Explosion rue de Trévise : les indemnisations « totalement bloquées »

Publié le 04/07/2023

La juge Inès Chérichi, chargée de l’instruction sur l’explosion rue de Trévise à Paris en janvier 2019, a reçu les conclusions des experts que la cour d’appel avait nommés en 2022 sur requête de la mairie et du syndic de l’immeuble à l’épicentre du drame. Ils pointent cinq fautes de la Ville et du gérant de copropriété. Par ailleurs, l’indemnisation des victimes est « totalement bloquée ».

explosion rue de Trévise
Explosion rue de Trévise (Crédits : DR)

L’enquête sur la catastrophe de la rue de Trévise (IXe arrondissement de Paris) pourrait toucher à sa fin, sous réserve que, d’ici au 1er septembre inclus, les parties au dossier ne sollicitent pas d’actes supplémentaires. En l’état, la municipalité et le syndic CIPA apparaissent seuls à devoir répondre de l’explosion survenue le 12 février 2019. Elle a causé la mort de deux pompiers, d’une touriste espagnole, d’une infirmière, et blessé 53 hommes et femmes – certains si grièvement qu’ils restent en phase de reconstruction. La tragédie a aussi dévasté des logements ou locaux professionnels et entraîné des traumatismes psychologiques, directs et indirects. Nombre de victimes se plaignent d’ailleurs de la lenteur avec laquelle sont traitées leurs demandes d’indemnisation par Sedgwick, le gestionnaire que les contributeurs de l’accord-cadre ont désigné (relire nos articles des 17 janvier 2022 et 13 janvier 2023).

Les experts ont répertorié cinq fautes imputables à la mairie et à CIPA, personnes morales mises en examen en septembre 2020 pour homicides et blessures involontaires, et destruction, dégradation, détérioration par effet d’explosion ou d’incendie.

L’état de la canalisation de gaz « hors de cause »

 Réclamée après l’annonce, par trois juges, de la clôture de l’instruction fin 2021, la contre-expertise rendue ce 29 juin à Inès Chérichi, qui leur a succédé, avait été accordée au printemps 2022 par la cour d’appel de Paris (notre article du 30 mars 2022 ici). Il avait fallu patienter jusqu’au 15 juin suivant pour trouver de nouveaux spécialistes. Ce jour-là, MM. Didier Bonijoly, docteur en géologie, spécialiste de géophysique, et Axel Bellivier, docteur en mécanique des fluides, expert en ingénierie du feu et d’explosions, étaient officiellement chargés de prendre connaissance de l’intégralité de la procédure, des trois rapports de leurs prédécesseurs, de récupérer 27 scellés contenant des éléments, qu’il leur a fallu parfois reconstituer, d’analyser les pièces jugées nécessaires, de visiter les lieux du sinistre (notre article du 15 juin 2022 ici). Sept mois plus tard, ils rendaient un prérapport à la magistrate, la conduisant à entendre des égoutiers de la Ville qui, étonnamment, n’avaient pas été interrogés. À la lumière de leurs déclarations, il était apparu que, depuis novembre 2015 – 38 mois avant l’explosion –, le syndic et les services de la propreté et de l’eau de la mairie de Paris se rejetaient la responsabilité des défauts constatés (notre article du 28 février 2023 ici).

Cette fois, dans leur rapport de quelque 400 pages, les experts concluent qu’une « étincelle de rupture électrique » a provoqué l’explosion, que son siège « a été la cuisine du restaurant, le couloir y menant et le branchement particulier fermé à l’égout ». Selon eux, « l’origine du déversement de gaz est la canalisation sous le trottoir, qui s’est brisée sous son propre poids à la suite d’une perte de portance locale. L’hypothèse qu’elle ait été rompue par l’onde de choc de l’explosion n’est pas recevable. De plus, aucune pièce de la procédure ne permet de remettre en cause l’état de la canalisation en fonte ». GRDF est donc définitivement exonéré de charges.

« L’infiltration d’eau responsable » de la cavité souterraine

MM. Bonijoly et Bellivier expliquent que « l’infiltration d’eau en plusieurs points du sous-sol du bâtiment et du branchement particulier [à l’égout] est responsable de la suffosion », soit la formation de la cavité souterraine, masquée ou non, et de la dépression. « La perte de portance des terrains est consécutive d’un affaissement », « l’hypothèse d’un fontis », autrement dit d’un effondrement du sol en surface, ayant « été écartée sur la base des nouvelles investigations et de l’analyse des travaux précédents ».

Ils considèrent que « ce phénomène s’est déclenché au moins avant 2015 et s’est poursuivi jusqu’à la date de l’explosion, de manière permanente et intermittente ». Ils estiment que « l’eau infiltrée provenait d’une conduite d’évacuation d’eau usée et de pluie qui cheminait sous le bâtiment et dans le branchement particulier fermé à l’égout ».

Cette contre-expertise technique requise par la mairie et la société CIPA gérant l’immeuble du numéro 6, les place, sauf nouvel avis contraire, en situation délicate. Les cinq fautes « en lien avec la ou les causes du sinistre » sont ainsi précisées :

*« Ne pas avoir déclenché d’enquête sur l’origine de l’affaissement du trottoir ;

*Ne pas avoir assuré l’étanchéité du branchement particulier et de l’égout en aval de la frontière public et privée ;

*Ne pas avoir assuré l’étanchéité de la conduite d’évacuation des eaux usées et eaux de pluie en amont de la frontière des domaines public et privée ;

*Ne pas avoir assumé ses responsabilités respectives dans son domaine de compétence ;

*Ne pas avoir assuré la traçabilité des événements et la communication entre les services techniques entre 2015 et 2017. »

Pour mener à bien leur mission, les experts ont visité les égouts, souhaité l’audition d’égoutiers et fait intervenir deux sociétés en géophysique, qui ont offert « un champ de vision élargi de la caractérisation du sous-sol du bâtiment et d’une partie de la rue autour de l’’affaissement responsable de la rupture de la canalisation ». Ainsi, côté impair, « une zone décompactée de grande échelle a été mise en évidence », et l’eau « a circulé au travers des terres sous le branchement particulier et une partie du 6, rue de Trévise ».

Les avocats des différentes parties ont tous souhaité que leur soit accordé « du temps » pour découvrir et décrypter les 400 pages du rapport, « dont je n’ai pas encore reçu copie », indique Me Sabrina Goldman, conseil de la Ville de Paris.

Les conditions de confidentialité exigées bloquent les indemnisations

 Parallèlement, le long processus d’indemnisation, qui semblait suivre son cours même si les victimes et sinistrés étaient soumis à rude épreuve, est aujourd’hui « totalement bloqué », a appris Actu-Juridique. Le 14 février, lors du dernier comité de suivi placé sous l’égide de Dominique Ferrière et Jacques Hébrard, les coordonnateurs nommés par la Première ministre et dont la mission a été renouvelée pour un an (la validité de l’accord-cadre s’achève en 2024), des questions avaient été posées sur les complications des démarches. Sur 196 demandes déposées, Sedgwick, représentant des contributeurs à l’accord-cadre (la Ville de Paris, le syndic CIPA, GRDF, leurs assureurs et Generali) n’avait ordonné que 48 expertises et traité 65 déclarations de créances sur 93. Sedgwick avait indiqué que quinze dossiers seraient étudiés dans les trois prochains mois. Sur 53 offres d’indemnisation définitives et 21 offres provisionnelles, il n’y avait que 23 acceptations. En moyenne, leur montant variait de 2 000 à 60 000 euros, ce qui pour la plupart s’avérait « inacceptable ».

Autre point d’achoppement, et pas des moindres, le préjudice spécifique – considéré comme exceptionnel, de caractère physique et psychique – était semble-t-il écarté par Sedgwick. De la réunion qui a eu lieu entre avocats des victimes et ceux des contributeurs et du gestionnaire, est ressortie une décision inédite : les préjudices spécifiques seront pris en compte à la seule condition d’être entourés « d’une confidentialité totale ». Les demandeurs ne pourront même pas échanger de la teneur des propositions avec leurs conjoints. Et ils ne sauront rien des offres reçues, qui leur permettraient de se positionner à la lumière de ce qui a été discuté, refusé ou validé. Écartés des discussions, les coordonnateurs de l’Etat sont tombés de leur chaise. Par courriel, MM. Hébrard et Ferrière ont fait part de leur « inquiétude », partagée avec les représentantes d’associations de victimes qu’ils assurent de leur soutien. Linda Zaourar, présidente de VRET (Victimes et rescapés de l’explosion rue de Trévise), confie sa stupéfaction :

« Humainement, c’est scandaleux ! Cela pose un problème d’équité car les victimes ayant un avocat pourront éventuellement être conseillées, celles qui n’en ont pas ignoreront qu’elles peuvent demander des préjudices spécifiques, nous n’aurons même pas le droit de le leur suggérer, et celles qui ont déjà reçu une offre ne pourront pas revenir dessus. Aussi, Sophia Seco, directrice de la Fenvac, Dominique Paris, présidente de Trévise Ensemble, et moi refusons cette clause. Les indemnisations sont donc bloquées. »

Le 22 juin, les deux coordonnateurs se sont entretenus avec l’ensemble des avocats pour « obtenir une évolution favorable de la situation ». À ce jour, ils n’ont pas obtenu satisfaction. Les congés d’été n’étant guère propices à des pourparlers, le prochain comité de suivi a été fixé au 26 septembre…

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