« Les droits fondamentaux, tels qu’invoqués aujourd’hui, affaiblissent la démocratie »
Le droit menacerait-il la démocratie ? C’est la thèse iconoclaste que défend Bertrand Mathieu, président émérite de l’Association française de droit constitutionnel et Professeur à l’université de Panthéon-Sorbonne (Paris 1) dans son dernier ouvrage (NDLR : Le droit contre la démocratie, LGDJ, Forum, 304 p.). Pour les Petites Affiches, il revient sur la génèse de ce livre et développe l’idée selon laquelle la perte de pouvoir des politiques conjuguée à l’essor des droits fondamentaux menacent l’existence du collectif, socle du système démocratique. Entretien.
LPA – Quelle est l’origine de votre projet de livre ?
Bertrand Mathieu – Depuis plusieurs années, je suis sollicité régulièrement pour analyser la crise de la démocratie, devenue un constat récurrent. J’ai donc voulu comprendre les raisons des dysfonctionnements profonds de ce système. Il fallait, pour cela, revenir dans un premier temps à sa définition même, afin de comprendre, ensuite, de quelle manière nous nous en étions éloignés. Aujourd’hui, on a tendance à qualifier de démocratie ce qui nous apparaît être un bon gouvernement. Dans la signification actuelle, ce qui est démocratique c’est ce qui est bien. Par voie de conséquence, si vous dites que l’Union européenne n’est pas un ordre juridique démocratique, on en déduit que vous êtes contre l’Europe. Le mot s’est coloré d’une forte connotation positive, mais s’est peu à peu vidé de son sens originel. Si l’on se réfère à sa définition classique, la démocratie n’est pourtant rien d’autre qu’un mode de légitimation du pouvoir fondé sur la souveraineté du peuple et exercé, pour des raisons pratiques, par le biais de la représentation. Ce système ne fonctionne que dans une société politique, société qui implique l’existence d’un peuple, c’est-à-dire d’un territoire et de valeurs communes.
LPA – Quelles sont les raisons de cette crise ?
B. M. – Cette crise de la démocratie est le résultat d’un double mouvement. Le premier est la perte de pouvoir de nos dirigeants et élus, censés être les représentants du peuple, au profit de pouvoirs économiques et juridictionnels ou d’instances supranationales. Le second est la désagrégation de la société politique qui s’opère par fragmentation de l’intérêt collectif et une hypertrophie des droits individuels. En ce sens, le droit, et particulièrement les droits fondamentaux tels qu’ils sont conçus aujourd’hui, peuvent aller à l’encontre de l’idée démocratique.
LPA – Quel est donc ce droit qui menace la démocratie, comme le sous-entend votre titre ?
B. M. – Je ne suis pas opposé aux droits fondamentaux, dont certains sont bien évidemment une condition d’exercice de la démocratie et qui, de manière générale, sont une condition d’exercice d’un pouvoir libéral, c’est-à-dire modéré. Je constate cependant que la conception de ces droits a évolué et cette évolution contribue à affaiblir le collectif. Les droits fondamentaux ont, à l’origine, été pensés pour protéger le citoyen de l’oppression qui peut résulter de l’exercice du pouvoir politique. Aujourd’hui, les droits fondamentaux ne sont plus essentiellement invoqués dans ce sens, mais se traduisent par la revendication de faire du désir individuel de chacun une règle de vie commune. Prenons l’exemple de l’état civil : on estime aujourd’hui que chacun doit pouvoir choisir le sexe qu’il souhaite et qu’il s’agit là d’un droit fondamental. Cette évolution conduit à faire passer le désir de chacun avant les exigences de la vie en commun. C’est une source de désagrégation sociale, de décomposition du collectif. Ce vide laisse logiquement place à une recomposition autour de communautés, car l’homme est un être social. Nous assistons donc à l’émergence de micro-sociétés qui se forment autour de la religion, de l’orientation sexuelle, ou du genre… Notre société tend ainsi à se décomposer en petites sociétés, et cela rend impossible la formulation d’un intérêt général, susceptible de s’imposer aux intérêts individuels ou communautaires. La détermination de l’intérêt général est pourtant au cœur même de la démocratie, elle en constitue l’objet.
LPA – Les droits fondamentaux auraient-ils évolué ?
B. M. – Si vous prenez les droits fondamentaux classiques, vous verrez qu’ils concernent le droit d’aller et venir, de manifester, de s’exprimer… Encore une fois, ils ont été conçus pour protéger du pouvoir. Aujourd’hui, l’individu demande à la société de reconnaître comme norme ce qui n’est que son désir. Au nom des droits fondamentaux, on exige aujourd’hui de l’État qu’il soit presque exclusivement prestataire de services en fonction de nos désirs individuels – je fais par exemple référence au droit à l’enfant, au droit de ne pas vivre, ou au droit de maîtriser son état civil. C’est l’une des manifestations du délitement de la frontière entre la vie privée et la vie publique. On retrouve cette logique chez les partisans de la « discrimination positive ». L’égalité définie par la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1989 est une égalité abstraite. On reconnaît les mêmes droits aux hommes, quelles que soient leurs particularités. La discrimination positive, c’est l’inverse de cela, puisque cela revient à reconnaître des droits non pas aux hommes en général, mais aux hommes en tant qu’ils appartiennent à des communautés, à des minorités. C’est un glissement très important.
LPA – Comment s’est fait ce glissement ? Les textes ont-ils changé ?
B. M. – Les droits n’ont pas changé dans les textes, mais l’interprétation qu’en donne le juge change la conception des droits fondamentaux. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder l’évolution des décisions rendues par la CEDH depuis une quinzaine d’années. Ce glissement se fait progressivement, de manière symbolique et souvent ténue. Lorsqu’un premier président de la Cour de cassation dit que le rôle du juge est de faire respecter les droits fondamentaux, on peut difficilement lui donner tort. On peut néanmoins penser que le rôle premier du juge est de faire appliquer la loi, au sens large du terme en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale dans le respect de la constitution et des engagements internationaux.
LPA – Le juge serait donc responsable du délitement de la démocratie ?
B. M. – Il participe incontestablement à ce mouvement qui consiste à faire prévaloir les droits individuels sur l’intérêt général. Nous vivons dans un régime mixte, démocratique et libéral. Ces deux tendances sont antagonistes. La démocratie fait primer le collectif et le libéralisme les droits de l’individu. Maintenir un équilibre entre ces deux exigences est donc un exercice difficile. Le juge est davantage un représentant du système libéral que du système démocratique. Nous sommes actuellement dans un excès de libéralisme par rapport à l’élément démocratique. Il y a notamment un conflit de légitimité entre le pouvoir politique et celui du juge. Cette situation ne résulte pas que de la volonté du juge. Elle est aussi consécutive à une certaine abdication du pouvoir politique.
LPA – Cette méfiance envers le droit a de quoi surprendre. On a tendance, au contraire, à penser droit et démocratie comme allant de pair…
B. M. – Oui, et cela à juste titre. Les droits fondamentaux sont nés avec la démocratie, et ils font incontestablement partie des valeurs communes qui fondent nos sociétés. Certains droits fondamentaux, comme le droit à la liberté d’expression, sont même une condition de la démocratie. Je ne conteste pas l’importance des droits fondamentaux en eux-mêmes, je m’interroge simplement sur leur évolution. L’autre problème est que le droit se fabrique de plus en plus en dehors des instances démocratiques. Le pouvoir réside de plus en plus dans les institutions financières – la Troïka, le FMI… –, supranationales – la CJCE, la CEDH… –, les autorités administratives indépendantes, voire les organisations non gouvernementales. L’exemple de la Grèce est criant. Il ne s’agit plus réellement d’un pays souverain, puisqu’il est, de fait et pour les décisions économiques, gouverné par la Troïka, composée d’institutions financières internationales. De manière générale, cette situation est ressentie, au moins de manière implicite, par le peuple. Et cela menace au moins autant la démocratie que les droits fondamentaux des individus.
LPA – Vous estimez en revanche que les droits fondamentaux dits classiques tendent à se restreindre…
B. M. – Il est en effet préoccupant de voir la liberté d’expression, indispensable au fonctionnement d’une démocratie, être de plus en plus limitée. Le champ de la parole se restreint, comme le montre, notamment, l’augmentation, ces dernières années, des condamnations prononcées par les chambres spécialisées en droit de la presse sur la base d’un droit pénal de la presse et de la communication de plus en plus répressif. Il faut pourtant qu’il y ait débat pour que le peuple puisse faire un choix démocratique. Sinon, on risque fort d’aboutir à un totalitarisme mou.
LPA – Qu’entendez-vous par « totalitarisme mou » et en quoi ce danger nous guette-t-il ?
B. M. – Le totalitarisme se définit par la volonté de façonner la vision du monde des individus, de sorte que celle-ci soit uniforme. La conception quasi-religieuse des droits fondamentaux propre à notre époque nous fait tendre vers cela. Le principe de non-discrimination est devenu quasi absolu. Auparavant, on pouvait avoir l’opinion que l’on voulait d’une communauté ou d’une minorité. On n’avait, en revanche, pas le droit de discriminer ces communautés ou minorités. Aujourd’hui, l’usage du suffixe « phobe » interdit non seulement de discriminer, mais aussi de formuler certaines opinions. On voit aussi s’opérer une forme de réécriture de l’histoire qui est la marque du totalitarisme. Lorsque l’on parle de débaptiser les lycées qui s’appellent Colbert, on tend vers cela. Et ce totalitarisme s’exprime par le biais d’outils juridiques.
LPA – Quel futur se dessine selon vous ?
B. M. – Lorsque les mécanismes démocratiques n’existent plus que de manière formelle, deux solutions se dessinent. La première est la voie d’une démocratie non libérale, sur le modèle de ce qui existe aujourd’hui en Russie ou, dans une moindre mesure, en Hongrie. Ces régimes ont le problème inverse du nôtre, dans le sens où, eux, manquent de libéralisme quand nous manquons de démocratie. L’autre tentation est celle du régime oligarchique. Elle est beaucoup plus proche de nous. On considère que le peuple n’est plus apte à gérer une société devenue trop complexe et l’on transfère le pouvoir à un petit groupe d’experts ou de sachants. On voit cette logique émerger à travers la remise en cause des référendums, ou à travers le projet de démocratie participative, qui, hors d’une application à des questions spécifiques ou à des territoires particuliers, va à l’encontre de la démocratie classique, dans laquelle toutes les voix ont le même poids. Dans la démocratie participative interviennent principalement des lobbys, une oligarchie financière, militante, ou associative. Le pouvoir est aux mains de ceux qui savent et la France périphérique ne se trouve pas représentée.
LPA – La démocratie libérale demeure-t-elle un système souhaitable ?
B. M. – Oui. Si c’est un système aujourd’hui très fatigué, il a néanmoins donné les sociétés dans lesquelles il a été probablement le plus agréable de vivre. De mon point de vue, il convient donc de le protéger. Un processus démocratique ne peut exister que dans une société politique structurée par des aspirations communes. Il faut retrouver des valeurs communes. Lorsque l’Union européenne a essayé de se constituer comme société politique, à travers un projet de constitution, elle a mis en avant un certain nombre de valeurs, dont faisaient partie les droits individuels, certaines valeurs philosophiques, culturelles, religieuses. Le mot apparaissait plus de cinq fois dans le texte. Cela est tout sauf anodin. Un peuple se définit nécessairement par son histoire et ses valeurs.
LPA – Doit-on lire votre livre comme un réquisitoire contre le libéralisme sociétal ?
B. M. – Tous les discours aujourd’hui sont malheureusement interprétés à travers un prisme idéologique. Je cherche simplement, pour ma part, à faire un constat. Je montre que le système politique et social, les mécanismes de légitimation du pouvoir, évoluent et que l’on fait comme s’il n’en était rien. Derrière la permanence des mots s’opèrent des transformations profondes. Ce glissement s’opère en catimini, et aucun mécanisme ne vient remplacer le système démocratique qui s’étiole. On ne peut pas continuer à faire croire au peuple qu’il exerce un pouvoir à travers l’élection de représentants dont le pouvoir est de plus en plus faible. J’exprime avant tout une inquiétude face à cette situation de fait.