Mieux traiter les victimes d’infractions sexuelles ?

Publié le 05/09/2023

La rentrée littéraire est marquée cette année par le thème des violences sexuelles qui sont notamment au coeur du nouveau roman d’Amélie Nothomb. Des violences qui sont le fait de majeurs, mais aussi de plus en plus souvent de mineurs. Valérie-Odile Dervieux, magistrate (Cour d’appel de Paris) et déléguée régionale Unité Magistrats SNM FO, émet des propositions pour que la justice accorde enfin aux victimes le traitement qu’elles sont en droit d’attendre.  

Mieux traiter les victimes d'infractions sexuelles ?
Photo : ©AdobeStock/AungMyo

 

 Pauvre petite” (Amélie Nothomb)

“La justice nous ignore, on ignore la justice (Adèle Haenel)

 Dans son dernier roman « Psychopompe », Amélie Nothomb, avec son tact, ses réserves et son talent, évoque le viol en réunion dont elle a été victime à l’âge de 12 ans, les mots de sa mère “Pauvre petite” qui lui ont permis de « réaliser » que « ça s’était vraiment passé » et puis le « rien »… de la part des adultes

 Le récit de ce drame, de cette reconnaissance maternelle salvatrice mais « a minima », fait écho aux questions qui nous interpellent s’agissant des victimes d’infractions sexuelles.

Alors que le traitement judiciaire des violences conjugales (comparution immédiate et différée, ordonnances de protection, condamnations[1]) évolue avec détermination, la lutte spécifique contre les infractions sexuelles interroge.

Comment parler ? écouter ? garantir une suite, notamment judiciaire, efficiente ?

 Certes des avancées textuelles[2] notables sont intervenues en matière de lutte contre les agressions sexuelles dans les suites du rapport d’information parlementaire, sur le viol, du Grenelle sur les violences conjugales et du succès de récits et de films[3], mais, sur le terrain, « dans la vraie vie », la réponse sociale et judiciaire peine à convaincre, notamment les principales intéressées.

Le haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) est d’ailleurs chargé  par la Ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances de formuler des propositions pour « améliorer la prise en compte de la parole des victimes des violences sexuelles les plus graves » et « permettre une prise en charge rapide, globale et dans la durée de ces victimes » ce qui induit un constat officiel de marges de progression.

Une hausse ininterrompue 

Dans l’attente du bilan statistique 2022 « Insécurité et délinquance » du ministère de la sécurité intérieure (SSMSI), les chiffres provisoires du 12 Juillet 2023 confirment la hausse ininterrompue des violences sexuelles qui concernent toujours davantage les femmes et les mineur(e)s .

Ainsi, sur les 84 500 personnes enregistrées par les forces de sécurité intérieures comme victimes en 2022 de violences sexuelles :

*45 % le sont pour des viols ou tentatives de viols,

*55 % pour d’autres agressions sexuelles,

*11 % sont victimes de leurs conjoints, 16 % d’un autre membre de la famille,

*87% des victimes sont des femmes (87 %),

*56% des victimes sont des mineurs.

Parallèlement, 97% des mis en cause sont des hommes dont 25 % sont mineurs.

Mieux traiter les victimes d'infractions sexuelles ?
Si cette augmentation est souvent expliquée (de manière un peu trop simple ?) par la « libération de la parole » sous l’effet conjugué de #MEETOO, du travail des commissions (CIVISE, CIASE), de l’amélioration des conditions d’accueil des victimes (dépôt de plainte, présence d’intervenants sociaux, convention avec les hôpitaux etc.), elle ne répond pas, en toute occurrence, à la demande d’efficience.

De fait, non seulement les chiffres du traitement judiciaire interpellent, mais encore le nombre de victimes de violences sexuelles enregistrées reste largement en deçà de de la réalité.

Une défiance : « la justice nous ignore, on ignore la justice » (Adèle Haenel)

La phrase choc de l’actrice Adèle Haenel, qui peut paraitre injuste au vu des dernières évolutions du droit positif (cf.supra) et de l’implication réelle des professionnels et des associatifs de terrain au regard des moyens [4] alloués, doit se lire à l’aune des chiffres.

Force est de constater l’importance du fossé entre les faits subis, les faits dénoncés et les chiffres du traitement judiciaire.

Force est de constater les interrogations sur l’efficacité et la pertinence des procédures.

Selon l’enquête Genese de 2020 , seule 1 victime de violences sexuelles sur 7 dépose plainte.

Selon la MIPROF[5], seule 1 victime sur 10 déclare avoir déposé plainte .

Sur les 44 000 mis en cause dans des affaires de violences sexuelles -viols, agressions sexuelles et harcèlement sexuel sur personnes mineures et majeures- traitées par les parquets en 2021 :

*9 000 ont fait l’objet de poursuites,

*100 ont accepté et exécuté une composition pénale,

*3 000 ont bénéficié d’un classement dans le cadre d’une procédure alternative aux poursuites.

Sur les 7 000 personnes condamnées pour des violences sexuelles,

*96 % sont des hommes,

*La moitié des condamnations pour viols et agressions sexuelles concerne des faits commis sur une victime âgée de moins de 15 ans ;

Il ne s’agit pas, bien évidemment, de mettre à mal les principes conventionnels – contradiction, présomption d’innocence, droits de la défense –  en affirmant que tous les mis en cause sont nécessairement coupables, mais d’interroger l’équilibre du process au regard d’un autre principe conventionnel : l’accès au juge et la protection des victimes tel que vient de le rappeler la CEDH ( 7 févr. 2023, B. c. Russie, n° 36328/20) .

Un besoin de lisibilité 

Mais ne convient-il pas, avant même de penser « amélioration du process », de mettre en place une grille de lecture accessible pour le plus grand nombre et les victimes concernées ?

Comment ?

*Par une information annuelle et publique des infractions (nombre et qualifications, contextes, auteurs, victimes, procédures –durée, objet, nature, résultat-, sanctions et peines prononcées/effectuées). On pourrait mobiliser à cet effet le rapport de politique pénale annuel[6] transmis aux présidents de l’assemblée Nationale et du Sénat par le ministre de la justice dont les items sont définis par la circulaire de politique pénale en application de l’art 30 CPP  et dont le contenu est nourri par les rapports annuels de chaque parquet. Une analyse statistique annuelle compléterait utilement ces données.

*Par une information individuelle et sécurisée de chaque plaignant, systématiquement assisté d’un avocat, sur l’évolution de sa procédure via un applicatif dédié.

Traiter spécifiquement les faits commis par des mineurs sur des mineurs 

Le phénomène des crimes et délits sexuels commis par des mineurs sur des mineurs[7] correspond à une réalité de terrain particulièrement prégnante de par son importance quantitative et sa progression.

Un rapport d’information du Sénat publié le 21 sept 22, révèle des chiffres impressionnants :

*les parquets des tribunaux judiciaires ont traité les affaires de 23 298 mineurs accusés d’infractions à caractère sexuel (ICS) entre 2019 et 2020 ;

*entre 2016 et 2021, les violences sexuelles de mineurs sur d’autres mineurs ont augmenté de 59,7%.

Selon les données judiciaires nationales entre 2019 et 2020 (1er volet d’une étude PJJ[8]), la moitié des agressions sexuelles et viols sur mineurs est commise par d’autres mineurs et 2 629 mineurs ont été condamnés pour infractions sexuelles

Les chiffres de la justice 2021 complètent le tableau

Mieux traiter les victimes d'infractions sexuelles ?

Des efforts particuliers doivent donc être menés dans ce domaine

Besoin d’information et/ou d’éducation

Nombre de rapports partent d’un présupposé : les professionnels ne seraient pas/mal formés.

S’agissant des magistrats, l’École Nationale de la Magistrature propose de nombreuses formations de qualité. Il serait bien évidemment intéressant de connaitre le nombre de magistrats ayant bénéficié dans un cadre obligatoire ou facultatif de ces formations.

La question de l’éducation parait se poser de manière beaucoup plus cruciale comme le souligne l’enquête IPSOS menée en 2022 sur les représentations des Français sur le viol.

Enfin la lecture attentive du règlement européen sur les services numériques (DSA) ne permet pas de savoir, en l’état, comment sa mise en œuvre est de nature à impacter l’éducation, notamment des mineurs, en la matière.

Et la victime dans tout ça ? 

Accueil et prise en charge

L’accueil et la prise en charge des victimes est un sujet transversal qui relève de plusieurs ministères et notamment :

*Ministère de l’Économie et des Finances : financements

*Ministère de l’Intérieur : accueil des plaignants et recueil de la plainte,

*Ministère des Affaires Sociales et de la Santé : dispositifs de prise en charge physiologiques et psychologies, UMJ

*Ministère de la Justice : UMJ, suivi des procédures, aide juridictionnelle etc.

Le rapport « le coût de la justice pour les victimes de violences sexuelles » (janv. 23) souligne la nécessité d’une prise en charge financière sous forme d’avance sur les frais de justice et prône notamment un alignement de l’aide juridictionnelle crimes/délits pour  les infractions sexuelles.

S’agissant du ministère de la justice, l’exemple du travail fait pour les violences conjugales pourrait servir de référence.

La présence sur le territoire de centres de prise en charge dédiés s’impose.

Reste la question centrale des financements….

Place de la victime dans la procédure judiciaire

C’est souvent pour des raisons de preuve que les procédures aboutissent à des classements sans suite, non-lieu, relaxe, acquittement.

Ce sont ces échecs et les durées des procédures qui convainquent les victimes d’« ignorer la justice ».

Imprescriptibilité du crime de viol ?

La revendication de l’imprescriptibilité du crime de viol revient de manière récurrente dans le débat public.

Cela impose d’interroger,  outre les moyens de la police et de la justice [9], la question du droit de la preuve.

Ne devrait-on pas tout d’abord :

–       Exiger une doctrine en matière de conservation des scellés qui, en l’état, varie en fonction des parquets (art. 41-5 CPP)  malgré son impact certain sur la preuve de faits anciens ?

–       Interroger la pratique du pôle « cold case » (articles 706-106-1 et D. 47-12-81 du code de procédure pénale) en la matière ?

–       Analyser les effets de la prescription glissante en matière de crimes sexuels sur les mineurs introduite par la loi du 21 avril 2021 pour envisager son éventuelles extension aux crimes sexuels sur les majeurs ?

–       Interroger la jurisprudence de la Cour de cassation sur la prescription et l’amnésie traumatique (crim, 13 Janv. 2021 Pourvoi n° 19-86.509 ) au regard de sa jurisprudence récente  sur la prescription du viol sous anesthésique ( crim 21 juin 2023 Pourvoi n° 23-80.106.

 « Parole contre parole » ?

 L’absence de consentement – terme non défini dans le code pénal – reste, dans la grande majorité des cas, le pivot de l’incrimination du viol.

Les lois des 3 août 2018 et 21 avril 2021 n’ont pas modifié l’exigence d’élément intentionnel pour les faits commis sur un majeur, sur un mineur par un mineur ou dans les cas où s’applique la clause dite « Roméo » (Articles 222-23 à 222-26-2).

C’est dans la sphère intime des relations privées, professionnelles, familiales, amicales ou sentimentales que la preuve reste très complexe à établir tant la défense se construit assez systématiquement autour de 2 axes :

*la négation de l’acte ;

*Puis, souvent avec la notification des résultats des expertises biologiques, la négation de la contrainte.

Il appartient donc à la victime et à l’enquête de rapporter les éléments de contrainte/surprise/ violence, menace.

Sur elles pèse aussi la charge de rapporter la preuve de l’élément intentionnel, autrement dit du fait que l’auteur avait conscience d’imposer à la victime une relation non consentie. Son état de sidération, souvent mal apprécié, peut ainsi se retourner contre elle.

L’Espagne a adopté le 26 aout 2022 une loi « Solo si es si » (Seul un oui est un oui ») contre les violences sexuelles, qui introduit l’obligation d’un consentement sexuel explicite.

La Belgique, avec la loi du  21 mars 2022 , place le consentement au centre de la définition du viol (art 375 du code pénal belge) .

Le droit français ne doit-il pas évoluer sur ce point ?

Lenteurs et procédures

Enfin la lenteur des procédures, les stocks d’affaires à juger et le manque de magistrats expliquent en partie la faiblesse de la réponse pénale en la matière alors même que le taux d’acquittement du chef de viol est faible (entre 4,7% et 6,6%).

Une difficulté réside donc bien dans notre incapacité à juger ces délits et crimes de masse rapidement.

Et pourquoi pas la possibilité de juger infractions sexuelles – crimes et délits- autrement ?

S’agissant des délits sexuels, l’extension des comparution à délai différé le permettra-t-elle[10] ?

S’agissant des viols, l’analyse de l’impact de la généralisation de la cour criminelle départementale s’impose.

Et pourquoi pas des CRPC correctionnelles voire criminelles avec les aménagements qui « vont bien » ? [11]

Quant aux infractions sexuelles commises par des mineurs sur les mineurs, la question reste ouverte…

D’autres propositions, d’autres positions sont évidemment possibles, souhaitables.

Ce qui ne l’est pas (plus ?) c’est l’inertie.

 

 

[1] 1 détenu condamné sur 6 l’est pour violences conjugales, Rentrée de la Cour d’appel de Paris : « Nous attendons beaucoup du plan quinquennal » – Actu-Juridique

[2] La loi Billon du 21 avril 2021 –articles 222-23 à 222-26-2- crée de nouvelles infractions et allonge le délai de prescription.  La circulaire du 28 février 2022 améliore l’information des victimes sur l’exécution des peines etc.) ; La loi n° 2023-140 du 28 février 2023 crée une aide universelle d’urgence pour les victimes de violences conjugales.

[3] Grâce à Dieu réalisé par François Ozon, Le consentement de Vanessa Springora, Les chatouilles d’ Andréa Bescond et Eric Métay .

[4] est-il utile de rappeler les chiffres de la CEPEJ sur le retard de la justice française  comparée aux autres pays de l’UE ? ;

Dans un rapport attendu fin septembre 23, la Fondation des Femmes estime que depuis le Grenelle des violences conjugales, le budget dépensé par l’Etat pour chaque femme victime de violences accompagnée a baissé de plus de 25%

[5] Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en France en 2021Indicateurs nationaux annuels : lettre N°118 NOV 22

[6] Rapport de politique pénale 2021 | Ministère de la justice

[7] Mineurs auteurs d’infractions sexuelles : quelle prise en charge ? : www.vie-publique.fr/en-bref/287879-mineurs-auteurs-dinfractions-sexuelles-quelle-prise-en-charge

[8] cf. :  étude sur la prise en charge des mineurs auteurs d’infractions sexuelles, janv. 2023 , DPJJ

[9] le rapport SAUVE des états généraux de la justice fait le constat officiel de déshérence de la justice ; les chiffres européens de la CEPEJ (Rapport 2022 de la CEPEJ : la France toujours en queue de peloton ) confirme ce constat au regard des financements des autres pays européens

[10]Projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027point 352 : www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16t0158_texte-adopte-seance#

[11] 5 Simplifions la procédure pénale : extension du domaine de la négociation

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