Tribunal d’Évry : Comment juger Louis, 48 ans, schizophrène au discernement lourdement altéré ?

Publié le 10/05/2022

Depuis la parution au Journal officiel, le 26 avril, du décret n°2022-657, complétant les dispositions relatives à l’irresponsabilité pénale de la loi du 24 janvier 2022, psychiatres et magistrats s’interrogent sur le sens du texte qui peut rendre le malade coupable de ses symptômes. Le tribunal d’Évry (Essonne) a préféré s’accorder du temps avant de juger Louis*.

Tribunal d’Évry : Comment juger Louis, 48 ans, schizophrène au discernement lourdement altéré ?
la 10e chambre correctionnelle du tribunal d’Évry (Photo : ©I. Horlans)

Le grand échalas qui comparaît devant la 10e chambre correctionnelle est-il apte à répondre des deux agressions sexuelles commises le 30 novembre dernier à Étampes ? La réponse est non. Aucun doute possible. Sans être soi-même médecin, il est évident que Louis, 48 ans, a l’attitude et le regard d’un homme sous psychotropes. Souffrant de schizophrénie, il ne semble pas savoir pourquoi il est déféré dans cette salle d’audience, dont le bois blond lustré et les strapontins noirs paraissent à son goût. Il s’attarde sur la décoration, et fixe avec insistance les femmes parmi le public.

Deuxième question, fondamentale au regard du récent décret paru au JO : le prévenu a-t-il commis les infractions reprochées à cause de ses multiples fugues qui l’ont de facto privé de traitement ? Autrement dit, si on se réfère à la notice introduisant les nouvelles dispositions de l’article 706-120 du code de procédure pénale, l’abolition de son discernement résulterait-elle partiellement de son fait ? (Voir ci-dessous l’interview du psychiatre Paul Bensussan). Le tribunal d’Évry va consacrer une heure de son temps pour statuer.

« Le psychiatre, il ne me sert pas à grand-chose »

Deux éducateurs empêchent Louis d’aller et venir à sa guise. Par trois fois, il quitte l’un des quatre strapontins fixés devant le banc de la défense et le box réservé aux détenus. D’une démarche dégingandée, au large dans son survêtement noir, il se dirige vers ses deux curatrices installées au premier rang. Dans un réflexe, elles se serrent l’une contre l’autre. Louis sourit et baragouine quelques mots. Il est rattrapé, rassis de force par le personnel du Centre hospitalier sud francilien (CHSF) où il vit depuis cinq mois. De sa main droite, il caresse compulsivement son crâne chauve, et se remet à dévisager les femmes dans le prétoire.

Auparavant, le président Bachelet a vérifié son état civil. Ce fut laborieux. « Oui, je me dénomme ainsi », a-t-il admis après avoir réfléchi. Placé sous contrôle judiciaire le 17 décembre, il devait s’entretenir avec un expert afin d’expliquer la double agression perpétrée deux semaines plus tôt et dont, à l’époque déjà, il ne se souvenait pas. Louis est soupçonné d’avoir touché le sexe et la poitrine de passantes, qui se sont constituées parties civiles.

Il ne nie pas les accusations : « C’est possible », résume-t-il en une formule lapidaire. Toutefois, il a refusé son expertise. « Pourquoi ? », tente le juge. « Parce que le psychiatre, il ne me sert pas à grand-chose », articule-t-il, la voix pâteuse.

La comparution à délai différé a donc été inutile. On en est au même point qu’en fin d’année 2021. Louis a-t-il été victime de bouffée délirante aiguë, de l’ordre de celle reconnue à Kobili Traoré, le meurtrier de Sarah Halimi, bien que la cause (le cannabis) et les conséquences (le crime) ne soient pas comparables ? A-t-il souffert d’une altération du discernement durant ses actes, atténuée ou disparue à son procès, près de six mois plus tard ? (Voir à ce sujet l’interview de Me François Saint-Pierre, parue le 26 avril).

« En garde à vue, il a été impossible de l’entendre »

 De nouveau, on s’interroge. Comme lorsque Dimitri, un autiste de 22 ans, a comparu en avril devant le tribunal de Meaux (Seine-et-Marne) pour des agressions identiques (notre article du 28 avril ici). Le jeune homme à l’âge mental d’un enfant scolarisé en primaire avait été déclaré « coupable mais pénalement irresponsable » (article 706-129), une disposition qui soulage les parties civiles puisqu’elle ne laisse pas l’infraction sans auteur. Louis subira-t-il un sort similaire quand tout démontre qu’il est aussi malade en mai 2022 qu’en novembre 2021 ?

La procureure Laëtitia Arcaix constate qu’il « n’est pas en état d’être jugé. Et en garde à vue, il a été impossible de l’entendre ». Elle suggère le renvoi du dossier. Les victimes aussi : elles pensent préférable que le prévenu soit expertisé. Quant à l’avocate de ce-dernier, sans aller jusqu’à douter de la parole des plaignantes, elle déplore « qu’aucune audition n’ait permis de confronter les versions. Mon client ne se rappelle pas les incidents ».

Les deux éducateurs confirment qu’il « n’arrête pas de fuguer » du service psychiatrique où il est placé, les curatrices en témoignent également. D’où l’arrêt de ses médicaments lorsqu’il fuit. Dès lors, ne serait-il pas judicieux de l’interner dans une Unité pour malades difficiles (UMD) dont Louis ne pourrait pas s’échapper ? Rappelé à la barre pour justifier ses « évasions », le malheureux homme se dandine, rigole, lâche des propos inaudibles. En substance, on comprend qu’il ignore de quoi lui parle le président.

Ainsi s’achève sa comparution. Le tribunal délibère rapidement et renvoie le procès au 29 juin. Considérant que « son état pose vraiment la question de sa responsabilité pénale » mais qu’il convient de savoir si les agressions sont liées à l’absence temporaire de traitement, deux experts psychiatres sont désignés à la suite du premier qui a échoué, faute de collaboration du patient. Acceptera-t-il, cette fois, de coopérer ? Rien n’est moins sûr. Son contrôle judiciaire est maintenu. Louis remercie, ainsi qu’on a dû le lui suggérer. Puis il se dirige vers le public, stoppe devant ses curatrices, tend la main pour les toucher. Les éducateurs l’empoignent à bras-le-corps et l’éloignent. Direction le CHSF de Corbeil-Essonnes, d’où il se sauvera à la première occasion.

*Prénom modifié

 

Paul Bensussan : « Pénaliser la rupture thérapeutique témoigne d’une méconnaissance des pathologies mentales sévères » 

La notice introductive du décret du 25 avril 2022 suscite la colère de psychiatres et magistrats. La chancellerie plaide « une maladresse ». En l’état, il est écrit que le patient ayant arrêté son traitement pourrait avoir contribué à son état et ne serait pas reconnu irresponsable pénalement. Le point avec le docteur Paul Bensussan, expert psychiatre près la cour d’appel de Versailles (Yvelines), agréé par la Cour de cassation.

Actu-Juridique : La notice du décret réformant l’irresponsabilité pénale évoque l’exclusion du patient dont l’abolition du discernement résulte de l’arrêt de son traitement. Cela constitue-t-il une régression ?

Tribunal d’Évry : Comment juger Louis, 48 ans, schizophrène au discernement lourdement altéré ?
Paul Bensussan (Photo : DR)

Paul Bensussan : La récente évolution de la loi sur l’irresponsabilité pénale trouve son origine dans l’émotion légitime soulevée par le meurtre de Sarah Halimi, sexagénaire de confession juive, dans des conditions d’une particulière sauvagerie. Comme nombre de crimes commis par des sujets psychotiques, ce meurtre frappait par son imprévisibilité, sa sauvagerie, l’acharnement inutile du meurtrier sur sa victime. La dimension antisémite du passage à l’acte ne pouvait qu’augmenter l’effroi, donnant l’impression d’un « mobile ». C’est en grande partie pour répondre à l’incompréhension générale (comment un crime antisémite pouvait-il être un crime fou et le criminel irresponsable ?) que le Président Macron avait invoqué le « besoin de procès » et qu’en dépit d’un avis négatif de la mission confiée à deux anciens présidents de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, la décision fut prise d’une évolution législative, initialement centrée sur la question de la prise de toxiques à l’origine de l’abolition du discernement (1).

Le décret du 25 avril 2022 soulève à présent la question de la rupture thérapeutique, par laquelle le patient aurait en quelque sorte concouru à sa rechute et ne saurait être tenu pour irresponsable… puisqu’il ne l’était pas en arrêtant son traitement. Les dénégations du législateur (« on ne juge pas les fous ») ne doivent pas nous faire perdre de vue que c’est vers ce risque que l’on tend, ce qui a soulevé l’incompréhension d’une majorité de psychiatres.

Actu-Juridique : Pénaliser l’arrêt d’un traitement revient-il à considérer que tous les patients seraient conscients de leurs troubles et que, par conséquent, « on les punira d’être malades » ?

PB : Pénaliser la rupture thérapeutique témoigne avant tout d’une méconnaissance des pathologies mentales les plus sévères. Une médiocre observance thérapeutique, voire une interruption du traitement, sont hélas consubstantielles de la schizophrénie (sans conteste la plus grave des psychoses) et à l’origine de bien des rechutes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, chez certains patients, est privilégiée l’administration d’antipsychotiques dans la forme dite « retard » ou « à action prolongée », dispensant le patient de la prise quotidienne au prix d’une injection intra-musculaire, le plus souvent mensuelle.

Actu-Juridique : Au regard de ce que l’on sait aujourd’hui des maladies mentales, demeure-t-il nécessaire de déférer devant un tribunal ou une cour un patient qui, à l’évidence, ne comprend rien à ce qu’il s’y dit ?

PB : Rien n’est plus affligeant que le spectacle d’un grand malade mental dans un box de cour d’assises. On invoque souvent le besoin de réparation psychologique des victimes et de leurs familles, comme leur besoin de compréhension. Sous cet angle, elles en sortent souvent déçues : comment « comprendre » le crime fou d’un sujet en proie à des hallucinations ou à un délire persécutif ? Le procès de Stéphane Moitoiret (2), meurtrier du petit Valentin en 2008, en fut un exemple mémorable. En mission divine, à la tête d’une mission interplanétaire, se proclamant roi d’Australie, la pathologie de Moitoiret, mutique au procès en première instance, éclatait en appel. Comme l’a excellemment rapporté Le Figaro, il a pourtant fallu que « les assises aillent au bout de leur mission terrestre pour rendre un verdict » (3).

J’avais personnellement salué la loi du 25 février 2008, dite « loi Dati », instaurant l’audience devant la chambre de l’instruction, principalement centrée sur la question de la responsabilité pénale. Cette audience, selon moi, pouvait répondre aux besoins de compréhension d’une famille de victime. Je crains que, désormais, un malade mental criminel ne soit jamais considéré comme suffisamment fou pour ne pas être renvoyé devant la juridiction de jugement. Il faut en revanche saluer le fait qu’avec l’article D47-37-3, on fait la distinction entre l’état de l’auteur au moment des faits, et au moment du procès : un mois avant la tenue des débats, un président de cour d’assises ordonne la désignation d’un expert pour déterminer si le malade mental criminel est en état de comparaitre, de comprendre les débats, et donc d’exercer sa défense.

 

(1) L’arrêt de la Cour de cassation, rendu le 14 avril 2021, à lire ici : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000043473408?isSuggest=true

(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Stéphane_Moitoiret

(3) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/11/18/01016-20131118ARTFIG00486-moitoiret-l-impossible-proces-de-la-folie.php

 

 

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