

Alors quand je vois ce qui est arrivé à notre collègue Charlotte, quand je vois le nombre de signatures de la tribune, la colère se fait plus vive car ce que j’ai vécu se rappelle à moi ».

 

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