« Les Safer n’ont aujourd’hui plus les moyens économiques d’utiliser leur droit de préemption »

Publié le 11/05/2018

L’agriculture française est un domaine qui a connu des évolutions radicales au cours du dernier siècle. Les rendements ont été décuplés, en partie par l’adoption d’un modèle productiviste et par l’utilisation de produits phytosanitaires, pendant que le nombre d’agriculteurs a été divisé par 30. Accompagné de son binôme, Me Rachel Dupuis-Bernard, Me Guillaume Lorisson, notaire à Dijon, s’est penché sur les questions que pose l’avenir de nos terres agricoles. Il en tire un constat fort : le modèle actuel n’est pas viable et doit être transformé.

Les Petites Affiches 

Dans quelles directions avez-vous décidé d’orienter vos études lorsque votre commission a commencé ses travaux  ?

Guillaume Lorisson

La feuille de route donnée par le président (Emmanuel Clerget) et le rapporteur (Antoine Bouquemont) était très ouverte. L’objectif était de réfléchir sans parti pris et de ne pas se poser d’interdit. À partir d’un état des lieux de l’agriculture française et du territoire rural, nous avons essayé d’en dessiner un avenir en prenant en compte les contraintes et ambitions de chaque acteur. Tous les sujets ont été mis sur la table pour essayer de trouver les solutions dont l’agriculture française manque aujourd’hui et mettre en avant les dossiers qui nécessitent un accompagnement. Je dois avouer que mon binôme, Me Rachel Dupuis-Bernard, et moi-même avions une vision assez libérale en la matière au premier abord. Au fil des travaux, cette vision s’est estompée et nous avons abouti à un résultat plutôt équilibré entre régulation et libéralisation.

LPA

Quelle est la situation du paysage agricole français aujourd’hui  ?

G. L. 

Si le paysage agricole garde tout son charme, l’agriculture est en revanche en situation de difficulté. Cette crise agricole n’est pas nouvelle, mais elle ne fait qu’empirer. En premier lieu, on fait face à une immense perte de main d’œuvre, sans commune mesure avec n’importe quel autre métier. La population agricole ne représente plus que 3 % de la population active française, et c’est sur ce petit nombre que l’on fait peser d’énormes responsabilités. On leur demande d’abord de produire une quantité de nourriture suffisante pour nourrir les Français et d’exporter pour participer à la balance commerciale. Mais les paysans doivent également jouer un rôle dans le maillage territorial et assurer une protection de l’environnement. Toutes ces contraintes placent les agriculteurs dans des situations extrêmement difficiles. Sans compter qu’il est compliqué de faire accepter à la population de payer le juste prix des productions… Ce dernier levier, sur lequel on a le moins de prise, rend la viabilité de l’agriculture extrêmement difficile à l’heure où les aides européennes et françaises se raréfient ou disparaissent. Au final notre agriculture vit donc une petite révolution en quittant un modèle subventionné. Un modèle plus vertueux et écologique le remplace progressivement, mais qui crée aussi des difficultés auxquels il faut faire face.

LPA

Le modèle productiviste sur lequel s’est calquée la France d’après-guerre a-t-il été une erreur  ?

G. L.

Il ne faut pas oublier qu’après-guerre la France connaissait la faim, et avait le ventre vide. Les réponses qui ont été apportées étaient celles d’une situation d’urgence : il fallait nourrir la France et l’Europe, reconstruire en dirigeant la main d’œuvre vers l’industrie et le bâtiment. On a réussi ce défi grâce aux gains de productivité de la mécanisation et à l’utilisation renforcée de la chimie. La période exigeait ce modèle qui a fonctionné à merveille, le problème est qu’il a atteint ses limites et nécessite aujourd’hui d’être transformé. Le manque de main d’œuvre et les coûts d’investissements très lourds en sont des signes forts, mais il y a aussi les problématiques environnementales avec la mesure que l’on a désormais de l’impact des pratiques productivistes sur les sols et les productions. Dans le même temps, il nous faut aussi garder un haut niveau de productivité sur nos terres pour garder notre indépendance alimentaire.

LPA 

Les modèles alternatifs d’agriculture, encore moqués il y a une dizaine d’années, peuvent-ils représenter l’avenir du secteur  ?

G. L. 

Ce qui est ressorti nos études, c’est que l’on ne va en tout cas pas pouvoir continuer à imposer le même modèle d’après-guerre, un modèle monoculture souvent basée sur une ferme familiale avec une surface moyenne d’une centaine d’hectares. Il faut absolument pouvoir exploiter la totalité de notre territoire dans de bonnes conditions. La diversité des modèles est un atout à ce titre et il est nécessaire de les faire coexister. On ne nourrit pas toute la population française en bio exclusif, on peut néanmoins faire monter le pourcentage de production exploitée dans des conditions vertueuses. L’agriculture raisonnée peut accompagner l’agriculture productiviste, à même de fournir un socle de quantité suffisante. C’est la même idée pour la distribution et le mode d’écoulement des produits : le circuit court peut-être une voie intéressante à développer, mais l’industrie alimentaire aura encore besoin d’être fourni en production agricole. On peut en tout cas remarquer que la visibilité de ces modèles est réelle et permet de redonner ses lettres de noblesse à l’agriculture, même s’ils ne seront pas la solution à tous les maux de l’agriculture française.

LPA

Vous critiquez de manière frontale le système d’aides et de régulation, que lui reprochez-vous  ? Quelles sont vos propositions en la matière  ?

G. L.

Il y a deux grands mécanismes de régulation pour l’agriculture : l’accès au foncier qui est géré par les Safer ; et la régulation de l’exploitation à travers ce que l’on appelle le contrôle des structures. Des deux côtés, le constat qui a été fait sur l’agriculture française se prolonge puisque nous avons des systèmes à bout de souffle. Si les missions des Safer sont restées les mêmes (accès au foncier, aide à l’installation, réalisation d’opérations d’aménagement rural, etc.), on les a cependant privés de leurs moyens économiques. Cela a abouti à des pratiques inappropriées et des opérations parfois injustifiées et motivées par la recherche de financement. Il faut repenser les missions de ces organismes et leur redonner les moyens parce que leur utilité dans la régulation du territoire agricole et de la lutte contre l’accaparement des terres est toujours autant d’actualité. Un exemple récent : on a pu voir des investisseurs, étrangers comme français, venir faire flamber les prix des terres agricoles à des fins spéculatives. Les Safer n’ont aujourd’hui plus les moyens économiques de pouvoir utiliser leur droit de préemption alors qu’elles devraient être le garde-fou empêchant ces pratiques.

Sur l’autre versant, nous avons le contrôle des structures qui avait pour but de maintenir une agriculture familiale avec des points de contrôle axés autour de la taille des exploitations. De manière assez évidente, cette politique a été un échec puisque la taille des exploitations n’a cessé de grandir au cours des dernières années. Plus que la taille en elle-même c’est le projet d’entreprise qui doit être contrôlé, on peut être très grand et vertueux ou très petit et bien moins vertueux. Nous souhaitons que le critère de compétence, qu’il soit technique ou environnemental, prime pour les exploitations. Il faut avoir les moyens de ses ambitions et être capable de remplir son projet en créant une entreprise agricole viable économiquement et environnementalement. Cela pourrait se matérialiser sous la forme d’un « permis d’exploiter » avec des critères et objectifs adaptés aux nouvelles exigences.

LPA 11 Mai. 2018, n° 135y9, p.9

Référence : LPA 11 Mai. 2018, n° 135y9, p.9

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