Karachi : La défense marque des points importants sur le volet des frégates
Au troisième jour du procès dit du volet financier de Karachi, Anne Le Lorier, ancienne conseillère technique pour les affaires économiques d’Edouard Balladur, assure que le Premier ministre à l’époque n’a jamais donné d’instructions s’agissant des contrats d’armement. François Léotard quant à lui a continué d’affirmer qu’il s’occupait de dossiers trop importants pour s’intéresser au détail de ces contrats.
Est-il judicieux de se défendre seul, en particulier à 78 ans quand on vous interroge sur des faits vieux de 25 ans ? C’est la question que l’on se pose avec de plus en plus d’acuité au fil des débats en écoutant François Léotard. Accusé de complicité d’abus de biens sociaux, il a choisi de ne pas prendre d’avocat. Le problème, c’est qu’il répond souvent maladroitement et à côté des questions. Ce travers, déjà apparu mercredi, s’est accentué au troisième jour.
L’impossible interrogatoire de François Léotard
Mercredi, Emmanuel Aris, ancien directeur international de DCN a assuré à la barre que tout dans l’intervention de Ziad Takieddine était « anormal ».Le président Pauthe a donc décidé de concentrer css questions sur les points d’anormalité, en particulier le taux des commissions versées, de l’ordre de 20% et les modalités de ces versements. Le dossier contient des documents attestant de critiques, notamment de Bercy, sur l’économie des contrats d’armement avec le Pakistan et l’Arabie Saoudite. Las, impossible de tirer quoique ce soit de l’ancien ministre. Soit François Léotard n’était pas au courant, soit il a oublié. La justification est toujours la même que la veille : il était en charge à cette époque là de la Bosnie, du Rwanda, des essais nucléaires de la France, de la prise d’otage du vol Air France en décembre 1994. Difficile de savoir si c’est une manière de se défausser ou la réalité. Son autre axe de défense consiste à soutenir que si un acte était illégal et qu’il ne l’a pas dénoncé, c’est donc qu’il ignorait cette illégalité. Car, dit-il, il fonctionne à la confiance. Confiance en son ami d’enfance Renaud Donnedieu de Vabres qui a fait entrer Takieddine dans le dossier. Confiance dans tous les fonctionnaires, en particulier à Bercy, qui se chargeaient des détails techniques des contrats et étaient à ce niveau, bien plus compétents que lui.
A chaque question sur une pièce, le sens d’une déclaration, un taux, il répond inlassablement sur le terrain de la gravité des événements dont il avait la charge. « La CGT venait me voir tous les jours pour me demander quand les contrats seraient signés parce qu’il fallait éviter une catastrophe sociale aux ateliers de Cherbourg ». Le taux des commissions, il le connaissait, il le trouvait élevé mais cela avait été validé par plus compétent que lui. Ce qui le préoccupait, ce n’était pas les détails des contrats mais la difficulté de la négociation. La France était plutôt spécialisée dans les sous-marins nucléaires, pas dans ceux commandés, il fallait donc convaincre le Pakistan de les commander quand même. Quant à l’Arabie Saoudite, c’était la sortie de la guerre d’Irak, la France avait une position à tenir. « Dans les deux cas, ce que j’aimerais c’est que la Cour puisse avoir une vue plus longue que le moment même ». Sans doute est-ce la raison pour laquelle, il ramène inlassablement le sujet sur les grands événements de l’époque quand le président Pauthe à l’inverse s’en tient résolument aux pièces du dossier. Le résultat est un échange surréaliste.
Extrait.
« — Vous avez déclaré que vous ne vous intéressiez pas à l’épicerie, tente le procureur général, Charles Millon a dit que lors de la passation de pouvoirs vous n’avez évoqué aucun des grands dossiers, mais seulement la nécessité de faire aboutir le contrat….
– J’étais maire en même temps et j’allais chaque week-end à Fréjus, c’est une bonne chose d’avoir supprimé cette possibilité (NDLR : le cumul), j’avais mes racines….`digresse le témoin.
– Quel rapport avec M. Millon, rebondit le président Pauthe qui vole au secours du parquet.
– Je l’ai exclu du parti car il avait demandé l’aide du Front National lors des élections régionales.
– Il ne dit pas la vérité ? demande le président.
– C’est tout à fait possible qu’il ait eu à dire ça pour me salir, c’est son problème ».
Les saoudiens avaient des difficultés de trésorerie et proposaient des conditions inacceptables
Au terme de cet échange aussi filandreux que décousu, l’arrivée du seul témoin de la journée a le mérite, comme la veille, de ramener le procès sur ses rails.
Après une courte suspension, Anne Le Lorier, 68 ans, retraitée s’avance vers la barre. Tailleur pantalon gris, et cheveux blonds platine coupés courts, la retraitée est encore fort active. Le président l’interrompt avant qu’elle ait achevé l’énumération de ses titres et fonctions : sous-gouverneur honoraire de la Banque de France, membre de la commission des sanctions de l’Autotité des marchés financiers (AMF) et du collège de l’Autorité de contrôle prudente (ACPR). C’est à l’évidence une figure de la régulation bancaire et financière française. Une pédigrée qui lui confère une particulière crédibilité sur les affaires financières.
D’entrée de jeu, elle souligne que c’est l’époque du dossier Crédit lyonnais, de l’indépendance de la banque de France et de la dévaluation du franc CFA. Sans le savoir, elle vient de donner un sacré coup de main à François Léotard en montrant qu’il n’est pas le seul à vouloir obstinément replacer le dossier dans un contexte politique où l’importance des événements relativise singulièrement les préoccupations liées au montant et au type de versement des commissions. Chez lui, cela peut passer pour une stratégie d’évitement. Chez elle, c’est la rigueur intellectuelle qui impose de planter le décor.
L’une des deux accusations à l’encontre d’Edouard Balladur concerne le sous-financement du contrat Sawari 2 relatif à la vente de frégates à l’Arabie saoudite ; ce contrat en effet est affecté d’un important découvert de 1,8 milliards de francs. C’est donc sur ce point précis que le président Pauthe concentre ses questions. A l’époque, le ministère de la Défense appuie la signature de celui-ci sous la pression de la DCN qui veut faire tourner ses chantiers, tandis que Bercy freine des quatre fers, estimant que le contrat est trop déséquilibré au préjudice de la France. » C’était extrêmement important pour la France qui malgré son engagement dans la guerre du Golfe avait été mise de côté sur le marché saoudien, se souvient le témoin. Le problème c’était que l’Arabie Saoudite avait des difficultés de trésorerie dues à la guerre du Golfe qui lui avait couté 60 milliards de dollars. Cela l’incitait à demander des facilités de paiement exceptionnelles, on avait même envisagé un financement par troc pétrolier ».
Edouard Balladur n’a jamais donné d’instructions
Précisément en raison de ses difficultés de trésorerie, les saoudiens font une première proposition dans laquelle le versement initial est dérisoire. C’est ainsi que le contrat se retrouve en arbitrage interministériel devant les services du Premier Ministre. Anne Le Lorier rédige une note à Nicolas Bazire, directeur de cabinet d’Edouard Balladur dans laquelle elle se range à l’avis de Bercy. Celui-ci transmet au Premier Ministre qui répond de lui faire une nouvelle proposition. Ce qui est fait quelques semaines plus tard. La nouvelle proposition, moins défavorable à la France, est validée par Matignon et acceptée par les saoudiens. Parmi les éléments troublants figure le fait que Thomson, le maitre d’oeuvre, a remis en cause les conditions du contrat.
Thomson était parfaitement au courant des conditions, car la société participait à la négociation, explique le témoin. La société a décidé soudain de retenir sa lettre de garantie en exigeant une couverture supplémentaire de l’Etat. Le litige est résolu par une renégociation de la répartition de la marge entre Thomson et son sous-traitant la DCN.
Anne Le Lorier est formelle, à aucun moment Edouard Balladur n’a donné d’instructions, elle ne sait même pas si Nicolas Bazire lui a seulement fait part des détails de la renégociation.
Malgré tout, la Cour revient à la charge en évoquant deux notes de Bercy qui critiquent les conditions de signature du contrat en raison de l’ampleur du sous-financement. « Ces notes n’ont jamais été transmises à Matignon, c’était des notes internes, il appartenait au budget et au ministre de l’économie de déterminer si c’était assez embêtant pour être transmis à Matignon » précise le témoin qui laisse alors transparaitre son irritation. « La position du budget était négative dans 100% des cas, il disait systématiquement : c’est trop risqué ».
— Le taux de 20,3% était-il normal ? interroge le député Charles de Courson.
— Les FCE (NDLR : Frais commerciaux exceptionnels) étaient réguliers, il étaient déclarés au fisc, fiscalement déductibles et déclarés aux douanes. Je ne sais pas si normal est le bon adjectif mais c’était usuel sur les ventes d’armes ».
Le découvert n’a pas été « porté » mais réduit à 1,8 milliard de francs
Ce témoin, pourtant cité par l’accusation, est une bénédiction pour la défense qui décide en conséquence de pousser l’avantage.
L’un des avocats d’Edouard Balladur, Me Felix de Belloy, demande à Anne Le Lorier les raisons du sous-financement affectant Sawari 2.
« — L’Arabie Saoudite est très bonne en négociation et la Sofresa avait fait une proposition excessivement généreuse. L’échéancier de paiement par l’acheteur était trop déformé vers le futur, il fallait faire accepter par les saoudiens qui s’abritaient derrière leurs difficultés de trésorerie que l’Etat français défende sa position.
— Vous dites qu’un montant de 20%, c’est usuel, mais ne trouvez-vous pas à l’époque que c’est très gros et que ça cache une rétro-commisison ?
— Je ne comprends pas la construction visant à dire que puisqu’il y a commission, il y a rétro-commission. Les commissions sont à destination des états acheteurs, pourquoi seraient-il tentés par des rétrocommissions ? Un Etat contracte une dette, on lui dit : le contrat vaut 100, mais vous allez signer pour 120, et les 20 iront à d’autres, cela me parait surréaliste.
— Le découvert (sous-financement) de Sawari 2 a été porté à 1,8 milliards de francs…
— Le découvert n’a pas été porté, mais réduit à 1,8 milliards de francs, corrige Anne Le Laurier. Si elle insiste c’est parce que, ainsi qu’elle l’a expliqué un peu avant, la renégociation avait précisément pour objectif de réduire le délai entre la prestation et son règlement.
— La deuxième infraction qui lui est reprochée est d’avoir donné avoir donné instruction le 1er décembre 94 que le ministre du budget donne sa garantie à hauteur de 485 millions de francs dans le contrat Mouette, rebondit Felix de Belloy.
— Les décisions avaient été prises et n’avaient pas été mises en oeuvre, il s’agissait simplement de faire les actes nécessaires pour que ce contrat démarre » répond le témoin.
A l’issue de son témoignage, il apparait donc qu’Edouard Balladur n’a donné aucune instruction et que le contrat a été renégocié, sans qu’il s’en mêle et contre l’avis du Ministère de la Défense, dans des conditions plus favorables à la France. L’intéressé n’était pas là, en raison de son grand âge. Il aurait certainement apprécié d’entendre un témoin à décharge dans une affaire qu’il considère avoir été instruite entièrement à charge…
18h30 l’audience est terminée. Me Pierre-François Veil fait savoir à la cour que son client Renaud Donnedieu de Vabres est hospitalisé en soins intensifs et ne pourra donc venir témoigner comme il était prévu mardi prochain. Les débats reprendront donc mercredi avec l’interrogatoire d’Edouard Balladur.
Les comptes-rendus précédents sont à lire ici.
Référence : AJU164038