Avocats : le CNB va-t-il autoriser les commissions d’apporteur d’affaires ?
Lors de son assemblée générale qui a lieu ce vendredi 9 octobre, le Conseil national des barreaux va se pencher notamment sur la délicate question de la commission d’apporteur d’affaires. Très clivant, le sujet oppose les « progressistes » et les « gardiens du temple ». Explications.
A l’heure actuelle, la pratique du versement des commissions d’apporteur d’affaires est interdite aux avocats. Lorsqu’un professionnel adresse un client à un confrère, le second ne peut pas verser de commission ni le premier en recevoir une. Pourtant, celui qui a recommandé le recours à une professionnel a apporté une valeur à celui-ci. Dans n’importe quel milieu économique, cela se paie. Pas chez les avocats. C’est lié à la nécessité de préserver la spécificité de la prestation, en évitant notamment toute forme de marchandisation ou d’action qui pourrait être perçue comme telle.
En revanche, la pratique du partage d’honoraires est autorisée (article 11.4 du RIN). Elle consiste, dans le cas où plusieurs avocats travaillent sur le même dossier, à opérer un partage des honoraires entre eux. « Cela sert souvent à contourner l’interdiction de la la commission d’apporteur d’affaires » note Louis Degos, président de la commission prospective du CNB, fervent partisan de la levée de l’interdiction.
Un sujet mis à l’ordre du jour lors des états généraux de juin 2019
La décision de réfléchir sur une éventuelle évolution réglementaire sur ce sujet est née lors des états généraux de l’avenir de la profession, organisés le 27 juin 2019. A l’époque, les avocats participants se sont déclarés favorables à l’autorisation des commissions d’apporteurs d’affaires entre avocats, ainsi qu’à celles versées par un avocat au tiers qui lui apporterait un dossier. En revanche, le fait qu’un avocat puisse adresser des clients à des tiers et être rémunéré pour cela n’a pas mais pas emporté l’adhésion.
Sur cette base, le CNB a monté un groupe de travail composé des présidents des quatre commissions concernées : Exercice du droit, Prospective et innovation, Règles et usages, et Statut professionnel de l’avocat. C’est le produit de leurs travaux sous forme de rapport qui sera examiné lors de la prochaine assemblée générale.
Et le moins que l’on puisse dire c’est que le sujet est complexe et assez clivant. Au point que les avis divergent radicalement au sein même du groupe de travail. C’est ainsi qu’un premier rapport a été publié le 6 juillet. Les membres ne sont parvenus qu’à un seul consensus : écarter l’hypothèse d’une rémunération par l’avocat d’un tiers apporteur d’affaires n’appartenant pas à une profession réglementée. L’exemple type est évidemment la plateforme. « Dans ce cas, tous s’accordent sur le fait que le risque de dépendance de l’avocat est trop fort » note la présentation du rapport.
Rendez-vous était donc pris avant l’été pour un second rapport. C’est celui-ci qui va être présenté à la prochaine AG. Et comme en juillet, le sujet divise. Il y a les radicalement pour, les radicalement contre et des modérés.
Certains plaident en faveur d’une autorisation sans réserve
Commençons par les pour. A leur tête, Louis Degos, président de la commission prospective et innovation. Lui est favorable aux trois scénarios car chacun présente à ses yeux des avantages différents.
La première configuration et la plus simple est celle du versement de commissions d’apporteurs d’affaires entre avocats. Pour Louis Degos, certains échanges de dossiers ou de clients existent déjà de manière occulte, autoriser la pratique permettrait donc de la contrôler. L’autre explication est plus inattendue. « Ce serait un moyen de favoriser les regroupements. Admettons qu’un avocat d’affaires ait envie de s’associer à un fiscaliste, le problème c’est qu’ils ne se connaissent pas bien et ne savent pas si leur association fonctionnera. Commencer par s’adresser des clients moyennant des commissions est une bonne manière de tester la faisabilité économique d’un rapprochement » explique Louis Degos.
Le versement de commission entre avocats ne présente théoriquement aucun risque : ils partagent la même déontologie et sont soumis au même secret.
Certains cependant mettent en garde contre les analyses trop simples. « Que fait-on si le client n’est finalement pas satisfait de la prestation de l’avocat qu’on lui a recommandé ? Qui paie en cas de mise en cause de responsabilité pour défaut de conseil ? » s’inquiète Didier Adjedj, ancien président de la commission exercice du droit et grand opposant à la levée de l’interdiction. Dominique De Ginestet de Puivert, présidente de la Commission règles et usages a peut-être la solution : « L’apporteur d’affaire n’engage sa responsabilité qu’au titre de son conseil donné au client de confier son affaire à un avocat qu’il désigne. Il lui sera alors recommandé de documenter son conseil, par exemple par la spécialisation de l’avocat conseillé dans le domaine du droit concerné. »
Deuxième scénario, l’avocat adresse des clients à des tiers. « Certains veulent limiter aux tiers réglementés avec qui on peut constituer des SPE, par exemple des notaires ou des experts-comptables, je ne vois pas l’intérêt de cette limite alors que, précisément, ce n’est pas à eux que l’on envoie le plus de clients mais davantage aux agents immobiliers, aux traducteurs, conseils en gestion de patrimoine…. De nombreux professionnels reçoivent du travail de notre part sans que nous en retirions un quelconque bénéfice » regrette Louis Degos.
Troisième scénario enfin, le plus délicat, des tiers apportent des affaires aux avocats. La difficulté ici est posée par les plateformes, car ce sont précisément elles qui n’attendent qu’une chose, toucher des commissions d’apporteur d’affaires pour rentabiliser vraiment leur modèle. «J’étais prêt à renoncer à ce scénario dans un souci d’apaisement, jusqu’au moment où j’ai rencontré des avocats qui espèrent trouver des clients par le biais de ces plateformes, souvent des jeunes en province, ils en ont vraiment besoin. Beaucoup y sont inscrits mais n’en vivent pas, ils nous ont expliqué qu’ils préféreraient verser une commission sur un dossier reçu plutôt que de payer l’équivalent d’un loyer parfois pour rien dans l’attente de clients qui n’arrivent pas. Enfin, le monde des Legaltechs est de plus en plus investi par des avocats, je crois donc qu’il faut évoluer sur ce sujet ».
D’autres mettent en garde : le droit est un « bien de confiance » et doit le rester
Du côté des contre, on trouve ceux qu’au sein du CNB on surnomme les « gardiens du temple » : Didier Adjedj ancien président de la commission Exercice du droit et son successeur Olivier Fontibus. Eux s’opposent absolument à la levée de l’interdiction quel que soit le scénario envisagé.
Ce qui les motive ? Les combats qu’ils ont menés jusqu’ici pour préserver le périmètre du droit. « Toutes les décisions de la CJUE mais aussi de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat qui nous ont donné raison sur le domaine réservé de l’avocat justifiant qu’il échappe aux règles par exemple de la libre concurrence sont fondées sur le caractère non marchand de la prestation, parce que le droit est un « bien de confiance ». Si on sort de ce non-marchand, par exemple en admettant que l’on puisse « monnayer » un dossier, on met en péril cet équilibre, et si l’on ouvre cette possibilité aux avocats entre eux est ce que l’on pourra longtemps l’interdire aux plateformes ? » analyse Didier Adjedj.
L’autre grand combat, c’est celui contre les braconniers du droit et les plateformes. Ce qui a permis jusqu’ici aux avocats d’échapper à leur emprise, c’est le fait que leur modèle économique n’est pas rentable. « Et il ne l’est pas parce que les commissions d’apporteur d’affaires sont interdites de sorte qu’elles ne peuvent pas prélever un pourcentage sur les honoraires de l’avocat qui a trouvé un client grâce à elles. Si ce verrou saute, elles vont monopoliser le net avec les moyens colossaux dont elles disposent » prévient l’ancien président de la commission Exercice du droit.
Au-delà de ces grandes questions stratégiques, la commission d’apporteur d’affaires soulève de nombreuses questions pratiques :
*Comment le client va-t-il percevoir le fait que son avocat touche une rémunération pour lui présenter un autre professionnel ?
*Qui doit assumer le paiement de la commission ? Le client parce que c’est un honoraire ou l’avocat bénéficiaire comme dans une relation classique d’apport d’affaires ?
*L’apporteur d’affaire risque-t-il de voir sa responsabilité mise en cause si le client n’est pas satisfait du professionnel recommandé ? Si oui, sur quel fondement ?
*On évoque le contrôle du bâtonnier mais comment va-t-il contrôler concrètement dans un barreau comme Paris, et est-ce même son rôle dans la mesure où ce n’est pas de l’honoraire mais une commission ?
*Comment éviter que certains avocats se transforment en purs apporteurs d’affaires ? Une telle activité serait-elle acceptable déontologiquement ?
Les spectres de Booking et Uber
Le grand danger, en cas d’autorisation de cette pratique en particulier dans le scénario de l’avocat rétribuant un apporteur d’affaires, c’est évidemment de répliquer un modèle à la booking avec les hôtels ou encore de favoriser l’ubérisation de la profession.
Louis Degos relativise. :« Les chiffres sont là, le secteur hôtelier a vu, en seulement dix ans, son chiffre d’affaires global augmenter autant que durant les 100 années précédentes. Alors certes, cela s’est fait au prix d’une perte d’autonomie des hôtels qui raisonnent désormais d’avantage en taux de remplissage qu’en qualité d’accueil, mais on voit mal comment un service aussi personnalisé que celui d’un avocat pourrait connaître une difficulté similaire ». L’autre danger, c’est l’ubérisation, mais là encore Louis Degos n’est pas inquiet outre mesure. « Dans un premier temps en effet Uber a bousculées les taxis mais les professionnels traditionnels se sont modernisés et ont reconquis leur marché » confie-t-il.
Si l’interdiction venait à être levée finalement en tout ou partie lors de la prochaine AG, ce qui n’est absolument pas certain, la pratique serait de toute façon très encadrée. « Le versement d’une commission d’apporteur d’affaires, si elle venait à être autorisée, imposerait une information très claire du client afin qu’il sache que l’avocat est rémunéré pour l’adresser à un confrère. Il faudrait également prévoir un contrôle du bâtonnier ; cela peut être a posteriori, le tout est d’éviter que ça ne devienne une activité exclusive. Par ailleurs, la commission d’apporteur d’affaires resterait interdite en matière d’aide juridictionnelle ainsi que s’agissant des missions qui font encore l’objet d’un d’un tarif car cela aurait pour effet de contourner les dispositions légales » précise Dominique de Ginestet.
Le sujet a fait l’objet d’un rapport au barreau de Paris en 2017 accessible ici.
Référence : AJU74763