Crise sanitaire : le jugement sans audience est-il conforme à la Constitution ?
Lors de sa séance du 12 novembre, le Conseil constitutionnel a examiné la question de savoir si l’article 8 de l’ordonnance du 25 mars 2020 prévoyant la procédure du jugement sans audience – et sans l’accord des parties – dans les procédures d’urgence est conforme ou non à la Constitution. Réponse la semaine prochaine.
Souvent les questions de droits de la défense et de libertés publiques émergent dans le cadre d’affaires pénales. Mais pas uniquement. C’est à l’occasion ici d’une procédure commerciale que la question de la conformité à la Constitution du jugement sans audience a été soulevée. La SAS lyonnaise Getzner France contre laquelle le tribunal de commerce, saisi dans le cadre d’un litige de concurrence déloyale, avait autorisé son adversaire à assigner à jour fixe à l’issue d’un référé sans audience le 6 mai dernier, a soulevé pour sa défense une QPC contestant le recours au jugement sans audience. Le tribunal a accepté de la transmettre et la Cour de cassation, dans une décision du 24 septembre a décidé de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
La QPC est ainsi rédigée : « L’article 8 alinéa 1 de l’ordonnance 2020-304 du 25 mars 2020 est-il conforme à la Constitution au regard du préambule de la Constitution et particulièrement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de l’article 55 de la Constitution éclairé par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ? ».
Sans audience et sans accord des parties
De quoi s’agit-il précisément ?
Sur fond de crise sanitaire et dans l’objectif que les gens se déplacent le moins possible, l’ordonnance prévoit en son article 8 que dans les dossiers où les parties sont représentées ou assistées par un avocat, le juge peut décider à tout moment de la procédure qu’elle se déroulera sans audience. Les parties ont 15 jours pour s’y opposer. Dans le cas des procédures d’urgence, il peut être recouru au jugement sans audience sans l’accord des parties.
L’affaire ayant donné lieu au recours relevait de la seconde hypothèse.
Pour la société demanderesse, Me François Vaccaro a fait observer ce jeudi devant le Conseil constitutionnel que l’on passait du jugement sans audience avec l’accord des parties, au jugement sans audience sans opposition de celles-ci, puis sans leur accord. Dans ce dernier cas selon lui, « on franchit le rubicon ». L’avocat dénonce une fragilisation de la notion d’audience et estime que « c’est une nécessité, presque un devoir » de la défendre. Il ne peut y avoir de justice sans que la défense ait été présentée dans tout ce qui fait la dimension de l’homme et cette dimension c’est l’écrit mais aussi la parole. Que serait un poème si on ne pouvait le déclamer ? interroge l’avocat.
Un premier échec devant le Conseil d’Etat
Le problème c’est que la disposition a déjà été critiquée sans succès devant le Conseil d’état. Dans son ordonnance du 10 avril dernier, la haute juridiction administrative constate s’agissant de la demande de suspension de l’article 8 de l’ordonnance du 25 mars :
« L’article 8 de l’ordonnance contestée n’a ce faisant pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants, alors que, ainsi qu’il a été dit, les exigences de la lutte contre l’épidémie de covid-19 imposent de faire échec à la propagation du virus et de limiter, autant que faire se peut, les contacts entre les personnes, et que cette disposition vise à faciliter une continuité de l’activité des juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale dans le respect des consignes de distanciation sociale ».
Ce recours avait été intenté par le Syndicat des avocats de France (SAF) et le Syndicat de la magistrature. Ils reviennent à la charge devant le Conseil constitutionnel. Leur avocat commun Me David van der Vlist commence par ministre l’importance de ce premier revers : il s’agissait d’examiner en 48 heures une allégation d’atteinte manifestement illégale à un droit fondamental, quand ici la question posée est de savoir si c’est constitutionnel ou pas.
L’audience a une valeur démocratique
L’avocat rappelle ensuite aux membres du Conseil constitutionnel que l’audience revêt trois missions fondamentales :
*C’est d’abord un important moment de justice où les avocats et les parties rencontrent le juge et où il se passe beaucoup de choses;
*C’est ensuite un moment démocratique car c’est celui où l’on peut observer comment la justice est rendue au nom du peuple français;
*C’est enfin un moment important d’un point de vue social et psychologique où les personnes peuvent parler au juge et être entendues par lui.
La position du SAF et du SM qu’il représente est modérée. Elle ne consiste pas à s’opposer au jugement sans audience mais à faire reconnaître que cette procédure n’est admissible que si aucune solution, y compris en mode dégradé de visioconférence, n’est possible, et à la condition expresse d’avoir obtenu l’accord des parties.
« Votre décision ne sera pas que pour l’histoire, a-t-il conclu, – ces dispositions ont cessé avec la fin de l’état d’urgence – car de nouvelles ordonnances sont dans les tuyaux ». Comprendre que les deux syndicats voudraient faire acter par le Conseil constitutionnel pour l’avenir que le jugement sans audience doit demeurer l’exception et de toute façon être conditionné par l’accord des parties.
Vers un principe constitutionnel de présence à l’audience ?
L’avocat du barreau de Paris – également partie à la procédure – a souligné pour sa part que l’article 8 ne visait à protéger ni le juge, ni les parties, aucun motif de la sorte n’étant invoqué, mais relevait en réalité de la faculté de se dispenser de l’audience sans aucun contrôle. Il a demandé que l’on définisse en conséquence un principe constitutionnel de présence à l’audience et de droit d’être entendu.
En réponse, le représentant du premier ministre a fait valoir le contexte général de crise sanitaire. Plus précisément s’agissant du jugement sans audience, il a souligné que les parties pouvaient toujours s’y opposer, sauf en effet dans les procédures d’urgence, mais précisément parce que celles-ci justifiaient cette exception. En tout état de cause, les décisions sont toujours susceptibles de recours et ce régime n’intervenait que sur une période de temps limitée.
Au terme de l’audience, qui n’aura duré en tout qu’un peu moins d’un heure trente, le Conseil constitutionnel a annoncé qu’il rendrait sa décision la semaine prochaine, sans plus de précision.
Un affaire de moyens
Il y a fort à parier que sa position sera attendue avec impatience par les avocats et les magistrats. D’abord parce que la crise sanitaire qui repart de plus belle remet le sujet d’actualité. Ensuite, parce que au-delà de l’épidémie, il existe un facteur de pression en faveur du développement du jugement sans audience bien plus profond et durable que la covid-19, c’est le manque de moyens. Face aux montagnes de dossiers qui s’amoncellent, la tentation est forte d’économiser le temps de l’audience pour « vider les stocks ». C’est sans doute cela, l’enjeu le plus important de la décision à venir. D’ailleurs, le jugement sans audience n’est pas né de la crise sanitaire, il figure déjà dans la réforme de la justice portée par Nicole Belloubet. En ce sens, la crise ne joue qu’un rôle d’accélérateur d’une tendance que magistrats et avocats ont à coeur d’empêcher de déraper.
Lire aussi à ce sujet l’interview de Me Olivier Bluche, avocat au barreau de Paris, associé du cabinet Reinhart-Marville-Torr « On est en train de priver les justiciables français de leur droit au procès ».
Référence : AJU81974