« Un avocat n’est pas fait pour défendre une télévision »

Publié le 03/01/2020

Nombre d’avocats et de magistrats sont vent debout contre la généralisation de la visioconférence. Ils ont toutefois des difficultés à faire comprendre en quoi ce qui apparait en première analyse comme un progrès technologique et une mesure de « bon usage des deniers publics » peut s’avérer déshumanisant et donc contraire aux exigences d’un procès juste et équitable.  Michèle Bauer, avocate à Bordeaux, relate ici les multiples problèmes soulevés par cette technologie lors d’une audience ordinaire. 

Audience du nouveau monde, celui de la justice 2.0, au Palais de justice, 8h45 : Les acteurs : trois conseillers à la Cour, l’avocat général, l’avocat du détenu et un écran de télévision allumé, ou plutôt le détenu qui comparait en visioconférence.  Pour l’instant, l’écran diffuse une image statique : une table avec une chaise et un cache misère, un rideau noir qui laisse deviner les couloirs sales de la prison. Le détenu s’installe, penche la tête en avant en plissant les yeux comme pour mieux les magistrats mais aussi son avocate qu’il n’a jamais rencontrée.  Il m’a demandé d’intervenir au pied levé, je n’ai pas eu le temps d’aller le visiter à la maison d’arrêt, il fallait rédiger le mémoire devant la cour pour contester le rejet de sa demande de mise en liberté et le déposer la veille de l’audience avant la fermeture du greffe, à 17h. Un mémoire à « l’ancienne » en deux exemplaires originaux avec une signature à la plume.

« Hein, quoi, qu’est-ce qui se passe ? »

« J’vous entends pas M’dme, attendez, je vais voir avec les gardiens pour pouvoir vous entendre… »

Le détenu sort du champ, je ne le vois plus, ça commence bien, la Cour m’a accordé 5 minutes mais pas plus, pour un entretien confidentiel avec lui.

« Pas plus car vous comprenez, Maître l’audience est chargée, vous voulez quand même maintenir l’audience, vous ne voulez pas vous désister ? »

Sur ces cinq minutes, en voilà déjà une de perdue à trouver le bouton pour allumer le micro.

« Vous m’entendez ? »

« Ah oui », répond mon client d’un air soulagé avec une expression du visage que je distingue à peine.

« Nous n’avons pas beaucoup de temps, la Cour m’a accordé 5 minutes ».

« Hein, quoi, qu’est-ce qui se passe ? »

« Je vous disais… » (en prononçant ces mots je ne peux m’empêcher à la marionnette de Chirac dans les Guignols de l’Info criant à Giscard en articulant à outrance : « le Monsieur te demande… »).

« Ok Maître, ça y est je vous entends, alors je voulais vous dire que pour mon dossier … »

« Je vous arrête Monsieur, nous parlerons des faits et de votre dossier la semaine prochaine, je viendrai vous voir à la maison d’arrêt ; nous n’avons que quelques minutes, je dois vous expliquer comment se passera l’audience, ce que je vais dire pour votre demande de mise en liberté et les chances de succès… »

« Ah ok, je vais sortir Maître, non ? »

Quatre minutes ont passé, la Cour ne va pas tarder, j’écoute à peine ce détenu inquiet pour son sort ; dès le début de notre entretien je l’ai prévenu que les chances de succès de notre appel étaient quasiment nulles.  Il ne m’a pas entendue ou peut-être ne m’a-t-il pas écoutée ; peut-être aussi me suis-je transformée en un robot qui débite son texte devant un écran de télévision.

J’entends du bruit, j’écourte sèchement.

« Monsieur, la Cour revient, nous devons arrêter cet entretien, je viendrais vous visiter la semaine prochaine. »

« Hein, quoi… » répond mon client ébahi, ne comprenant pas, et surtout n’ayant pas encore dans son champ de vision le Président et les deux conseillers. L’audience reprend.

«Monsieur X, vous êtes né le …,… vous avez interjeté appel de l’ordonnance de rejet de votre demande de mise en liberté, je vous rappelle brièvement les faits … »

« Le détenu est là, dans sa cage de verre cathodique »

J’écoute ce résumé orienté du dossier en jetant  un œil sur mon client, qui écoute lui aussi, la bouche ouverte, laissant apparaître parfois des signes d’incompréhension.  Que voit-il ? Seulement le président en gros plan, ou bien en plan large avec les conseillers ? Je scrute la caméra et me dis qu’il me voit de profil, pas le meilleur…Je reste debout et me mets quelques fois de face pour qu’il puisse me voir entièrement. N’ayant pas la possibilité de m’approcher physiquement de lui, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour lui signifier ma présence et mon intérêt. L’avocat général a la parole, il tient dans sa main l’ordonnance de rejet de la demande de mise en liberté. J’ignore si le détenu peut voir ce document.

« L’ordonnance sera confirmée », dit-il après avoir lu la motivation de celle-ci.

« Maître, vous avez la parole », clame le Président.

Je suis déjà debout et je débute ma plaidoirie. L’absence physique de la personne que je défends crée un vide sur ma droite. Je m’étais promis de regarder la caméra et l’écran de télévision pour tenter de corriger ce déséquilibre, mais instinctivement mon regard et mon corps tout entier se tournent vers la cour et l’avocat général.

Le détenu est là pourtant dans cette cage de verre cathodique allumée. Mais cet écran froid se fond parmi les toiles de maîtres qui ornent le mur de la salle d’audience.

Au moment où je propose une caution, le regard du président se charge de réprobation ; le détenu l’a-t-il aperçu, ce regard, depuis sa cage télé ? …Lorsque je parle de ses enfants, je pense à tourner les yeux vers la caméra. Il a la même position qu’au début de l’audience, à croire que l’écran s’est mis sur pause, bouche ouverte, tête en avant, yeux plissés essayant de comprendre ce qui se passe.

Je termine ma plaidoirie sur l’importance du respect de la présomption d’innocence. Je pense à ce moment là que j’aurai dû plaider le respect des droits de la défense et d’une bonne défense… Un avocat n’est pas fait pour défendre une télévision.

« C’est déjà fini ? »

Je n’ai pas le temps d’ajouter un autre mot, la Cour interpelle le détenu dans sa cage télé :

« Vous avez entendu ce que votre avocat a dit, avez-vous quelque chose à ajouter ? »

« Oui, je voulais dire que pour mon dossier, c’est pas moi….Madame le juge, enfin non pardon, Monsieur »

Le Président reprend:  « Oui, Monsieur, en effet ».

De là où il est, le détenu ne semble même pas distinguer s’il est jugé par un Président homme ou femme ; il est vrai qu’il y a une femme  parmi les conseillers, peut-être ne distingue-t-il pas qui prend la parole. A moins qu’il ne soit si désorienté par cette audience à distance qu’il en perde tous ses repères.

« Bon, bien, le délibéré sera rendu le 2 janvier 2020 »

Au prononcé de cette phrase, je prends mes affaires et je sors du champ pour me diriger vers la sortie. Je m’aperçois que j’étais en train de quitter la salle sans dire au revoir à cet homme que je venais de défendre, enfermé si loin, dans sa cage télé. C’est alors que j’entends « C’est tout, ça y est, c’est déjà fini ? »

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