« La justice restaurative constitue un “horizon d’apaisement” »

Publié le 24/06/2019

Doctorant en droit, titulaire d’une maîtrise de psychologie sur les problématiques d’inadaptation juvénile, Paul Mbanzoulou est devenu l’un des grands experts français de la justice restaurative. Ce dispositif a pour but d’associer, en complément de la réponse juridictionnelle, un auteur d’infraction pénale et une victime, selon des modalités diverses, en vue d’envisager ensemble les conséquences de l’acte, et le cas échéant, de trouver des solutions pour le dépasser. L’objectif ? Le rétablissement de la paix sociale. Actuellement directeur de l’ENAP, Paul Mbanzoulou a animé en 2010 la première expérience de « rencontres détenus-victimes (RDV) » en France à la maison centrale de Poissy. La justice réparative, encore peu utilisée dans l’Hexagone, constitue pourtant une formidable opportunité pour les victimes, comme pour les auteurs, de cheminer vers l’apaisement.

Les Petites Affiches

Comment êtes-vous rentré dans le monde de la justice restaurative ?

Paul Mbanzoulou

J’ai obtenu mon doctorat en 1999 et mon habilitation à diriger des recherches (HDR) en 2008. Entre les deux, j’ai eu un certain nombre d’expériences professionnelles qui m’ont rapproché de la justice restaurative : juste après la soutenance de ma thèse, j’ai commencé à assurer des enseignements de droit à l’université de Pau, et parallèlement, j’ai été recruté comme médiateur pénal au sein de l’Inavem (Fédération nationale d’aide aux victimes et médiation) de Pau.

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En quoi consiste la médiation pénale ?

P. M.

La médiation pénale est un dispositif de la loi de 4 janvier 1993, qui permet au procureur de la République de proposer, dans le cadre de son pouvoir d’opportunité des poursuites, un arrangement amiable, entre une victime et un auteur clairement identifiés, à la suite d’une plainte déposée par la victime contre l’auteur. Lorsque les deux personnes sont d’accord pour un arrangement amiable, un médiateur pénal intervient pour conduire cette négociation, qui peut aboutir à une réparation financière, matérielle, symbolique (des excuses ou des engagements relationnels). Lorsqu’un accord amiable est trouvé, cet accord est constitué dans un protocole d’accord et transmis au parquet. Jusqu’à récemment, la médiation pénale était considérée comme le dispositif le plus abouti de la justice restaurative, dans la mesure où il permettait aux parties – auteur et victime – de sortir de leur contentieux pour chercher activement une solution. J’ai été médiateur pénal de 2000 à 2006, à Pau, plutôt spécialisé dans le contentieux familial pénal puisque les violences conjugales, les non-présentations d’enfant, les non-paiements des pensions alimentaires… représentaient 75 % de mon contentieux ! Puis j’ai intégré l’ENAP, pour un poste d’enseignement chercheur.

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Comment définir la justice restaurative ? Quels grands paradigmes la caractérisent-elles ?

P. M.

Du point de vue du paradigme, la justice restaurative renvoie à un processus inclusif, en permettant à toutes les personnes concernées par une infraction, de rechercher ensemble une solution aux problèmes posés. Il s’agit donc d’identifier les problèmes, les conséquences, d’établir les responsabilités et enfin les solutions possibles. Comme le processus est inclusif, il ne se limite pas seulement aux protagonistes de l’infraction, auteur ou victime. On estime en effet qu’il existe une dimension publique de l’infraction, qui symbolise la dimension plus large des conséquences d’un acte, en plus de la dimension privée, qui concerne l’individu.

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Vous dites que vous vous intéressez davantage aux répercussions qu’aux conséquences… De quelles manière ?

P. M.

En effet, dans la justice restaurative, nous travaillons davantage sur les répercussions que sur les conséquences. Les conséquences sont purement judiciaires : le juge établit des responsabilités, prononce des sanctions, une indemnisation. Mais malgré cela, nous constatons que les gens, qu’ils soient passés à l’acte ou qu’ils l’aient subi, vivent des répercussions qui peuvent être professionnelles, symboliques, sociales… Le problème est que l’on se retrouve avec des situations qui ne sont pas réparées alors même que la sanction a été prononcée et des indemnisations décidées.

La justice réparative permet de verbaliser un certain nombre d’affects. « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? Comment en est-on arrivé là ? ». Autant de questions qu’elle soulève et qui donnent aux victimes et aux auteurs l’occasion de s’en sortir. Les victimes peuvent donner du sens à ce qu’elles ont subi, reprendre du pouvoir sur leur vie, tandis que pour les auteurs, les rencontres avec les victimes les amènent à prendre conscience des répercussions, plus que des conséquences, de leurs actes. Lors des rencontres, ils expriment souvent une forme de surprise, et pensent que les conséquences, une fois l’acte passé, sont terminées et que la victime passe à autre chose.

À travers la justice restaurative, on en arrive à une restauration du lien social. Les personnes peuvent réinvestir la confiance en l’humain. Le condamné, le délinquant qui est réduit à la figure du monstre, va se retrouver ré-humanisé par l’échange. En même temps, la victime récupère de l’humanité et de la dignité et voit s’ouvrir ce qu’on appelle un « horizon d’apaisement ». Car ce qui est important, ce n’est pas tant le crime que le vécu par la personne victime. L’acte peut ne pas être grave d’un point de vue juridique, et le vécu peut pourtant avoir une importance cruciale !

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Vous vous êtes beaucoup inspiré du modèle québécois pour créer le dispositif en France. Quelles adaptations culturelles avez-vous dû néanmoins apporter ?

P. M.

Robert Carrio, grand théoricien de la justice restaurative en France, et moi-même, avons en effet été missionnés pour penser le dispositif et l’expérimenter en France. Les premières rencontres ont commencé à la maison centrale de Poissy en février 2010, après un an de préparation. Les Assises de l’Inavem en 2008, qui portaient sur la justice restaurative, avec l’exemple québécois de rencontres victimes-auteurs, ont été un déclencheur et dans la foulée, un voyage a été organisé au Québec pour voir comment cela se déroulait. Sur cette base, nous avons dû prendre le temps nécessaire à rédiger un cahier des charges qui conviendrait à tous nos partenaires. Le fond n’a pas changé dans la mise en place du processus : la préparation des personnes, la liberté de quitter le dispositif à tout moment, le volontariat d’entrer dans le dispositif, respect de la confidentialité, la liberté de partager ce que l’on veut partager… Tous ces éléments n’ont pas été modifiés. Nous avons apporté des modifications de contexte. Quelques exemples : au Québec, les rencontres ne se font qu’en milieu fermé, en « pénitencier ». En France, cela peut s’organiser en milieu ouvert. Les équipes québécoises incluent dans le dispositif un médecin de famille, et les participants doivent apporter la preuve que le médecin de famille est au courant de la démarche. De notre côté, nous avons mis en place un soutien de nature psychologique. Au Québec, dans les dispositifs, sont inclus des « représentants de la communauté », qui ne sont ni animateurs ni auteurs, mais des citoyens lambda qui s’engagent à accompagner des participants à des rencontres. En France, eu regard de la sensibilité de la notion de communauté et de communautarisme, nous avons proposé cette idée mais nous avons choisi plutôt des « représentants de la société civile » dans l’expérimentation de Poissy. Au Québec, ils ont recours à la justice restaurative essentiellement pour des crimes, mais en France, elle s’applique plutôt à des délits, en milieu ouvert, en maison d’arrêt.

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Dans votre expérience, avez-vous en tête un moment fort qui raconte comment la parole peut amener à cheminer, notamment pour les victimes ?

P. M.

Lors des premières rencontres de Poissy, nous avions une femme (victime) qui avait entendu le récit d’un passage à l’acte par un auteur. Ce dernier racontait qu’il avait été obligé de bâillonner sa victime. La femme bondit de sa chaise ! « Pourquoi l’avez vous bâillonnée ? ». La réponse de l’auteur est tombée. « Car tant qu’elle me parlait, je n’arrivais pas à me déconnecter de son humanité, et je devais me déconnecter pour aller au bout de mon forfait ». Cet échange a eu des conséquences incroyables. La semaine suivante, on a fait la « météo », comme on l’appelle, c’est-à-dire un tour de table pour savoir comment chacun des participants allait. La femme en question a dit qu’elle allait bien : depuis une semaine, elle n’avait plus rêvé de sa fille avec un bâillon dans la bouche. Il s’est avéré que des années auparavant, sa fille avait été enlevée, violée et assassinée. Quand elle avait demandé à l’auteur pourquoi il avait bâillonné sa fille, elle n’a jamais eu sa réponse. Et là, enfin, par la parole d’un autre auteur, pour un autre délit, elle a obtenu sa réponse. Quand elle a entendu les mots de cet auteur, cela a donné du sens au bâillon qui était dans la bouche de sa fille. Dans la justice restaurative, c’est en se racontant que l’on rencontre l’Autre. Il y a un entrelacement entre le présent, le futur, le passé, tout cela créé quelque chose que l’on ne maîtrise pas. Tout ce que l’on peut faire c’est préparer les personnes à cette éventualité-là. Mais quand une rencontre se termine, on est toujours étonné de voir combien les personnes ont changé.

LPA

Vous parlez en effet du concept de la « légitimité des auteurs », même dans les groupes où les victimes ne rencontrent pas leurs agresseurs directs…

P. M.

La légitimité des interlocuteurs vient du fait que l’on amène des personnes à dialoguer avec des interlocuteurs qui ne sont ni des médiateurs, ni des psychiatres, ni un conseiller de probation, mais d’autres personnes qui ont été confrontées à des actes similaires. Entre les deux, il y a une légitimité de propos. Ce ne sont pas des intermédiaires. Et si ce n’est pas l’auteur direct de l’infraction, c’est un auteur. Et si ce n’est pas une victime directe, c’est une victime. Avec les rencontres, on propose aux participants, auteurs comme victimes, un espace autre de l’espace thérapeutique ou judiciaire classique, mais un espace d’écoute, d’échange, sans conséquences judiciaires derrière.

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Comment se décline le dispositif en France ?

P. M.

Trois types de dispositifs sont aujourd’hui développés en France. Celui que j’ai eu l’honneur d’animer à Poissy concerne un groupe de victimes qui rencontre un groupe d’auteurs, par la similitude des actes mais qui ne sont pas leurs auteurs directs. En général, trois ou quatre victimes et auteurs se rencontrent, et autour de ces six personnes, se greffent deux membres de la communauté et deux animateurs. Lors des rencontres, se déroulent des échanges autour de leur vécu, des répercussions de leurs actes…

Il existe aussi des rencontres de médiation restaurative, où la victime rencontre son auteur. Cela se fait avec l’accompagnement d’un médiateur, qui prépare la rencontre. La préparation peut être très longue, et la rencontre peut s’avérer unique.

Enfin, nous avons adapté en France les cercles de soutien et de responsabilité, nés au Québec. Là-bas, ils concernent les auteurs d’infractions à caractère sexuel qui présentent un risque élevé de récidive et se trouvent dans l’isolement social au moment de leur libération. En France, le dispositif est similaire, mais ne s’adresse pas aux auteurs d’infractions sexuelles. Les cercles d’accompagnement et des ressources concernent en revanche des condamnés dans une situation d’isolation sociale et n’ayant pas écopé d’une très grande peine. Les rencontres s’organisent autour de condamnés qui vont être accompagnés par un coordinateur. Les auteurs sont aussi  entourés de bénévoles qui vont accompagner leur retour à la vie sociale, en cas d’angoisses, de problèmes… Les résultats sont très intéressants en termes de récidive, puisqu’on constate au Québec un différentiel de 40 % entre ceux qui ont été suivis et les autres.

LPA

Comment évaluer les effets de la justice restaurative ?

P. M.

En France, nous n’avons pas encore assez de recul, ni de cohorte suffisante pour donner lieu à une méta-analyse. Mais l’avantage c’est qu’avec des groupes restreints, il nous est possible d’avoir des nouvelles des uns et des autres, depuis l’expérimentation lancée en 2010. Et ce que nous observons correspond à la tendance exprimée dans les études. Les victimes en ressortent satisfaites. Même si nous ne sommes pas dans un dispositif thérapeutique, nous admettons que cela ait des effets thérapeutiques. Dans les études neurologiques, les travaux ont montré que les auteurs – même avec un profil psychologique dangereux – qui écoutent les victimes arrivent à faire de nouvelles connexions dans leur cerveau, qui conduisent à davantage de responsabilisation, c’est-à-dire de prise de conscience de leurs actes. Ce que nous observons de manière pratique, en somme, c’est que l’empathie renforce la responsabilisation, des travaux scientifiques viennent aujourd’hui le confirmer.

C’est pourquoi nous parlons d’un horizon d’apaisement, dans une perspective de réparation émotionnelle. Le processus pour les victimes est celui-ci : « Ce n’est pas un monstre qui m’a agressé donc je ne suis pas un monstre moi-même ». Du côté des auteurs, nous savons que la récidive est moindre, avec 30 % de différentiel entre ceux qui sont passés par ces types de dispositifs.

Par ailleurs, chez les gens qui commettent des crimes graves, les effets sont plus importants, là où en France, les rencontres ne concernent pas des meurtres mais plutôt des vols à l’étalage. Or plus le crime est grave, plus la justice restaurative est efficace.

LPA

La pratique est encore peu répandue en France. Quels sont les freins rencontrés ?

P. M.

Les effets positifs sont désormais connus. Nous repérons un certain nombre de choses qui se passent autour de la dynamique de groupe. L’ « alliance des souffrances » est essentielle au processus. En effet, lorsque les auteurs et les victimes se rencontrent, l’altérité est importante. Puis les victimes se rendent compte que les auteurs font l’objet de violences carcérales ou ont eu des parcours de vie chaotique. L’acte va peu à peu laisser la place à l’humain. Mais le sentiment d’empathie généré chez les victimes va générer un sentiment de culpabilité : les victimes se demandent même parfois si elles ne sont pas dans le syndrome de Stockholm. Il se créé quelque chose du don, voire de la dette. C’est déjà un signe de responsabilisation, un projet collectif vient apporter sa pierre à l’édifice. Auteurs et victimes vont cheminer ensemble.

Mais ces dispositifs ne s’inscrivent pas dans un paradigme de justice classique où la loi a été bafouée, où le rapport est centré sur la sanction pour restaurer l’autorité établie de la loi. En France, nous avons une approche très verticale de la justice. C’est très ancré dans les pratiques. Or la justice restaurative s’inscrit dans une démarche d’horizontalité. Le plus dur a été de faire confiance aux auteurs. En France, les associations de victimes, nos partenaires, craignent parfois d’exposer les victimes à un second traumatisme, ont peur de créer des attentes non satisfaites ou encore des agressions physiques. Depuis toujours, nous avons appris à mettre à distance ces deux mondes, celui des victimes et des auteurs. Malgré leurs bonnes intentions, cela revient, selon moi, à « infantiliser » les victimes. Certaines d’entre elles, qui ont accepté de rentrer dans une démarche de justice restaurative, n’osent pas en parler à leurs proches ou à leur association, de peur d’être jugées.

Ensuite, nous n’avons pas de corps professionnel d’animateurs, même si nous formons des gens actuellement. Et en France, nous fonctionnons selon des professions clairement identifiées.

Enfin, certains craignent une instrumentalisation du dispositif, qui permettrait aux auteurs d’obtenir des aménagements de peines. Mais, même si un juge d’application des peines pourrait ne pas être insensible au fait qu’un auteur se porte volontaire pour participer à l’un de ces dispositifs, il est clair que ce n’est pas du tout leur motivation première…