Paris (75)

Scandale du Charnier de Paris : se faire justice à soi-même !

Publié le 30/05/2023

Dans « Pardon Maman », Laurence Dezélée, 54 ans, offre un témoignage bouleversant sur ce qui est arrivé au corps de sa mère, porté au centre de conservation des corps de Paris-Descartes en 2017. Victime collatérale, souffrant de troubles post-traumatiques, elle décide par l’écriture de se rendre justice elle-même, et de rendre justice à sa mère.

 

Scandale du Charnier de Paris : se faire justice à soi-même !
Plon

« L’annonce de la découverte de ce charnier a bouleversé ma vie à jamais. Le chagrin me colle à la peau, je le porte en moi tous les jours. Je me sens donc libre de l’exprimer comme bon me semble sans avoir de comptes à rendre. Écrire a parfois été difficile tant l’émotion me submergeait. J’écrivais tout en pleurant et la rage commençait à s’emparer de moi. Ce que je croyais digéré ne l’était pas du tout. J’étais à nouveau en colère. Je suis repassée par des phases d’insomnies et j’ai recommencé à avoir des flashs qui surgissaient n’importe où, n’importe quand. Je revoyais des corps décharnés entassés dans les chambres froides ; les têtes alignées sur des étagères, bouches béantes et yeux révulsés ». C’est une épreuve de lire le témoignage de Laurence Dezélée dans « Pardon Maman pour ce qu’ils t’ont fait », publié aux Éditions Plon. L’autrice a perdu sa mère en 2015. Cette mère avait fait le choix de léguer son corps à la science. Elle avait préparé son départ, soigneusement sélectionné le Centre du don des corps (CDC) de l’université René Descartes, rue des Saints-Pères à Paris, la plus prestigieuse selon elle. Sa fille avait respecté son choix et l’avait accompagnée comme elle l’avait pu de sa chambre d’hôpital au camion censé l’amener à destination. Elle avait obtenu un petit adieu, sur le trottoir. On lui avait promis un courrier, pour la prévenir de la fin des manipulations sur le corps de sa mère, et du moment où elle pourrait se recueillir au jardin du souvenir où ses cendres seraient disséminées. Mais rien… C’est quatre ans plus tard, le 27 novembre 2019, que le monde de Laurence Dezélée s’écroule de nouveau.

L’hebdomadaire L’Express sort alors une enquête accablante sur le Centre du don des corps (CDC). Le cinquième étage du temple de la médecine en France, où sa mère avait été envoyée, relevait plus du charnier ou du film d’horreur, que d’un lieu de sépulture temporaire glacé, sentant le formol. En lieu et place de chambres froides propres et respectueuses pour les individus ayant légué leurs dépouilles à la science, expliquait la journaliste Anne Jouan, les corps gisaient les uns sur les autres sans réfrigération, rongés par les rats. « Lorsque je fais le lien avec maman, mon corps se met à trembler, comme si j’avais reçu une forte dose d’adrénaline (…) le mot « charnier » me percute de plein fouet. D’autres mots et bouts de phrases en rafale – un « bras décomposé », « des sacs-poubelles débordent de morceaux de chair » ou « une tête gît au sol » m’anéantissent. Je sens que tout s’emballe, qu’il faut que je me calme, mais impossible de redescendre sur terre ». La sophrologue décrit au début de son ouvrage un vertige dans lequel de nombreuses victimes collatérales de l’affaire du CDC se reconnaîtront. Et comme beaucoup, Laurence Dezélée va être dominée par une force nouvelle, celle d’obtenir justice. Elle va rejoindre une plainte collective et devenir vice-présidente de l’association Charnier Descartes, justice et dignité. Elle va se battre pour que toute la lumière soit faite sur le scandale qui a eu lieu pendant des années, et sous plusieurs ministres de la Santé, en plein cœur de Paris. Avec ce livre, elle se lance dans une initiative de réparation individuelle, et sans doute plus forte encore.

Car la justice est parfois très lente, voire partielle : « La mère de Laurence est morte deux fois, cet ouvrage veut éviter qu’elle ne meure une troisième fois par une recherche trop timide des responsabilités, par une justice qui donnerait l’impression de passer au lieu de passer réellement, en se hâtant trop lentement », fulmine Me Fabrice Di Vizio, avocat de l’autrice, qui signe aussi la préface de son ouvrage. En effet, en juillet 2020, suite à une plainte contre X de 72 familles de défunts pour « atteinte à l’intégrité d’un cadavre » auprès du parquet de Paris, une information judiciaire est ouverte pour « atteinte à l’intégrité du cadavre », une procédure qui annonce un procès et qui permet aux familles d’avoir accès au dossier… mais pas toutes les familles : la justice enquête sur des faits s’étalant entre le 30 novembre 2013 et le 8 juillet 2020. Avant cela, Paris Match estime qu’environ 20 000 personnes ont légué leur corps à la science entre 1988 et 2013. Les premières mises en examen sont arrivées relativement vite. En décembre 2020, un ancien préparateur, ayant exercé de 1975 à 2011, est mis en examen après que des ossements et des bijoux ont été découverts à son domicile. L’université de Paris, nouvelle entité issue de la fusion, en janvier 2020, de Paris-Descartes et Paris-Diderot, a été mise en examen le 15 avril 2021. C’est en juin dernier que Frédéric Dardel, président de Paris-Descartes de 2011 à 2019, est à son tour mis en examen – toujours pour « atteinte à l’intégrité physique des cadavres » – les enquêtes de nos confrères ayant démontré qu’il avait été averti à de nombreuses reprises, par son prédécesseur et par de nombreux audits et contrôles sanitaires, de la situation catastrophique du Centre.

En avril 2022, le décret n° 2022-719 du 27 avril 2022 est paru, précisant les modalités d’accueil et de transport des corps et crée un comité d’éthique, scientifique et pédagogique. Des avancées saluées par Laurence Dezélée dans son livre, qui continue de croire malgré tout que le don des corps à la science, pour la formation des médecins, reste un incontournable. En novembre dernier, la directrice du CDC, Dominique Hordé (v. Charnier à l’université Paris-Descartes : le droit et l’éthique protègent-ils les morts ?, par Anne-Laure Pineau), reconnue lanceuse d’alertes, a obtenu une victoire judiciaire dans son litige avec son employeur, l’université Paris Cité. Dans un jugement du tribunal administratif de Paris, l’établissement a été condamné à verser 15 000 euros à sa salariée en arrêt de travail pour « stress post-traumatique », puis considérée comme atteinte d’une « maladie professionnelle imputable au service », « en raison de l’insuffisance des mesures prises par le service pour assurer sa sécurité et sa protection au travail et des répercussions sur sa santé engendrées par cette situation ». Outre le « préjudice moral » subi par Dominique Hordé, le jugement constate les dérives et « dysfonctionnements » persistants au CDC. La preuve que l’espoir est toujours permis, même dans des affaires de scandales sanitaires ? Laurence Dezélée et Fabrice Di Vizio reviennent pour Actu-Juridique sur la portée de ce scandale et les attentes qu’ils ont vis-à-vis de la justice. Entretien.

Actu-Juridique : Laurence Dezélée, pourquoi avoir voulu passer par l’écrit, après des années en codirection de l’association Charnier Descartes, justice et dignité ?

Laurence Dezélée : Ce n’est pas venu de moi, à la base. C’est mon ami le journaliste, Philippe Legrand, qui, ne me voyant pas bien, m’a poussée à écrire, pour sortir quelque chose. Il m’a dit : « J’en parle à mon éditeur » et c’est comme cela que tout a commencé. Je me suis vite rendu compte que ça me faisait du bien de déverser tout ce que j’avais amoncelé, que c’était un peu se rendre justice à soi-même. C’est posé là, ça va rester. J’espère que mon livre participera à faire en sorte que ces gens paient comme il se doit, qu’on leur enlèvera leur Légion d’honneur, les punir avec des peines de prison. Outre les petites mains (deux anciens préparateurs, NDLR), qui se sont trouvées mises en examen ainsi que l’ancien directeur de l’université, il n’y a rien eu, même si beaucoup ont su et camouflé. C’est inimaginable que ce secret de polichinelle sordide ait pu avoir lieu sur de si longues années !

AJ : Suite à la plainte de l’association, en juin 2020, il y a eu plusieurs mises en examen, le passage de relais entre plusieurs juges. Comment vivez-vous cette période difficile dans l’attente d’un procès ?

Laurence Dezélée : Je me sens totalement écartée de l’instruction. C’est le problème de l’association, dont j’ai quitté la vice-présidence, les informations ne circulent pas très bien, nous sommes un groupe défendu par un seul avocat (le Lyonnais Frédéric Douchez, NDLR). Je ne me sentais pas très représentée individuellement, Me Fabrice Di Vizio m’a dit « Vous n’êtes pas un numéro. Vous pouvez rencontrer la juge ». Contrairement à ce que j’en attendais, j’ai découvert une femme humaine, qui m’a écoutée, qui était choquée par ce que je racontais.

Fabrice di Vizio : Dans ce genre de dossier de santé publique, le magistrat instructeur est à l’affût d’informations et la parole de la victime est comme rarement ailleurs prise en compte. Ce que je voulais lui dire c’est qu’au Pôle Santé de Paris, les magistrats instructeurs sont d’une rare humanité. J’ai pu le constater sur des affaires comme le Médiator ou la Dépakine. Ils interrogent avec finesse, dans une optique de recherche de la vérité. Il faut aussi pour Laurence, à son échelle de victime collatérale, que cela se traduise judiciairement avec une recherche de responsables. J’ai tendance à penser que dans ce genre de cas, il ne faut rien s’interdire. Dans un dossier comme celui-là, il ne faut pas avoir peur d’aller chercher la responsabilité des ministres. Car comment est-il possible qu’il se passe des choses pareilles dans la plus prestigieuse université de médecine de France ? Quand on sait la proximité du doyen avec les ministres, comment le ministère n’a pas été informé des différentes sirènes d’alarme. Avec les scandales sanitaires, on constate que le problème est toujours le même : les ministres ne lisent pas les notes laissées sur leurs bureaux à moins qu’on leur dise de le faire. Je vais orienter à terme la recherche de la vérité sur ce qu’on savait au sommet de l’État.

AJ : Ce qu’on lit dans « Pardon Maman » en filigrane c’est aussi une perte brutale de confiance dans l’institution médicale… Est-ce quelque chose que l’on retrouve beaucoup dans les scandales sanitaires ?

Laurence Dezélée : Ma maman a donné son corps à la science car elle avait confiance dans les médecins. Elle ne peut pas se retourner dans sa tombe, parce qu’elle n’en a pas, mais j’espère qu’elle ne voit pas ce qui est advenu après sa mort. J’ai toujours été élevée dans un profond respect des médecins, j’ai même voulu le devenir, d’où la claque énorme que j’ai prise quand j’ai appris la vérité. Et ensuite quand j’ai cherché à obtenir des informations sur la date de sa crémation, que j’ai été baladée, alimentant encore plus ma colère.

Fabrice di Vizio : Toutes les affaires se ressemblent à un endroit très particulier : au moment où il faudrait jouer la carte de la transparence, prendre acte et écarter les personnes, on s’enferme dans une culture du déni. On dit que rien ne s’est passé, une culture du secret, des moyens de coercition qui engendre une défaillance systématique du système. Ce sont les ingrédients d’un scandale comme celui du Médiator, les victimes disent toujours la même chose, qu’elles n’arrivent pas à accéder aux renseignements qui alimentent une défiance grandissante. On n’arrive pas à obtenir des renseignements, à accéder à des registres. La mère de Laurence a donné son corps à la science, ce qui n’est pas facile comme décision. Cela dit beaucoup d’une personne, de son envie de servir les autres avec ce qu’elle a de plus intime, elle a levé un tabou pour que la recherche avance, elle a choisi la plus prestigieuse université de France, aux portes des ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur. Elle ne savait pas ce qu’un cercle fermé connaissait comme un secret de polichinelle, des bruits de couloir. C’est ça le scandale !

AJ : Comment s’est déroulée la formation associative pour l’action conjointe ?

Laurence Dezélée : Quand j’ai lu l’article dans L’Express, j’étais à terre et la colère est montée presque tout de suite. Je voulais les fracasser, les démonter, la machine de guerre s’est mise en place dans ma tête. J’ai lu et relu l’article, trouvé des noms, je suis tombée sur la vidéo « J’accuse » de l’essayiste, Idriss Aberkane. Je me dis que ce type est génial, je l’appelle et il m’encourage à porter plainte. Progressivement je me suis retrouvée à appeler Me Frédéric Douchez, qui représentait déjà plusieurs familles, et c’était parti.

Fabrice di Vizio : On arrive à la limite des actions conjointes. C’est compliqué car il y a toujours dans ces groupes une communautarisation de la parole et c’est un piège. Si vous voulez être entendu, si vous avez besoin de raconter votre histoire, vous devez pouvoir le faire. On peut comprendre que sur le plan stratégique on ne veuille pas trop peser sur les magistrats. Laurence a son histoire propre voilà pourquoi je la représente aujourd’hui et pourquoi je l’ai encouragée à écrire. Dans ce genre de cas, on peut avoir peur d’entraver le cours de la justice, on ne veut pas imposer notre récit, prendre la lumière, mais c’est une erreur : restreindre sa parole, garder l’histoire dans un placard, serait revenu à tuer trois fois sa mère…

AJ : Le verdict de novembre 2022 qui reconnaît les violences subies par la lanceuse d’alerte, Dominique Hordé au CDC va-t-il vous permettre d’être reconnue aussi comme victime collatérale ?

Fabrice di Vizio : Il y a bien évidemment une proximité entre son affaire et la nôtre. La reconnaissance des victimes est une étape importante pour la recherche de la vérité. Ce qui me surprend dans cette affaire, et c’est le doux grief que j’ai à l’encontre du collectif, j’ai l’impression que l’on n’a pas osé se poser la question des responsabilités. On ne se concentre que sur des fusibles. L’autre chantier, avec le magistrat instructeur, sera de trouver une qualification pénale adaptée. On a le « recel de cadavre » mais cela ne va pas chercher loin, « l’atteinte à l’intégrité du cadavre » est également inférieure à la réalité dans ce cadre-là. On bute là-dessus et c’est là où le dialogue avec la juge est intéressant. Il faut aller bien au-delà : à qui profite le crime ? À quoi ont servi ces cadavres ? Il faut mesurer combien cette histoire est inédite dans l’histoire judiciaire de notre pays. Cette histoire pourrait avoir un intérêt collectif.

La notion de victime collatérale est difficile dans ce cadre-là. L’indemnisation du préjudice subi est indirecte : la famille n’est qu’une représentation des victimes, pas des victimes en tant que telles. Il va falloir faire preuve d’ingéniosité, et il ne faut rien s’interdire, il va falloir collaborer avec les victimes pour trouver la solution ensemble. Il y a un risque, lié à la longueur de la procédure : les magistrats peuvent être mutés et le dossier passer entre d’autres mains. C’est comme cela que l’on tue les affaires.

AJ : Considérez-vous que ce livre est une façon de se rendre justice à soi-même ?

Fabrice di Vizio : Le « plus jamais ça » revient toujours dans ce type de dossiers. Ce qui fait vraiment avancer les choses, c’est la responsabilité pénale. C’est pour cela que je m’intéresse aux ministres, car la culture de l’impunité c’est d’utiliser des fusibles pour que les vrais coupables ne soient pas inquiétés. La seule stratégie à suivre dans ce dossier, c’est simple : il faut tout défoncer ! Comme Irène Frachon (la lanceuse d’alerte à l’origine de la révélation du scandale du Médiator, NDLR) : il faut attaquer les ministres, qui sont des justiciables comme les autres. Il faut lutter de toutes nos forces contre l’impunité, car cette culture-là favorise l’émergence des théories du complot. Il faut un sursaut démocratique !

Laurence Dezélée : J’ai dédié ce livre à tous les donateurs passés par le CDC de Paris Descartes. J’espère en tout cas que mon livre fera bouger les choses et trouvera sa place dans une justice indépendante à laquelle nous pourrons faire confiance (l’adresse du livre indique ce souhait de l’autrice « puissent-ils un jour trouver la paix grâce au travail de la justice », NDLR). J’espère que nous pourrons tous avancer sereinement pour mettre en examen les bonnes personnes, en plus des petites mains qui ont commis ces horreurs : l’encadrement, le CHSCT, le ministère dans plusieurs gouvernements successifs. Il faut aller les chercher et les mettre face à leurs responsabilités. Je comprends de plus en plus les gens qui veulent se faire justice eux-mêmes : quand on voit des gens qui savaient où votre mère allait en toute confiance et qui sont morts avec la Légion d’honneur, c’est insupportable !

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