« La loi ne règle pas tout »

Publié le 08/02/2019

Procréation assistée, fin de vie, modification de l’ADN… Le Comité national consultatif d’éthique, créé en 1983, rend régulièrement des avis sur les nouveaux possibles ouverts par la science. Dans le dernier en date, délivré en septembre 2018, ses membres se sont prononcés pour l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et femmes seules. Les avis de ces membres permettent de prendre le pouls de l’évolution de la société et d’envisager ce à quoi pourrait ressembler le monde de demain. Comment fonctionne cette institution à part, dont le rôle est d’éclairer les décideurs et la société sur les grands enjeux éthiques du monde contemporain ? Son président, le professeur Jean-François Delfraissy, l’a expliqué aux Petites Affiches.

Les Petites Affiches

Quel est le rôle du CCNE ?

Jean-François Delfraissy

Tout est dit dans son nom : Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. C’est une entité autonome, indépendante, originale, dont la diversité des membres fait toute la richesse. Le Comité peut s’autosaisir de questions qu’il juge nécessaire d’éclairer. Il s’inscrit dans un environnement scientifique, sociétal et politique évolutif. Son président est nommé par le président de la République. Ses 40 membres, pour moitié des hommes et pour l’autre des femmes, sont nommés par différentes institutions. Actuellement, treize d’entre eux sont médecins ou scientifiques, parmi les 26 autres beaucoup sont philosophes ou juristes de très haut niveau : avocats, professeurs de droit, membres du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Tous ces membres partagent de grands principes, comme la non-marchandisation des corps, la nécessité de se soucier du sort des personnes fragiles, l’autonomie… Le Comité n’est pas là pour dire la morale. Nous devons être des facilitateurs pour que chacun puisse construire sa propre pensée sur les questions de bioéthique. Notre rôle est ainsi d’aider les citoyens et les décideurs à trouver un chemin, difficile, entre les avancées de la science et les modifications qu’elles sont susceptibles d’induire et leur degré d’acceptation par la société. Les deux ne vont pas au même rythme. Il faut aussi trouver la bonne mesure entre les désirs individuels et la nécessité de trouver une vision plus collective.

LPA

Comment s’organise le travail du CCNE ?

J.-F. D.

Des réunions ont lieu tous les mois en assemblée plénière. La grande majorité des membres se trouve alors réunie. C’est là que sont prises les décisions. Un travail en amont est fait par la section technique, qui a pour charge d’examiner les questions posées au CCNE et de définir, en relation avec l’assemblée plénière, le niveau de réponse à apporter. Il lui appartient aussi de suivre les travaux des différents groupes de travail sur tel ou tel sujet. La plupart des membres du CCNE appartiennent à un groupe de travail, et il arrive que certains souhaitent s’investir dans plusieurs d’entre eux. Ces groupes de travail ont une importance considérable.

LPA

Quel est leur rôle précisément ?

J.-F. D.

Ils vont étudier de manière approfondie un sujet en prenant en compte son « état de l’art » et en auditionnant un certain nombre de personnalités extérieures. Ces groupes sont pilotés par deux rapporteurs aux profils complémentaires. Par exemple, un médecin et un philosophe. Ceux-ci vont présenter régulièrement leurs travaux à la section technique puis en séance plénière. Commence ensuite un go-between entre tous ces acteurs, qui peuvent suggérer le nom d’une personnalité qu’il faudrait auditionner, ou mentionner un point de la réflexion qu’il faudrait approfondir. L’avis, qui sera rédigé par les rapporteurs et adopté en plénière, va se construire au fil de ces allers-retours. L’élaboration d’un avis prend environ 15 mois. Certains peuvent prendre beaucoup plus de temps. Ainsi, l’avis 126 portant sur l’assistance médicale à la procréation (rendu en juin 2017), aura mis 4 ans à aboutir.

LPA

Arrive-t-il qu’il y ait des désaccords au sein du Comité ?

J.-F. D.

Les avis ne sont pas toujours adoptés à l’unanimité. En général, la grande majorité des membres arrive néanmoins à parvenir à un consensus. Quand une minorité significative ne se reconnaît pas dans la ligne de la majorité du Comité, on le précise en rendant compte également de la position minoritaire. Ce fut le cas pour l’avis 126. Le Comité s’était prononcé en faveur de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules. Onze membres avaient exprimé leur position contraire. Ce cas de figure se produit néanmoins rarement.

LPA

Ces avis ont-ils vocation à être suivis ?

J.-F. D.

C’est très variable. Nul ne peut dire si le dernier avis que nous avons rendu (l’avis 129), sur la révision de la loi de bioéthique, va être ou non suivi quand l’Assemblée nationale révisera la loi. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que nos avis sont regardés. Certains sont plus médiatisés que d’autres. À titre d’exemple, en dix-huit mois, le journal Le Monde a consacré quatre Une aux États généraux de la bioéthique, organisés au début de l’année 2018, une autre concernant notre avis sur le vieillissement, et une dernière sur l’assistance médicale à la procréation. Notre avis sur la prise en charge du vieillissement et la concentration des personnes âgées dans des EPHAD était très critique à l’égard des pouvoirs publics et de notre société. Le gouvernement a mis en place une série de commissions sur ce sujet et a fait d’ailleurs appel aux rapporteurs de cet avis pour en faire partie. C’est la preuve que l’on est écouté.

LPA

Sur la procréation médicalement assistée, le gouvernement a dit qu’il attendait l’avis du CCNE avant de légiférer…

J.-F. D.

En effet, et cela ne met pas le Comité dans une position facile. Il n’en reste pas moins que nous demeurons libres. En octobre 2017, nous avons rendu un avis sur la santé des migrants, et avons reçu en réponse une lettre du ministre de l’Intérieur de l’époque, qui n’était pas d’accord du tout avec notre prise de position…

LPA

Les avis dont s’emparent les médias sont-ils les plus importants ?

J.-F. D.

Pas du tout, cela me semble au contraire souvent dissocié. Les journalistes se font l’écho de sujets qu’ils pensent que leurs lecteurs ou auditeurs peuvent comprendre, et dont ils pensent qu’ils peuvent avoir un retentissement. Les sujets sociétaux – la procréation médicalement assistée, la fin de vie – ont ainsi eu pendant les États généraux de la bioéthique un écho très fort contrairement aux sujets plus scientifiques. Or les nouvelles technologies qui arrivent, dans le champ de la génomique, du numérique, ou de l’intelligence artificielle, posent des questions fondamentales pour demain. Si j’avais un pari à prendre sur l’avenir, je dirais que l’impact des sujets scientifiques sera très important.

LPA

Est-ce que la loi, en matière de bioéthique, permet de réguler les comportements ?

J.-F. D.

Il est important d’avoir un cadre commun, mais la loi ne règle pas tout. Prenons l’exemple de l’accès aux origines, un sujet dont on entend de plus en plus parler avec l’arrivée à l’âge adulte d’enfants conçus par don de sperme. En France, le principe est que le don de gamète est anonyme et gratuit, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays européens. Les Centres de conservation des œufs et du sperme (CECOS) se sont construits sur ces fondements. Au début de la procréation assistée, les familles qui y avaient recours ne le disaient pas. Et puis, les mentalités ont évolué. Une jeune génération revendique aujourd’hui de connaître ses origines. On estime de nos jours que 60 % des parents ayant eu recours à l’AMP disent à leur enfant, au moment de l’adolescence, comment il a été conçu. La loi continue de prôner l’anonymat du don, mais la science donne des outils à cette jeune génération en quête de ses origines. À Salt Lake City, des Mormons, connus pour faire des arbres généalogiques très élaborés, ont constitué une base de données sociétales et génétiques, alimentée par des millions de personnes. Ils sont capables de croiser un nombre important de données. Ceci est possible grâce à l’existence d’entreprises qui, sur la base d’un prélèvement de salive et pour quelques centaines de dollars, sont en mesure de dresser un « portrait » génétique de la personne. Ces services, interdits en France, sont pourtant promus par des spots publicitaires. Trois personnes dans notre pays ont pu retrouver de cette manière le donneur de sperme qui a permis leur naissance. Ainsi, nous avons d’un côté le dogme légal du don anonyme et gratuit, de l’autre le désir individuel des personnes concernées, et, au milieu, la biotechnologie qui vient tout bouleverser. Quand la loi et la pratique sont ainsi dissociées, il faut réfléchir…

LPA

Les citoyens sont-ils suffisamment associés aux réflexions du Comité ?

J.-F. D.

Nous avons, comme nous le demandait la loi, organisé des États généraux, avant que la loi de bioéthique ne soit révisée. Cela fut une très belle opportunité, qui a permis de faire discuter les citoyens, profanes ou avertis, avec des experts. 270 débats ont eu lieu en région, ils ont permis de réunir 20 000 participants. Ces débats ont aussi eu lieu sur le web. Plus de 180 000 visiteurs sont passés sur notre page, 29 000 d’entre eux ont laissé une contribution. On peut donc considérer que les citoyens se sont mobilisés. Cela dit, nous sommes conscients que la bioéthique est une matière dont il est difficile de s’emparer. Il nous faut donc poursuivre l’effort d’information. Cette réflexion citoyenne ne doit pas avoir lieu uniquement au moment de la révision de la loi de bioéthique, qui a lieu tous les sept ans, mais se faire de manière continue. Nous réfléchissons au meilleur moyen de sensibiliser et d’aller à la rencontre des gens, à travers des États généraux « quasi permanents », en nous appuyant sur des relais de terrain. Nous réfléchissons aussi, actuellement, à introduire une représentation citoyenne auprès du CCNE.

LPA

Pourquoi souhaitez-vous donner plus de poids à cette représentation citoyenne ?

J.-F. D.

C’est nécessaire, car la bioéthique n’appartient pas uniquement aux experts et aux décideurs. Entre ces deux corps, il y a les citoyens, qui doivent pouvoir s’en saisir. Sur des sujets techniques, comme la génomique et le séquençage de l’ADN, il est logique que la réflexion soit amorcée par des scientifiques, mais pas uniquement. Sur la fin de vie, par exemple : les réflexions doivent-elles être menées par les seuls médecins ? Je ne le crois pas.

LPA

Quelle est la fonction du président du Comité ?

 J.-F. D.

Le président contribue à décider des sujets que traitera le CCNE. C’est lui qui décide à quelles personnes sont attribués les groupes de travail. Pour le reste, le président est surtout le porte-drapeau du CCNE pour les médias, le public, et auprès des décideurs.

LPA

Quels sont, à titre personnel, les sujets sur lesquels il vous est le plus difficile de vous positionner ?

J.-F. D.

Tous les sujets sont difficiles, pour des raisons différentes. Certains sont très scientifiques. C’est le cas de la génomique, l’utilisation par exemple des ciseaux moléculaires qui permettent de modifier le génome. Une technique qui pourrait avoir de l’intérêt pour soigner certaines maladies génétiques, mais qui pourrait également engendrer des dérives eugénistes. D’autres sujets, moins scientifiques et plus sociétaux, sont également difficiles. C’est le cas par exemple de la fin de vie. Dire, comme nous l’avons fait, que les médecins devaient s’emparer de la loi Claeys-Leonetti (qui instaure un droit à la « sédation profonde et continue » jusqu’au décès pour les malades en phase terminale) n’était pas chose facile. Si le CCNE se saisit d’un sujet, c’est par définition qu’il est difficile et complexe à appréhender.

LPA

Étiez-vous préparé à embrasser cette fonction ?

J.-F. D.

On n’est jamais suffisamment préparé à une fonction aussi lourde ! Je ne crois pas néanmoins qu’il faille que les avis soient rendus par des « professionnels de la bioéthique ». Je pense au contraire que ce qui fait la richesse du Comité d’éthique est sa multidisciplinarité. Quand vous êtes médecin, écouter un philosophe, un économiste, vous fait voir les choses autrement, et l’inverse est vrai. Mes prédécesseurs à la tête du CCNE ont tous été des hommes et médecins pour la plupart. Il est vrai que la médecine permet de se confronter à un certain nombre de questions éthiques. Mais on peut imaginer que demain, une femme philosophe, juriste ou venant des sciences humaines et sociales, prenne la tête du Comité…

LPA

En quoi votre parcours de médecin vous a-t-il permis d’appréhender ces problématiques ?

J.-F. D.

Spécialisé dans l’immunologie, J’ai travaillé toute ma vie sur des maladies graves, pour certaines émergentes. En accompagnant les malades du sida dans les années quatre-vingt, j’ai fait l’expérience de l’impuissance du corps médical. Cela a changé ensuite, avec l’apparition des traitements anti-rétroviraux, mais au début de l’épidémie la science n’apportait aucune réponse aux malades. Je voyais des patients de mon âge mourir, et constatais que les associations de patients en savaient autant que nous, voire plus. Dès cette époque-là, j’ai intégré l’idée que la science n’avait pas réponse à tout. J’ai gardé dès lors l’habitude de travailler en concertation avec les représentants de patients. La place du citoyen dans le système de santé, pour moi, cela veut dire quelque chose de très riche et de très concret.

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