Créteil : le barreau vent debout contre la politique du parquet concernant les transporteurs de cocaïne

Publié le 29/02/2024
Créteil : le barreau vent debout contre la politique du parquet concernant les transporteurs de cocaïne
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Depuis quelques années, de nombreux avocats du barreau du Val-de-Marne condamnaient une politique de la peine forfaitaire visant les transporteurs de cocaïne arrêtés à Orly. Leur angoisse : que cette catégorie de personnes ne puisse bénéficier d’une justice équitable. Avec la généralisation du plaider coupable au printemps dernier, leurs craintes se sont avérées encore plus concrètes.

Comme toutes les juridictions, le tribunal judiciaire de Créteil croule sous les dossiers. Lors de la dernière audience solennelle de rentrée, qui s’était tenue le 30 janvier 2023, le président comme le procureur étaient unanimes pour regretter le fait que le temps judiciaire soit sclérosé et que l’heure soit plus à l’adaptation qu’aux solutions durables et responsables. Le président du tribunal, Éric Bienko Viel Bieneck, avait évoqué des chiffres éloquents : en 2022, plus de 8 200 jugements, et 4 333 décisions dans le cadre spécifique des procédures simplifiées (dont les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité) avaient été rendus. Le recours aux comparutions immédiates avait continué d’augmenter pour correspondre à 41,4 % des modes de poursuite. « Conjuguer qualité de la justice et nouvelle temporalité judiciaire, qu’imposent des politiques judiciaires essentiellement soucieuses de rapidité et d’efficacité, est un véritable défi à relever. Qui passe bien sûr par une grande vigilance de la part des gens de justice », s’inquiétait le président. « Comment s’étonner que la comparution immédiate soit devenue la seule voie acceptable du temps judiciaire ? », s’interrogeait le procureur général, Stéphane Hardouin à voix haute. « Il en a résulté une mise sous tension de toute la juridiction qui s’est traduite très concrètement par des audiences tardives. La question du délai de traitement des affaires n’est donc plus seulement celle de la performance gestionnaire. C’est le cœur de notre mission. C’est notre capacité à tenir les équilibres du temps pour garantir la qualité du débat judiciaire autant que l’effectivité de nos décisions. C’est notre capacité à rendre la justice qui est en jeu ».

Le magistrat soutenait aussi une politique du « sur-mesure » visant à réduire les stocks ou rendre plus efficace le fonctionnement quotidien de la juridiction : « la priorisation (sur les violences conjugales et les trafics, NDLR) ne doit pas signifier l’éviction. Elle ne doit pas non plus, à mon sens, procéder à la déprogrammation des audiences qui créé de la dette. Cela veut dire plutôt que l’on accepte l’adaptation et la différenciation de la réponse judiciaire en fonction de l’objectif recherché. Certains pourraient objecter à cet instant que c’est une manière de cacher la misère et de dégrader la réponse. Je répondrai que « faire des choix », c’est depuis toujours le cœur de métier du ministère public ». Une façon de répondre aux polémiques suscitées en fin d’année 2022 quand le parquet a revu sa politique pénale, notamment sur les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité après défèrement (ou CRPC-D). Une procédure qui entraîne aussi des frictions entre magistrats et avocats à Bobigny ou à Nanterre et que le procureur, dans une adresse au bâtonnier, avait décidé de balayer d’un revers de main : « Soyez certain du profond respect qui est le nôtre pour les droits de la défense. Je sais toute l’exigence de leur exercice et trouve parfaitement légitime que les convictions s’expriment. Je forme juste le vœu que que nous retrouvions les conditions sereines permettant à chacun d’exercer pleinement ses prérogatives ». Actu-Juridique a interrogé deux avocates pénalistes du barreau du Val-de-Marne, qui ont l’habitude de défendre des personnes soupçonnées d’être transporteuses de stupéfiants entre la Guyane et l’aéroport d’Orly (ce qui représente un cinquième du temps d’audience au tribunal), Me Laura Temin et Me Anne-Hélène Ricaud, pour qui « la nouvelle politique pénale du parquet de Créteil vise à incarcérer les personnes sans aucun débat et en quelques minutes ». Entretien croisé.

AJ : Pouvez-vous nous expliquer la situation que vivent actuellement les personnes arrêtées à Orly pour transport de stupéfiant (surnommées « mules ») dans la juridiction de Créteil ?

Laura Témin : Les personnes arrêtées dans la circonscription font l’objet d’une garde à vue de 48 h en moyenne et sont déférées au tribunal judiciaire de Créteil. Jusqu’à récemment, ce qui les attendait était une comparution immédiate avec incarcération. Nous avions déjà dénoncé des peines forfaitaires correspondant à « un kilo transporté, un an de prison ferme », qui n’avaient aucun sens au niveau du droit pénal puisque les personnes ne savaient pas elles-mêmes combien elles transportaient sur elles. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, mais l’incarcération immédiate reste la règle. Depuis peu, ces personnes font l’objet d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité après défèrement (ou CRPC-D). Concrètement, cela signifie qu’elles sont présentées à un procureur, l’entretien se passe dans le sous-sol du tribunal, un box sans fenêtre, en présence de l’avocat. L’entretien dure cinq minutes et le procureur propose une peine avec incarcération immédiate et explique que si l’accord est refusé la personne sera conduite en audience de comparution immédiate où elle risquera une sanction plus lourde. La personne, qui souvent a une connaissance limitée du fonctionnement de la justice, doit décider rapidement et pour les avocats commis d’office la situation est compliquée : il ou elle a 5 à 6 personnes à défendre dans la journée, très peu de temps pour préparer et a rarement l’opportunité d’évoquer les faits et les éléments de personnalité. Le résultat, c’est que dans ces conditions que nous qualifions de « roulette russe », très peu de personnes font le choix de la comparution. On dit que le CRPC, c’est le plaider-coupable à l’américaine, mais en droit anglo-saxon le plaider-coupable est une procédure où le droit de la défense est très respecté, le temps de la défense est beaucoup plus long. En droit français, on a tendance à l’utiliser comme une procédure rapide qui n’a en vérité que des inconvénients.

Anne-Hélène Ricaud : L’idée du parquet est de réduire le temps passé : la CRPC prend cinq minutes devant le tribunal et 5 minutes pour la phase d’homologation… quand on a trois transporteurs en audience un après-midi, on passe de 1h30 en comparution immédiate à 30 minutes en CRPC. Pour ce qui est de Créteil, il faut ajouter que les conditions matérielles pour s’entretenir avec nos clients ne sont pas satisfaisantes : les avocats ont peu de temps pour échanger avec les justiciables avant qu’ils soient présentés au procureur. Il y a trop peu de box par rapport au nombre d’avocats ce qui fait que très souvent, nous attendons longtemps avant de pouvoir accéder à notre client. En effet, le sous-sol du tribunal n’est équipé que de 4 box que se divisent avocats et enquêteurs de personnalités : entre 10 h et 12 h, vous avez parfois une dizaine d’avocats et plusieurs enquêteurs de personnalité qui doivent s’entretenir avec les personnes déférées.

AJ : Comment le barreau a tenté de faire entendre sa voix ces derniers mois suite à la systématisation des comparutions immédiates avec mandat de dépôt et puis plus récemment avec l’usage de la CRPC-D ?

Anne-Hélène Ricaud : L’usage systématique du mandat de dépôt, on l’a vu arriver à l’été 2022, avant que l’expérimentation sur les CRPC-D soit véritablement lancée en septembre. Le Conseil de l’ordre du Val-de-Marne a publié une motion le 15 décembre 2022 qui exprimait le refus de principe de la CRPC-D quand une proposition de peine avec mandat de depot était faite par le parquet (la CRPC-D sans mandat de dépôt n’est pas exclue de la permanence c’est pour cela qu’il est important de le préciser) et avait donc déterminé qu’à compter du 19 décembre 2022, l’avocat de permanence n’interviendra pas car toute proposition de peine avec incarcération immédiate devait donner lieu à un débat. Comme la présence de l’avocat est obligatoire dans le cadre de cette procédure, le parquet était bloqué dans l’application de sa nouvelle politique, ce qui ne lui a pas plu. Le Conseil national des barreaux a soutenu le barreau de Créteil dans une résolution adoptée en avril 2023 qui s’intitulait : « L’avocat n’est pas au service de la politique du parquet ». Le parquet de Paris avait interjeté appel de cette motion, considérant qu’elle avait « pour conséquence directe de faire échec à un dispositif prévu par la loi » et a été débouté par la cour d’appel en juin de la même année. Cela a mis un coup d’arrêt à l’utilisation de la CRPC-D avec mandat de dépôt : la permanence n’intervient toujours plus sur ce type de procédure et la comparution immédiate est redevenue la règle. Mais le parquet continue néanmoins d’appeler le barreau et cherche à revenir aux CRPC-D.

AJ : Leur argument pour remettre en place l’expérimentation s’explique sans doute par l’engorgement auquel doit faire face le parquet ?

Laura Temin : Le manque de moyens est un problème dont tous les auxiliaires de justice sont conscients. Mais le manque de moyens ne justifie pas la réponse pénale répressive qui est liée à une volonté politique. Nous sommes en accord avec la position du Conseil national des barreaux (CNB) qui juge que ce n’est pas la position de l’avocat de se mettre au service de cela. Le CNB  a dénoncé la volonté d’instrumentalisation des permanences par les parquets sur une politique pénale attentatoire aux droits des citoyens.

Anne-Hélène Ricaud : La situation est la même à Bobigny ou Nanterre, qui ressentent comme nous quotidiennement le manques de moyens avec des comparutions immédiates surchargées, mais qui s’opposent aussi à l’application des CRPC-D pour des questions déontologiques.

AJ : De quoi cette situation est le symptôme, selon vous ?

Anne-Hélène Ricaud : En CRPC, on ne défend pas, on ne s’intéresse pas à la personnalité de l’accusé. Or juger c’est comprendre : il faut notamment comprendre que les personnes transporteuses sont souvent des personnes en situation de vulnérabilité. Concrètement quand on défend un transporteur il faut contacter les familles, il faut réunir les documents sur sa santé, son travail, sa famille, pour pouvoir faire état de sa situation personnelle. En CRPC, on n’a pas le temps de faire ce travail. Avec ce système, on perd la personnalisation de la peine, on se dirige – encore plus que dans le cadre des comparutions immédiates – vers une automatisation des peines. Enfin, selon moi, on touche au débat contradictoire et à la publicité de la décision. Pour moi, il est très important que la population assiste aux débats sur la peine. En comparution immédiate, il y a le public qui est en partie garant de l’impartialité du tribunal, car la justice est rendue devant témoins. En France, la population peut voir comment on débat, comment on incarcère, c’est très important.

Laura Temin : Avec ce système, il n’a plus aucune justice. Entre le moment où la personne est arrêtée à Orly et le moment où elle dort à Fresnes, elle n’a à aucun moment l’occasion de s’expliquer face à un magistrat. Or il est absolument intolérable qu’en France des personnes soient condamnées à une peine de prison sans qu’aucun débat judiciaire sur les faits n’ait eu lieu !  Pour moi, c’est la nature du contentieux et le fait que ce soit un public vulnérable et isolé, qui explique que le parquet n’a pas eu de problème à lancer cette expérimentation sur les personnes qui transportent de la cocaïne. Il faut se souvenir qu’avant la crise sanitaire, une dizaine de personnes pouvaient être jugées par jour en audience de comparution immédiate pour avoir transporté de la cocaïne depuis la Guyane. Elles étaient condamnées à des peines quasi forfaitaires. Aujourd’hui, le parquet veut aller encore plus vite en les jugeant en audience de CRPC-D quitte à bafouer l’ensemble des principes fondamentaux de notre droit pénal. Pour l’instant, cette procédure ne concerne que le public des transporteurs entre la Guyane et métropole, avec quelques exceptions mais cela sera étendue à de nombreux autres contentieux si nous ne faisons rien ! Nous souhaitons donc dénoncer d’une part, le traitement qui est infligé à ces personnes et, de manière plus générale, les dangers de cette nouvelle politique pénale qui pourra être généralisée.

AJ : Quels moyens entendez-vous utiliser à l’avenir pour faire entendre votre voix ?

Laura Temin : Cela va faire un an que le barreau a déposé sa motion. Nous avons utilisé tous les moyens en interne pour faire obstacle à cette nouvelle politique pénale. Nous allons donc devoir mettre en place de nouveaux moyens d’action regroupant notamment plusieurs acteurs du monde de la justice pour remporter notre combat…

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