Maryvonne Caillibotte : « La criminalité sophistiquée, organisée et transfrontalière pousse la justice à se spécialiser de plus en plus » !
Une saisie record de drogue dans l’Ouest parisien ! Le 10 mai 2023 au matin, les enquêteurs de la sûreté départementale des Yvelines (78) ont procédé à une saisie de 2,6 tonnes de cannabis, dans un utilitaire à Flins-sur-Seine. Trois personnes ont été interpellées et placées en garde à vue. Alors que le parquet de Versailles dirigeait une enquête préliminaire en lien avec cette saisie depuis plusieurs semaines, le dossier a été transmis à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Paris, dans la journée du 10 mai. Pour quelles raisons cette juridiction s’est-elle saisie de cette affaire ? Quels sont les critères qui ont motivé cette décision ? Maryvonne Caillibotte, procureur de la République de Versailles revient sur le transfert de ce dossier du parquet de Versailles à la JIRS de Paris. Le signe du mouvement de spécialisation de la justice face à une criminalité de plus en plus complexe.
Actu-Juridique : Le parquet de Versailles a eu à connaître du dossier concernant la saisie record de stupéfiant du 10 mai 2023 à Flins-sur-Seine… Pourquoi avoir saisi la juridiction interrégionale spécialisée de Paris ?
Maryvonne Caillibotte : Depuis plusieurs semaines, les enquêteurs menaient une enquête préliminaire, dirigée par le parquet de Versailles. Dans ce cadre-là, ils ont mis en œuvre des techniques spéciales d’enquête : sonorisation et géolocalisation. Ces techniques d’enquête pour un dossier de trafic de stupéfiants permettent de recueillir des renseignements, nécessaires pour mener une enquête efficace. Dans un premier temps, les services d’enquête emmagasinent de l’information sur les personnes susceptibles de se livrer à un trafic de stupéfiants. La découverte d’une potentielle livraison ou d’un dépôt de drogue est une réelle opportunité pour procéder à des interpellations de la part des enquêteurs. C’est exactement ce qui s’est passé le matin du 10 mai 2023. L’enquête a permis d’aboutir à cette saisie record absolument importante et à l’interpellation de trois personnes, en flagrant délit. L’ampleur de ce dossier s’est révélée progressivement puisque l’enquête préliminaire s’est déroulée sur quelques semaines. Un dossier tellement important que la juridiction interrégionale spécialisée de Paris a été saisie.
AJ : Comment se fait le transfert du dossier du parquet de Versailles à la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Paris ?
Maryvonne Caillibotte : À partir du moment où les 2,6 tonnes de cannabis sont saisies et les trois personnes sont interpellées, nous mettons en relation ces éléments avec les informations recueillies durant l’enquête de la sûreté départementale. En réalité, nous nous sommes rendu compte que cette affaire est une partie d’un trafic de stupéfiant d’une plus grande ampleur. De nombreuses personnes doivent être mises en cause sur des lieux différents avec un transfert de la drogue au niveau national voire sur un plan international. Cette saisie record de stupéfiant s’inscrit dans le cadre d’un dossier de grande complexité. Il y a une véritable organisation : la logistique autour du trafic est importante, les points de livraison sont organisés, des rendez-vous sont fixés. Il y a aussi des transporteurs, des points de stockage. Ces éléments sont caractéristiques d’une bande organisée.
Au parquet de Versailles, face à ce genre de situations, nous nous interrogeons sur les moyens nécessaires pour traiter ce type d’affaire de grande complexité. Le parquet de Versailles comme les parquets de tous les tribunaux judiciaires en France ne disposent pas forcément des capacités pour instruire ces affaires complexes. Le 10 mai, après les interpellations, nous avons informé la JIRS de Paris des faits relevés le matin. Les services de police peuvent aussi transmettre ce type d’information. À ce moment-là, la JIRS a évalué les informations transmises et décidé de se saisir de ce dossier. Ayant ainsi récupéré la procédure, le parquet JIRS a donc ouvert une information judiciaire devant les juges d’instruction JIRS de Paris. Dans les affaires dites de grande complexité, souvent à notre niveau, « nous soulevons juste le couvercle ». La JIRS est dotée de moyens humains et disposent de services spécialisés d’enquête lui permettant de suivre et d’approfondir l’affaire. Ce dossier n’est pas terminé au moment de son transfert à la JIRS. C’est au contraire le début d’un travail et d’un dossier qui va s’élargir, se complexifier et s’alourdir.
AJ : Saisissez-vous régulièrement la juridiction interrégionale spécialisée de Paris au tribunal judiciaire de Versailles ?
Maryvonne Caillibotte : Concernant le parquet de Versailles, c’est très ponctuel. Depuis mon arrivée au tribunal judiciaire de Versailles en 2019, nous avons transféré deux dossiers à la juridiction interrégionale spécialisée de Paris : un première fois pour une affaire de stupéfiants et une seconde fois pour un dossier financier. C’est assez aléatoire et tout dépend des faits commis. Il y a des territoires où la criminalité est plus lourde et plus grave. Ils ont donc régulièrement recours à la JIRS.
AJ : Quelles sont l’origine et la raison d’être de ces juridictions interrégionales spécialisées ?
Maryvonne Caillibotte : En 2004, la loi Perben II, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, a créé les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). Elles sont dédiées à la criminalité complexe, qui dépasse les limites départementales. Il y a huit JIRS sur le territoire français : Paris, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, Bordeaux, Nancy et Fort-de-France. Par exemple, en tant que procureur du tribunal judiciaire de Versailles, je suis compétente sur le département des Yvelines. Mes collègues de Nanterre et de Pontoise sont respectivement compétents dans les Hauts-de-Seine et le Val d’Oise. Lorsque des affaires dépassent le cadre départemental, c’est pour nous la JIRS de Paris qui peut être saisie de dossiers de grande complexité. Ces juridictions sont mieux équipées, les magistrats du parquet et les juges d’instruction sont spécialement formés et accrédités. Ils sont habitués à travailler avec des services d’enquête dédiés à la grande criminalité.
AJ : Quels sont les critères et les facteurs qui permettent de décider le transfert d’un dossier vers la juridiction interrégionale spécialisée ?
Maryvonne Caillibotte : Le Code de procédure pénale prévoit les crimes et les délits qui sont susceptibles de relever de la compétence de la JIRS. Il y a donc des critères inscrits dans les textes de loi. Les articles 706-73 et 706-74 du Code de procédure pénale recouvrent différents types d’infraction dans le cadre de la criminalité organisée. L’article 704 du Code de procédure pénale vise, quant à lui, des infractions économiques et financières qui s’inscrivent dans les compétences de la JIRS. C’est une compétence concurrente : saisir la JIRS est une possibilité mais pas une obligation. C’est pour cela que nous passons par une évaluation au cas par cas. Par exemple, plusieurs braquages de banque qui se répètent sur le territoire national avec un mode opératoire identique, de manière professionnelle, va engendrer un travail d’enquête important. Il peut y avoir des reconstitutions, des relevés d’éléments. Ces critères vont rentrer dans les compétences de la JIRS.
AJ : Dans quel état d’esprit êtes-vous en tant que procureur de la République lorsque vous transférez un dossier à la JIRS ?
Maryvonne Caillibotte : C’est une question de bonne administration de la justice et d’efficacité. Ces JIRS sont totalement intégrées et depuis de nombreuses années maintenant dans notre paysage judiciaire. Nous avons ce réflexe de saisir les JIRS sur des affaires de grande complexité. C’est indispensable de l’avoir. Connaître les capacités de sa juridiction, c’est aussi faire preuve d’honnêteté professionnelle. Il faut savoir se tourner vers les instances spécialisées en vue de rendre une justice la plus efficace possible. Il n’y a pas de question de rivalité. Il peut y avoir un sentiment de regret de voir partir une affaire très intéressante. La qualité du traitement judiciaire reste primordiale et c’est le seul critère que nous devons avoir présent à l’esprit. Ensuite, quand on commence à travailler sur un dossier, on peut parfois avoir une idée de l’ampleur qu’il va revêtir. Il faut être très objectif et porter un regard très professionnel sur le dossier au début et durant sa progression. Le travail réalisé durant le traitement d’une affaire avec les services d’enquête est essentiel notamment pour la suite du traitement du dossier. Il n’y a pas de sentiment de propriété d’un dossier. Il ne faut surtout pas l’avoir. Il y a juste le sentiment du travail accompli à notre niveau et une satisfaction de voir un dossier partir pour être traité de la manière la plus efficace possible. Cette efficacité est rendue possible grâce au mouvement plus général de spécialisation de la justice.
AJ : Vous venez de parler de la spécialisation de la justice. Comment évolue ce phénomène ?
Maryvonne Caillibotte : Initié dans les années 2000, le mouvement de spécialisation de la justice dans certaines thématiques ne cesse de se poursuivre. La juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (JUNALCO) créée en 2019 pour les affaires encore plus complexes, qui dépassent les capacités des JIRS, en est une illustration. Depuis les années 2000, il y a un mouvement dans la justice pour déplacer les affaires d’une grande complexité vers des juridictions et des pôles spécialisés. La criminalité sophistiquée, organisée et transfrontalière pousse la justice vers une spécialisation de plus en plus importante. En 2003, il y a eu la naissance du pôle de santé publique. Ces dernières années, nous pouvons aussi rappeler la création du parquet national financier, du parquet national antiterroriste et spécialisée dans les crimes contre l’humanité puis du pôle de lutte contre la haine en ligne. Dès lors qu’un dossier sort de la délinquance du quotidien, il peut être traité par une institution judiciaire spécialisée. Devant nous, il y a le développement de la cybercriminalité. Nous sommes aux portes de ce phénomène. Les JIRS ont déjà vocation à travailler sur la criminalité informatique. Les magistrats et les services d’enquête s’adaptent aujourd’hui à cette délinquance qui se développe. Nous faisons face à un mélange entre la modernité avec l’usage du cyber, par exemple, tout en restant dans la criminalité traditionnelle : voler de l’argent à travers notamment le bitcoin comme monnaie virtuelle.
AJ : Comment le mouvement de spécialisation de la justice vous touche aussi au quotidien au tribunal judiciaire de Versailles ?
Maryvonne Caillibotte : Dans nos juridictions, nous sommes capables de traiter certaines infractions avec des auteurs qui utilisent internet comme support ; nous sommes également en capacité de traiter des dossiers de trafics de stupéfiants d’une certaine envergure. La question que nous devons nous poser c’est : à partir de quel niveau, le parquet de Versailles et le tribunal judiciaire de Versailles n’est plus en capacité de traiter de manière efficace l’affaire ? En outre, à Versailles nous avons engagé des spécialisations de fait : ainsi en va-t-il d’un contentieux comme celui des violences intrafamiliales qui devient de plus en plus spécialisé et massif. La spécialisation ne veut pas dire forcément qu’il faut avoir recours à des techniques spéciales d’enquête. C’est le caractère particulier du contentieux qui nécessite d’affiner et compléter les compétences des magistrats et des enquêteurs.
Référence : AJU009f8
